Entretien du cardinal Medina Estevez à La Nef et L’Homme nouveau du 1er avril 2005

Éminence, lorsque vous célé­brez la messe selon le rite de saint Pie V, demandez-​vous la per­mis­sion ?

Non, je ne demande pas la per­mis­sion, d’une part parce que je crois que le rite de saint Pie V n’a jamais été sup­pri­mé cano­ni­que­ment, et d’autre part parce que je suis membre de la Commission pon­ti­fi­cale Ecclesia Dei. À ce titre, j’estime que la célé­bra­tion du saint sacri­fice de la messe dans le rite de saint Pie V fait par­tie de mes res­pon­sa­bi­li­tés. Mais je le répète : on doit prendre comme point de départ en ce domaine qu’il n’est pas pos­sible de prou­ver que le rite de saint Pie V a été abro­gé du point de vue juridique. 

Certes, mais depuis que la pos­si­bi­li­té d’une auto­ri­sa­tion pour la messe tri­den­tine a été étu­diée, deux prin­cipes, comme vous le savez bien, ont été posés : 1) il est impos­sible, théo­lo­gi­que­ment et cano­ni­que­ment, d’affirmer que cette messe est inter­dite ; 2) mais sa célé­bra­tion ne doit pas trou­bler la pas­to­rale des dio­cèses et des paroisses. Or, les indults de 1984 et 1988 évoquent sur­tout le second prin­cipe.

Il y a, bien sûr, dans l’Église un prin­cipe de bon ordre à res­pec­ter, selon lequel il faut une cer­taine uni­té, mais il ne fau­drait pas exa­gé­rer en ce sens, de telle sorte que l’unité devienne totale uni­for­mi­té. D’ailleurs, vous le savez, dans le cadre de la célé­bra­tion du mis­sel du pape Paul VI, il y a des dif­fé­rences de paroisse à paroisse. Je ne vois donc pas qu’il y ait une dif­fi­cul­té consi­dé­rable de ce côté-​là. Dans un sou­ci de bon ordre, on pour­rait peut-​être éta­blir, par exemple, que la célé­bra­tion de la sainte messe selon l’ancien rite – disons plu­tôt selon la forme ancienne du rite romain – se déroule dans cer­taines églises et non dans toutes les paroisses. Mais il faut répondre de manière large et géné­reuse à la sen­si­bi­li­té des fidèles qui le dési­rent. Et il me sem­ble­rait bon de célé­brer par­fois dans la forme ancienne dans des com­mu­nau­tés qui suivent ordi­nai­re­ment le rite du pape Paul VI.

Les car­di­naux inter­ro­gés (tous en 1982, 8 sur 9 en 1986) étaient en effet d’avis que la messe tri­den­tine n’a jamais été inter­dite. On vou­lait inté­grer la décla­ra­tion dans un vaste docu­ment. Certains ont ima­gi­né une célé­bra­tion publique par le pape de la messe de saint Pie V, d’autres, une « annexe saint-​Pie‑V » dans la der­nière édi­tion typique du mis­sel de Paul VI, d’autres, une simple réponse don­née par le Conseil pour l’Interprétation des Textes législatifs.

Vous savez, lorsqu’on veut résoudre un pro­blème, on trouve tou­jours la manière d’y par­ve­nir. Le droit canon est assez souple et four­nit de larges pos­si­bi­li­tés pour résoudre les pro­blèmes pas­to­raux. Au sujet de l’opportunité d’un docu­ment, d’un fait posé ou d’une réponse offi­cielle, cela relève d’un choix pru­den­tiel. Personnellement, je ne suis pas cano­niste de for­ma­tion et je n’ai donc pas une com­pé­tence tech­nique suf­fi­sante qui me per­met­trait d’opter d’emblée en faveur d’une solu­tion ou d’une autre. Le choix dépen­dra du juge­ment pra­tique de celui qui, de droit, devra se pro­non­cer, et ce der­nier devra prendre sa déci­sion en éva­luant les avan­tages et les incon­vé­nients de cha­cune des solu­tions pos­sibles, qu’il devra consi­dé­rer avec pru­dence et en même temps avec lar­geur de vue.

