Éminence, lorsque vous célébrez la messe selon le rite de saint Pie V, demandez-vous la permission ?
Non, je ne demande pas la permission, d’une part parce que je crois que le rite de saint Pie V n’a jamais été supprimé canoniquement, et d’autre part parce que je suis membre de la Commission pontificale Ecclesia Dei. À ce titre, j’estime que la célébration du saint sacrifice de la messe dans le rite de saint Pie V fait partie de mes responsabilités. Mais je le répète : on doit prendre comme point de départ en ce domaine qu’il n’est pas possible de prouver que le rite de saint Pie V a été abrogé du point de vue juridique.
Certes, mais depuis que la possibilité d’une autorisation pour la messe tridentine a été étudiée, deux principes, comme vous le savez bien, ont été posés : 1) il est impossible, théologiquement et canoniquement, d’affirmer que cette messe est interdite ; 2) mais sa célébration ne doit pas troubler la pastorale des diocèses et des paroisses. Or, les indults de 1984 et 1988 évoquent surtout le second principe.
Il y a, bien sûr, dans l’Église un principe de bon ordre à respecter, selon lequel il faut une certaine unité, mais il ne faudrait pas exagérer en ce sens, de telle sorte que l’unité devienne totale uniformité. D’ailleurs, vous le savez, dans le cadre de la célébration du missel du pape Paul VI, il y a des différences de paroisse à paroisse. Je ne vois donc pas qu’il y ait une difficulté considérable de ce côté-là. Dans un souci de bon ordre, on pourrait peut-être établir, par exemple, que la célébration de la sainte messe selon l’ancien rite – disons plutôt selon la forme ancienne du rite romain – se déroule dans certaines églises et non dans toutes les paroisses. Mais il faut répondre de manière large et généreuse à la sensibilité des fidèles qui le désirent. Et il me semblerait bon de célébrer parfois dans la forme ancienne dans des communautés qui suivent ordinairement le rite du pape Paul VI.
Les cardinaux interrogés (tous en 1982, 8 sur 9 en 1986) étaient en effet d’avis que la messe tridentine n’a jamais été interdite. On voulait intégrer la déclaration dans un vaste document. Certains ont imaginé une célébration publique par le pape de la messe de saint Pie V, d’autres, une « annexe saint-Pie‑V » dans la dernière édition typique du missel de Paul VI, d’autres, une simple réponse donnée par le Conseil pour l’Interprétation des Textes législatifs.
Vous savez, lorsqu’on veut résoudre un problème, on trouve toujours la manière d’y parvenir. Le droit canon est assez souple et fournit de larges possibilités pour résoudre les problèmes pastoraux. Au sujet de l’opportunité d’un document, d’un fait posé ou d’une réponse officielle, cela relève d’un choix prudentiel. Personnellement, je ne suis pas canoniste de formation et je n’ai donc pas une compétence technique suffisante qui me permettrait d’opter d’emblée en faveur d’une solution ou d’une autre. Le choix dépendra du jugement pratique de celui qui, de droit, devra se prononcer, et ce dernier devra prendre sa décision en évaluant les avantages et les inconvénients de chacune des solutions possibles, qu’il devra considérer avec prudence et en même temps avec largeur de vue.
Le cardinal Castrillón a déclaré : « Cette messe a droit de cité ». Vous-même avez écrit en substance à Una Voce de Florence : « La troisième édition typique du missel de Paul VI ne contient aucune clausule d’abrogation du rite ancien, et cette absence est voulue ». N’est-ce pas une autre voie, celle du constat par des autorités ?
Oui, on peut dire que c’est la déclaration par des faits. Il serait tout de même bon qu’il y ait aussi une réponse donnée par un organisme compétent. Et cette réponse devrait éclairer les deux points : dire tout d’abord, que le vénérable rite de saint Pie V, qui a été le rite de l’Église latine pendant des siècles, n’est pas interdit, ni abrogé ; et préciser d’autre part que, pour ne pas créer de confusion, ni troubler les sensibilités, ce rite pourrait être célébré dans des endroits définis, églises, paroisses, églises placées sous la responsabilité d’un recteur, aumôneries, comme on voudra, ou bien, comme aux États-Unis et au Canada, dans des paroisses personnelles. En tout cas, il faut reconnaître aussi que l’on peut déplorer assez souvent des abus dans la célébration de la sainte Eucharistie et, comme vous le savez, ceux-ci ont été récemment signalés par la Congrégation pour le Culte divin. Or, ce qui trouble le bon ordre ecclésial, ce sont bien, en particulier, ces abus.
