La fête du Christ-Roi passée, laissez-moi vous proposer en exemple ceux qu’on a appelé « les martyrs du Christ Roi ». Parmi tous les martyrs dont l’héroïsme et la gloire empourprent l’histoire de l’Eglise, il n’en est pas dont le témoignage suprême – ce témoignage de foi et ce témoignage d’amour dont le Christ lui-même affirmait qu’il dépasse tous les autres – soit plus lumineux et plus éclatant que celui des martyrs mexicains.
C’est librement et pour le Christ qu’ils se sont exposés à la mort et qu’ils ont bravé tous les dangers et résisté à toutes les sollicitations. C’est en acclamant le Christ Roi qu’ils ont résolu de combattre les desseins antireligieux et impies d’un gouvernement maçonnique. C’est en acclamant le Christ Roi qu’ils ont soutenu le courage et l’enthousiasme de tout un peuple. C’est le cri de « Vive le Christ Roi ! » qu’ils ont fait monter des foules, assemblées par la prière ou par la protestation. Et lorsque, arrêtés, on leur a proposé de prouver leur loyalisme en faveur de la république et de son président par une acclamation qu’ils estimaient impie et blasphématoire, c’est en acclamant le Christ Roi qu’ils exprimèrent leur refus et leur fierté. « Vive le Christ Roi » jaillit encore de leurs lèvres lorsque les juges, réguliers ou improvisés, parfois en chef de bande quelconque, leur signifièrent la condamnation capitale.
« Vive le Christ Roi » était l’oraison jaculatoire de leur captivité, le salut mutuel des confesseurs de la foi. Devant le peloton d’exécution, là surtout, ils voulurent que ce cri marquât la signification de leur sacrifice et exprimât ce qu’il y avait de plus profond, de plus fervent, de plus absolu dans leur esprit et dans leur cœur.
« Vive le Christ Roi », c’est comme un rite du martyre mexicain. C’est la dernière parole des glorieuses victimes : ce cri jaillit avec leur sang, avec leur âme. Même ceux qui tout au commencement de la persécution, lorsque le rite n’était pas encore établi, n’ont pas clamé en ces termes leur foi et leur amour, même ceux-là ont formulé avec netteté les mêmes sentiments.
Tels ces deux jeunes gens, dont l’aîné dit à l’adolescent, presque un enfant, que l’on fusillait avec lui, lorsqu’il vit les fusils se lever et l’officier mettre la main à la poignée de son épée pour faire le geste qui commande le feu et la mort : « Découvrons-nous, nous entrons chez le Christ Roi ».
Tel ce prêtre, le Père Vera, qui, fusillé en ornements sacerdotaux, et peut-être retenu à raison de ce fait par une sorte de scrupule liturgique, au lieu de lancer à la face du ciel et de la terre, en une acclamation vibrante, sa réponse aux exigences des persécuteurs dit avec ferveur et recueillement les premières paroles de la messe : « lntroibo al altare Dei ». Et en effet, il offrait son dernier sacrifice en union avec le sacrifice du Christ.
Mais les autres, religieux, prêtres et laïcs, meurent dans une attitude et avec des paroles pour ainsi dire stéréotypées. Souvent on leur demande, arrivés à l’endroit de l’exécution, s’ils n’ont pas de désir à exprimer. C’est aussi un rite de la justice humaine.
Et l’injustice, revêtue des insignes de la justice, fait les gestes extérieurs et prononce les formules de la justice. A cette question, les confesseurs du Christ Roi répondent différemment. Les uns remercient courtoisement et magnifiquement : « Oh, non, tous nos désirs sont accomplis, notre désir suprême fut de mourir pour le Christ Roi ».
Le Père Pro, lui, eut une autre inspiration : « Si, je désire prier une dernière fois ».
Le peloton d’exécution resta donc l’arme au pied pendant cette dernière prière du Père Pro.
Les nombreux témoins de cette mort attendirent eux aussi. Agenouillé sur la terre qu’il allait baigner de son sang, profondément recueilli, le martyr mit toute son âme, toute sa ferveur, tout son amour dans sa dernière prière. Certainement il pria et il offrit son sacrifice pour le triomphe du Christ Roi et de son Eglise au Mexique.