Le car­di­nal Castrillón a décla­ré : « Cette messe a droit de cité ». Vous-​même avez écrit en sub­stance à Una Voce de Florence : « La troi­sième édi­tion typique du mis­sel de Paul VI ne contient aucune clau­sule d’abrogation du rite ancien, et cette absence est vou­lue ». N’est-ce pas une autre voie, celle du constat par des autorités ?

Oui, on peut dire que c’est la décla­ra­tion par des faits. Il serait tout de même bon qu’il y ait aus­si une réponse don­née par un orga­nisme com­pé­tent. Et cette réponse devrait éclai­rer les deux points : dire tout d’abord, que le véné­rable rite de saint Pie V, qui a été le rite de l’Église latine pen­dant des siècles, n’est pas inter­dit, ni abro­gé ; et pré­ci­ser d’autre part que, pour ne pas créer de confu­sion, ni trou­bler les sen­si­bi­li­tés, ce rite pour­rait être célé­bré dans des endroits défi­nis, églises, paroisses, églises pla­cées sous la res­pon­sa­bi­li­té d’un rec­teur, aumô­ne­ries, comme on vou­dra, ou bien, comme aux États-​Unis et au Canada, dans des paroisses per­son­nelles. En tout cas, il faut recon­naître aus­si que l’on peut déplo­rer assez sou­vent des abus dans la célé­bra­tion de la sainte Eucharistie et, comme vous le savez, ceux-​ci ont été récem­ment signa­lés par la Congrégation pour le Culte divin. Or, ce qui trouble le bon ordre ecclé­sial, ce sont bien, en par­ti­cu­lier, ces abus. 

Autrement dit : libé­ra­tion avec des pré­ci­sions. Cependant, s’il y a trop de pré­ci­sions, il n’y aura pas vrai­ment de libé­ra­tion. Par exemple, il existe en France un nombre notable de prêtres, de curés de paroisses, qui seraient heu­reux de béné­fi­cier de cette décla­ra­tion de liber­té pour pou­voir, en toute quié­tude, célé­brer éven­tuel­le­ment selon l’ancien rite. 

Oui, d’ailleurs, per­son­nel­le­ment, lorsque je célèbre dans la forme ancienne du rite romain, qui a été d’ailleurs celui dans lequel j’ai reçu l’ordination sacer­do­tale, j’éprouve une grande émo­tion, sur­tout en disant les prières de l’offertoire, parce que ces prières sou­lignent, comme le font aus­si les prières que l’on dit vers la fin de la messe, son carac­tère sacri­fi­ciel. La dimen­sion sacri­fi­cielle de la célé­bra­tion eucha­ris­tique en est un élé­ment essen­tiel, et pas seule­ment dans l’ancienne forme du rite romain, mais bien pour la doc­trine catho­lique tout court, récem­ment réaf­fir­mée par le Saint-​Père Jean-​Paul II, dans l’encyclique Ecclesia de Eucharistia. C’est pour­quoi j’aurais vou­lu, à l’occasion de la troi­sième édi­tion typique du mis­sel de Paul VI, alors que j’étais pré­fet de la Congrégation pour le Culte divin, réin­tro­duire quelques élé­ments de la forme ancienne, mais j’ai ren­con­tré des oppo­si­tions très déci­dées. Je com­prends bien que les spé­cia­listes de la litur­gie estiment que ces prières sont plu­tôt des prières pri­vées du prêtre, et qu’on a vou­lu éli­mi­ner dans la nou­velle forme du rite romain tout ce qui rele­vait de ce niveau per­son­nel, pour n’y lais­ser que les par­ties, disons, « objec­tives ». Mais ces prières contiennent de telles richesses que je ne vois pas quel incon­vé­nient il pour­rait y avoir à les uti­li­ser encore. Il faut recon­naître que ces prières parlent de la vic­time immo­lée, du sacri­fice des oblats, avant la consé­cra­tion pro­pre­ment dite. Mais dans le domaine litur­gique, on sait bien qu’il y a des affir­ma­tions que l’on fait avant que la réa­li­té n’arrive et des choses que l’on dit après. Ce n’est donc pas, il me semble, une objec­tion insurmontable. 