Autrement dit : libération avec des précisions. Cependant, s’il y a trop de précisions, il n’y aura pas vraiment de libération. Par exemple, il existe en France un nombre notable de prêtres, de curés de paroisses, qui seraient heureux de bénéficier de cette déclaration de liberté pour pouvoir, en toute quiétude, célébrer éventuellement selon l’ancien rite.
Oui, d’ailleurs, personnellement, lorsque je célèbre dans la forme ancienne du rite romain, qui a été d’ailleurs celui dans lequel j’ai reçu l’ordination sacerdotale, j’éprouve une grande émotion, surtout en disant les prières de l’offertoire, parce que ces prières soulignent, comme le font aussi les prières que l’on dit vers la fin de la messe, son caractère sacrificiel. La dimension sacrificielle de la célébration eucharistique en est un élément essentiel, et pas seulement dans l’ancienne forme du rite romain, mais bien pour la doctrine catholique tout court, récemment réaffirmée par le Saint-Père Jean-Paul II, dans l’encyclique Ecclesia de Eucharistia. C’est pourquoi j’aurais voulu, à l’occasion de la troisième édition typique du missel de Paul VI, alors que j’étais préfet de la Congrégation pour le Culte divin, réintroduire quelques éléments de la forme ancienne, mais j’ai rencontré des oppositions très décidées. Je comprends bien que les spécialistes de la liturgie estiment que ces prières sont plutôt des prières privées du prêtre, et qu’on a voulu éliminer dans la nouvelle forme du rite romain tout ce qui relevait de ce niveau personnel, pour n’y laisser que les parties, disons, « objectives ». Mais ces prières contiennent de telles richesses que je ne vois pas quel inconvénient il pourrait y avoir à les utiliser encore. Il faut reconnaître que ces prières parlent de la victime immolée, du sacrifice des oblats, avant la consécration proprement dite. Mais dans le domaine liturgique, on sait bien qu’il y a des affirmations que l’on fait avant que la réalité n’arrive et des choses que l’on dit après. Ce n’est donc pas, il me semble, une objection insurmontable.
Le P. Bugnini aurait dit que sa réforme ne durerait pas plus de trente ans. Puisque la liturgie de Paul VI n’a pas rendu caduque la liturgie antérieure, n’est-ce pas qu’elle ne se prétendait pas une norme absolue ?
Je crois que le missel promulgué par le Saint-Père Paul VI a été pour l’Église une chose positive. Il contient des richesses qui devraient être maintenues. Par exemple, la richesse du lectionnaire qui me semble évidente. Ou encore, la volonté de souligner l’aspect de la participation de la communauté à la liturgie – je pense à la participation dans le sens le plus profond de ce mot : pas seulement la participation par des moyens extérieurs, mais avant tout la participation intérieure, par la grâce, par la foi. Je n’éprouve aucune difficulté en célébrant tous les jours la sainte messe selon le missel du pape Paul VI. J’estime tout de même que l’on pourrait revoir certains points de ce missel pour se réapproprier des éléments très positifs du missel de saint Pie V. Ceci dit, je ne suis pas prophète et je n’oserais pas faire des prédictions sur la durée de cette réforme. D’ailleurs, je n’aime pas tellement ce mot de « réforme ». Je lui préfère celui de renouveau, à moins que l’on comprenne « réforme » comme le fait de retrouver des formes originelles dans la fidélité à la tradition. En ce sens-là, ce terme exprime exactement ma sensibilité. En revanche, lorsqu’on l’utilise pour signifier une rupture, il ne me convient pas du tout.
Certains partisans du rite tridentin, à divers degrés et de diverses manières disent que la liturgie nouvelle affaiblit l’expression du sacrifice propitiatoire, de la présence réelle, du sacerdoce hiérarchique. Vous n’êtes certainement pas d’accord avec ces jugements, mais estimez-vous qu’il est légitime d’en débattre ?