Puis il se releva, regarda avec douceur, avec fierté, avec amour, ceux qui le tuaient, se planta face au peloton d’exécution, puis dans la main droite son crucifix, dans sa main gauche son chapelet, ses deux grands amours : le Christ Roi et Notre Dame de Guadalupe, étendit les bras pour ressembler extérieurement et par l’attitude à Celui dont il imitait et continuait le sacrifice, et à l’instant suprême, comme tous les autres, s’efforçant d’en faire son dernier acte et son dernier soupir, il dit avec un élan mystique : « Vive le Christ Roi ! »
Des témoins ont été frappés par le ton religieux avec lequel ces paroles, qui flottent comme un drapeau sur toute cette guerre civile du Mexique, furent prononcées par le Père Pro.
Comment et pourquoi cette dévotion au Christ Roi a‑t-elle marqué si fortement la lutte et le sacrifice de l’Eglise mexicaine ? La dévotion au Christ Roi, s’est développée au Mexique bien avant la promulgation de l’encyclique « Quas Primas ». En 1923, les évêques du Mexique eurent la grande et noble pensée de refaire au Mont Cubilete, au centre géographique du pays, un trône du Christ Roi. Là, durant la cérémonie de bénédiction du monument au Christ Roi, devant plus de 100 000 personnes, l’âme du Mexique avait juré solennellement qu’elle serait à jamais fidèle à son Roi. Déclenchée par l’évêque de Leon, l’acclamation « vive le Christ Roi ! » permit aux sentiments qui faisaient battre si fortement les cœurs de ces chrétiens généreux et enthousiastes, de s’exprimer et d’éclater. Si l’on compose l’épopée ou le drame de la persécution mexicaine, il faudra l’ouvrir par cette cérémonie du Mont Cubilete, comme l’épopée et le drame de la Passion du Christ s’ouvrent par l’entrée triomphale à Jérusalem. Pourquoi, avant l’appel du pape, cette dévotion de l’Eglise mexicaine à la royauté du Christ ? Parce que les chefs de cette Eglise, et à leur suite, les fidèles les plus éclairés et les plus fervents, ont senti que, dans la lutte qui s’annonçait et qui était déjà déchaînée, c’était uniquement de cette royauté dont il s’agissait.
Il s’agissait de savoir si le Mexique resterait fidèle au Christ Roi, s’il resterait une province du royaume du Christ, ou s’il deviendrait un pays laïciste, dont beaucoup de citoyens, sans doute, appartiendraient encore à la religion mais dont la vie sociale serait déchristianisée, paganisée. Très justement, les évêques, les prêtres et les meilleurs des fidèles mexicains estimèrent qu’un tel enjeu valait tous les héroïsmes, tout le sang, toutes les vies qu’il faudrait sacrifier pour assurer la victoire. Les chefs responsables du catholicisme au Mexique n’hésitèrent pas à s’engager à fond dans cette lutte politique et religieuse, humainement parlant, très inégale. Ils firent les gestes tranchants qui préciseraient aux yeux du public les positions et dissiperaient les équivoques. Par une réglementation tracassière et sacrilège, le gouvernement voulait mettre la main sur l’organisation religieuse dans ce qu’elle a de plus sacré, sur le culte lui-même.
Les évêques prirent alors la décision héroïque d’interdire le culte dans les églises. Les persécuteurs ripostèrent en l’interdisant hors des églises. Et voilà que le seul culte légitime est le culte illégal et clandestin. La tactique a été discutée. La lutte pouvait être engagée d’une autre manière. Au sujet de la nécessité même de la lutte, il n’y avait pas de discussion possible. Un effort redoutable, un effort satanique est fait par le gouvernement et par ceux qui l’inspirent et le manœuvrent, pour déchristianiser, démoraliser et paganiser le Mexique, pour arracher le Mexique au Christ Roi, pour faire renier à cette nation catholique ses traditions séculaires et ininterrompues.
Nous sommes en présence d’une persécution véritable, dans toute la rigueur de ce terme odieux, d’une persécution différente dans ses méthodes et ses prétextes des persécutions les plus célèbres de l’histoire, mais qui est animée par le même esprit et peut supporter la comparaison avec les poussées de haine qui ont illustré de façon sinistre et ineffaçable les noms de Néron et Dioclétien, ainsi que de la Révolution française. Quel était le devoir de l’Eglise mexicaine provoquée et menacée de la sorte ? Son devoir et non seulement son droit, était de se défendre, de défendre les intérêts des âmes, les intérêts du royaume du Christ, par les moyens les plus efficaces qui furent en son pouvoir. C’était le devoir des évêques, des prêtres, des laïcs, le devoir de tous les catholiques dignes de ce nom. La question n’était pas de savoir dans quelle mesure il était légitime de combattre les entreprises de déchristianisation, mais de quelle manière les soldats et les chevaliers du Christ Roi les combattraient le plus efficacement.