Le P. Bugnini aurait dit que sa réforme ne dure­rait pas plus de trente ans. Puisque la litur­gie de Paul VI n’a pas ren­du caduque la litur­gie anté­rieure, n’est-ce pas qu’elle ne se pré­ten­dait pas une norme absolue ? 

Je crois que le mis­sel pro­mul­gué par le Saint-​Père Paul VI a été pour l’Église une chose posi­tive. Il contient des richesses qui devraient être main­te­nues. Par exemple, la richesse du lec­tion­naire qui me semble évi­dente. Ou encore, la volon­té de sou­li­gner l’aspect de la par­ti­ci­pa­tion de la com­mu­nau­té à la litur­gie – je pense à la par­ti­ci­pa­tion dans le sens le plus pro­fond de ce mot : pas seule­ment la par­ti­ci­pa­tion par des moyens exté­rieurs, mais avant tout la par­ti­ci­pa­tion inté­rieure, par la grâce, par la foi. Je n’éprouve aucune dif­fi­cul­té en célé­brant tous les jours la sainte messe selon le mis­sel du pape Paul VI. J’estime tout de même que l’on pour­rait revoir cer­tains points de ce mis­sel pour se réap­pro­prier des élé­ments très posi­tifs du mis­sel de saint Pie V. Ceci dit, je ne suis pas pro­phète et je n’oserais pas faire des pré­dic­tions sur la durée de cette réforme. D’ailleurs, je n’aime pas tel­le­ment ce mot de « réforme ». Je lui pré­fère celui de renou­veau, à moins que l’on com­prenne « réforme » comme le fait de retrou­ver des formes ori­gi­nelles dans la fidé­li­té à la tra­di­tion. En ce sens-​là, ce terme exprime exac­te­ment ma sen­si­bi­li­té. En revanche, lorsqu’on l’utilise pour signi­fier une rup­ture, il ne me convient pas du tout. 

Certains par­ti­sans du rite tri­den­tin, à divers degrés et de diverses manières disent que la litur­gie nou­velle affai­blit l’expression du sacri­fice pro­pi­tia­toire, de la pré­sence réelle, du sacer­doce hié­rar­chique. Vous n’êtes cer­tai­ne­ment pas d’accord avec ces juge­ments, mais estimez-​vous qu’il est légi­time d’en débattre ? 

Je crois, en effet, que ces cri­tiques sont exces­sives. Je n’aime pas à ce pro­pos les cri­tiques glo­bales et je pré­fère dis­cu­ter des cri­tiques sur des points très concrets. Par exemple, presque toutes les nou­velles prières eucha­ris­tiques contiennent expli­ci­te­ment la men­tion du sacri­fice eucha­ris­tique. Je le répète encore une fois, il me semble capi­tal que le peuple catho­lique ait conscience, de manière très nette, que la messe est avant tout un sacri­fice. Si cela s’avérait néces­saire, on pour­rait por­ter remède à cette situa­tion grâce à des cor­rec­tions appro­priées. Mais puisque la nou­velle forme du rite romain garde les prières de l’ancien mis­sel, qui contiennent sou­vent la men­tion du sacri­fice, il n’est pas vrai que le nou­veau mis­sel ait affai­bli la notion de sacri­fice. Je pense tout de même qu’il y a, hélas, un affai­blis­se­ment de cette dimen­sion dans la conscience des fidèles. Cependant, l’encyclique du pape Jean-​Paul II, Ecclesia de Eucharistia, dans laquelle il est ques­tion plus de qua­rante fois de cette notion de sacri­fice, répond très exac­te­ment à cette objection. 