Je crois, en effet, que ces critiques sont excessives. Je n’aime pas à ce propos les critiques globales et je préfère discuter des critiques sur des points très concrets. Par exemple, presque toutes les nouvelles prières eucharistiques contiennent explicitement la mention du sacrifice eucharistique. Je le répète encore une fois, il me semble capital que le peuple catholique ait conscience, de manière très nette, que la messe est avant tout un sacrifice. Si cela s’avérait nécessaire, on pourrait porter remède à cette situation grâce à des corrections appropriées. Mais puisque la nouvelle forme du rite romain garde les prières de l’ancien missel, qui contiennent souvent la mention du sacrifice, il n’est pas vrai que le nouveau missel ait affaibli la notion de sacrifice. Je pense tout de même qu’il y a, hélas, un affaiblissement de cette dimension dans la conscience des fidèles. Cependant, l’encyclique du pape Jean-Paul II, Ecclesia de Eucharistia, dans laquelle il est question plus de quarante fois de cette notion de sacrifice, répond très exactement à cette objection.
Mais des éventuelles déficiences du rite, peut-on discuter ? On peut discuter et on peut améliorer. Pourquoi pas ? Améliorer : croyez-vous que cette idée que développe depuis longtemps le cardinal Ratzinger à la manière d’un programme – à savoir qu’il serait bon d’infléchir la réforme dans un sens traditionnel – puisse faire l’objet d’un consensus assez large dans le collège cardinalice ?
Je ne suis pas sûr qu’il y ait dans l’Église catholique aujourd’hui une conscience très aiguë du besoin de réviser la nouvelle forme du rite romain. Je crois que l’atmosphère générale est plutôt celle d’une acceptation paisible, certes favorable, sans qu’il y ait une très forte critique vis-à-vis de la « réforme ». Et puis, ce n’est pas le collège cardinalice qui est la structure responsable pour une pareille démarche. Je préfère me fonder sur le sentiment des évêques : aujourd’hui, dans leur très grande majorité, ils sont en accord avec les formules et les rites du missel du Saint-Père Paul VI. Mais peut-être que, d’ici quelques années, au fur et à mesure que l’on s’apercevra qu’il y a des éléments qui pourraient être mieux soulignés, on pourra en tenir compte, soit par l’accueil plus large de l’ancienne forme du rite romain, soit par l’introduction dans la nouvelle forme de ce rite de quelques éléments ad libitum pris du rite de saint Pie V.
Toutefois, il ne me semble pas sage tout de même de réduire la crise de l’Église catholique au seul problème liturgique. Il y a d’abord les problèmes doctrinaux, de perte du sens de la tradition, d’affaiblissement du sens du sacré, des manquements à la discipline ecclésiastique. Je pense qu’en célébrant la liturgie selon la nouvelle forme du rite romain d’une manière fidèle, exacte et pieuse, on pourrait porter remède à bien des difficultés. Mais, vous le savez, il y a aussi des problèmes quant à une application pleinement ecclésiale et spirituelle de la forme nouvelle du rite.
N’est-ce pas la faiblesse du rite nouveau que d’être diversement interprétable, à la différence du rite traditionnel ?
Il y avait aussi dans le rite ancien des prêtres qui célébraient de manière trop mécanique, voire superficielle. J’attribue, pour ma part, une énorme importance à ce qu’on appelle l’ars celebrandi, qui permet aux fidèles de recevoir, à travers la manière concrète dont le prêtre célèbre, l’expression d’une foi profonde, d’une piété foncière, du sens de Dieu et du sacré. Si, au contraire, la célébration de la liturgie eucharistique devient « mécanique », cela ne nourrit pas la foi des fidèles. Je n’ai personnellement jamais assisté à la messe du Padre Pio, mais tous ceux qui ont eu cette chance disaient que ce saint prêtre – qui n’était certes pas un liturgiste – était visiblement transpercé par le mystère qu’il célébrait. Qui voyait le Padre Pio célébrer la messe, même si elle durait une heure ou plus encore, était illuminé par la présence du sacré. Il faut voir les photos de ces messes ! En revanche, en présence d’un prêtre célébrant avec empressement la même messe que le Padre Pio, on peut se demander s’il croit vraiment à ce qu’il fait.
En amont du rite, la sainteté… ?
Oh oui ! Je me souviens toujours de ce qu’un nonce apostolique au Chili avait écrit à l’intention de nouveaux prêtres : « Célébrez chacune de vos messes comme si elle était votre première messe, comme si elle devait être votre unique messe, comme si elle était votre dernière messe ».
Recueilli par l’abbé Claude Barthe, Christophe Geffroy et Philippe Maxence