L’épiscopat du Mexique décréta la résistance, même illégale, avec audace et énergie. Les deux camps étaient donc nettement tranchés et leurs couleurs notamment opposées. Il fallait prendre parti pour les persécutés ou les persécuteurs, pour les tyrans ou pour les martyrs. Les catholiques fervents et généreux ne connaissaient pas au Mexique, dans une situation si trouble, l’angoisse de chercher leur devoir. Le devoir y était souvent héroïque, il n’était jamais ambigu ou discutable. Et c’est ainsi qu’il y eut une floraison puissante de sublime générosité, il y eut des pages resplendissantes que l’Eglise du Mexique inséra dans le glorieux martyrologe catholique. Il y eut les exemples d’héroïsme en face des juges et des bourreaux. Il y eut l’héroïsme catholique, debout, le regard franc et clair, face au peloton d’exécution. Il y eut d’autres formes d’héroïsme que la persécution fit fleurir sur cette terre mexicaine lorsque par exemple Florentino Vargas, dont les deux frères aînés venaient d’être fusillés, rentra à la maison paternelle, accompagnant les cadavres des deux martyrs, brisé par l’émotion et la tragédie qu’il venait de vivre et mortellement inquiet du coup terrible qui allait atteindre le cœur de sa mère, quel ne fut pas son étonnement et son admiration d’entendre celle-ci lui dire tout simplement et très affectueusement : « Tu as frôlé la couronne. Tes deux frères sont plus heureux que toi. Sois très vertueux pour être digne du martyre, si l’occasion devait encore se représenter ».
La mère de Salvador Calderon a obtenu de voir son fils quelques instants avant son martyre. Ce fils a 23 ans, elle en est fière. Elle l’aime et reste avec lui aussi longtemps qu’on le lui permet. Elle l’encourage. Elle lui parle du ciel et de l’honneur inappréciable de mourir pour le Christ Roi. On l’écarte. Pas assez vite ni assez loin pour qu’elle n’entende pas les détonations. Elle fait alors cette sublime prière à la Vierge Marie, pour lui demander de la remplacer auprès de son fils mourant pour la religion « Douce Mère ».
Bien d’autres exemples pourraient être cités. Et voilà jusqu’où l’amour exaltant du Christ et de son royaume peut soulever les âmes. C’est une cause qui dépasse l’homme, infiniment, et qui le grandit sans limite. Cette cause, nous avons, nous aussi, de façon moins tragique et moins héroïque, à la servir. Aucun effort ni aucun sacrifice ne nous paraîtront trop durs ni trop lourds lorsqu’il s’agira des intérêts du Christ Roi. Nous aurons la vaillance et la ténacité qui conviennent aux soldats et aux chevaliers d’un tel roi et d’un tel royaume. De quel front oserions-nous raconter avec fierté les actions des martyrs mexicains et de tous les martyrs du Christ Roi, de quel front oserions-nous en quelque sorte nous prévaloir de leur héroïsme, si nous faiblissions aux premiers obstacles et aux premières difficultés ?
Les persécuteurs mexicains ont bien senti à quel sentiment et à quelle sorte de vaillance ils avaient à faire. Ils ont bien senti que la dévotion au Christ Roi soutenait la résistance et l’héroïsme des catholiques. Ils ont traqué cette dévotion comme antirépublicaine et antigouvernementale. Or il n’y a pas de violence ni d’explosifs qui puissent être capables de faire sauter notre fidélité au divin Roi, car la grâce hausse cette fidélité au niveau des circonstances, des difficultés et des persécutions.
« Vive le Christ Roi », ce cri réjouit par dessus les siècles, une parole des origines du christianisme, une parole jaillie du cœur ardent de l’apôtre « Opportet illum regnare » : Il faut qu’Il règne.
Opportet illum regnare, en style moderne, en style d’une véritable action catholique se traduit très exactement « Vive le Christ Roi ».
Abbé Xavier Beauvais, prêtre de la Fraternité Saint-Pie X, d’après les écrits de Mgr Picard « Le Christ-Roi » – Editions REX.
Source : Acampado n° 109 de novembre 2015