Mais des éven­tuelles défi­ciences du rite, peut-​on dis­cu­ter ? On peut dis­cu­ter et on peut amé­lio­rer. Pourquoi pas ? Améliorer : croyez-​vous que cette idée que déve­loppe depuis long­temps le car­di­nal Ratzinger à la manière d’un pro­gramme – à savoir qu’il serait bon d’infléchir la réforme dans un sens tra­di­tion­nel – puisse faire l’objet d’un consen­sus assez large dans le col­lège cardinalice ?

Je ne suis pas sûr qu’il y ait dans l’Église catho­lique aujourd’hui une conscience très aiguë du besoin de révi­ser la nou­velle forme du rite romain. Je crois que l’atmosphère géné­rale est plu­tôt celle d’une accep­ta­tion pai­sible, certes favo­rable, sans qu’il y ait une très forte cri­tique vis-​à-​vis de la « réforme ». Et puis, ce n’est pas le col­lège car­di­na­lice qui est la struc­ture res­pon­sable pour une pareille démarche. Je pré­fère me fon­der sur le sen­ti­ment des évêques : aujourd’hui, dans leur très grande majo­ri­té, ils sont en accord avec les for­mules et les rites du mis­sel du Saint-​Père Paul VI. Mais peut-​être que, d’ici quelques années, au fur et à mesure que l’on s’apercevra qu’il y a des élé­ments qui pour­raient être mieux sou­li­gnés, on pour­ra en tenir compte, soit par l’accueil plus large de l’ancienne forme du rite romain, soit par l’introduction dans la nou­velle forme de ce rite de quelques élé­ments ad libi­tum pris du rite de saint Pie V. 

Toutefois, il ne me semble pas sage tout de même de réduire la crise de l’Église catho­lique au seul pro­blème litur­gique. Il y a d’abord les pro­blèmes doc­tri­naux, de perte du sens de la tra­di­tion, d’affaiblissement du sens du sacré, des man­que­ments à la dis­ci­pline ecclé­sias­tique. Je pense qu’en célé­brant la litur­gie selon la nou­velle forme du rite romain d’une manière fidèle, exacte et pieuse, on pour­rait por­ter remède à bien des dif­fi­cul­tés. Mais, vous le savez, il y a aus­si des pro­blèmes quant à une appli­ca­tion plei­ne­ment ecclé­siale et spi­ri­tuelle de la forme nou­velle du rite. 

N’est-ce pas la fai­blesse du rite nou­veau que d’être diver­se­ment inter­pré­table, à la dif­fé­rence du rite traditionnel ? 

Il y avait aus­si dans le rite ancien des prêtres qui célé­braient de manière trop méca­nique, voire super­fi­cielle. J’attribue, pour ma part, une énorme impor­tance à ce qu’on appelle l’ars cele­bran­di, qui per­met aux fidèles de rece­voir, à tra­vers la manière concrète dont le prêtre célèbre, l’expression d’une foi pro­fonde, d’une pié­té fon­cière, du sens de Dieu et du sacré. Si, au contraire, la célé­bra­tion de la litur­gie eucha­ris­tique devient « méca­nique », cela ne nour­rit pas la foi des fidèles. Je n’ai per­son­nel­le­ment jamais assis­té à la messe du Padre Pio, mais tous ceux qui ont eu cette chance disaient que ce saint prêtre – qui n’était certes pas un litur­giste – était visi­ble­ment trans­per­cé par le mys­tère qu’il célé­brait. Qui voyait le Padre Pio célé­brer la messe, même si elle durait une heure ou plus encore, était illu­mi­né par la pré­sence du sacré. Il faut voir les pho­tos de ces messes ! En revanche, en pré­sence d’un prêtre célé­brant avec empres­se­ment la même messe que le Padre Pio, on peut se deman­der s’il croit vrai­ment à ce qu’il fait. 

En amont du rite, la sainteté… ? 

Oh oui ! Je me sou­viens tou­jours de ce qu’un nonce apos­to­lique au Chili avait écrit à l’intention de nou­veaux prêtres : « Célébrez cha­cune de vos messes comme si elle était votre pre­mière messe, comme si elle devait être votre unique messe, comme si elle était votre der­nière messe ».

Recueilli par l’abbé Claude Barthe, Christophe Geffroy et Philippe Maxence