Lettre du cardinal Villot aux présidents des conférences épiscopales du 27 octobre 1975

A NN. SS. LES PRÉSIDENTS DES CONFÉRENCES ÉPISCOPALES.

Eminence, Excellence,

Le 6 mai der­nier, Mgr Pierre Mamie, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg, agis­sant avec le plein accord du Saint-​Siège, reti­rait l’ap­pro­ba­tion cano­nique à la Fraternité sacer­do­tale Saint-​Pie‑X diri­gée par Mgr Marcel Lefebvre, ancien archevêque-​évêque de Tulle. Les fon­da­tions de cette Fraternité, et notam­ment le sémi­naire d’Ecône, per­daient du même coup le droit à l’exis­tence. Ainsi se trou­vait tran­chée, du point de vue juri­dique, une affaire par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe et douloureuse.

Où en est-​on à six mois de dis­tance ? Mgr Lefebvre n’a pas encore accep­té, dans les faits, la déci­sion de l’au­to­ri­té com­pé­tente. Ses acti­vi­tés se pour­suivent, ses pro­jets tendent à se concré­ti­ser en divers pays, ses écrits et ses pro­pos conti­nuent d’a­bu­ser un cer­tain nombre de fidèles déso­rien­tés. On pré­tend, ici et là, que le Saint-​Père s’est lais­sé entraî­ner, ou que le dérou­le­ment de la pro­cé­dure a été enta­ché de vices de forme. On invoque la fidé­li­té à l’Eglise d’hier pour se démar­quer de l’Eglise d’au­jourd’­hui, comme si l’Eglise du Seigneur pou­vait chan­ger de nature ou de forme.

Considérant le dom­mage cau­sé au peuple chré­tien par la pro­lon­ga­tion d’une telle situa­tion, et seule­ment après avoir usé de toutes les res­sources de la cha­ri­té, le Souverain Pontife a donc dis­po­sé que les infor­ma­tions sui­vantes, qui devraient contri­buer à lever les der­niers doutes, soient com­mu­ni­quées à toutes les Conférences épiscopales.

La Fraternité sacer­do­tale Saint-​Pie‑X fut éri­gée, le 1er novembre 1970, par Mgr François Charrière, alors évêque de Lausanne, Genève et Fribourg. Pieuse Union dio­cé­saine, elle était des­ti­née, dans l’es­prit de Mgr Lefebvre, à se muer par la suite en une Société de vie com­mune sans vœux. Jusqu’à sa recon­nais­sance comme telle – recon­nais­sance qui n’est, d’ailleurs, pas inter­ve­nue –, elle demeu­rait par consé­quent sou­mise à la juri­dic­tion de l’é­vêque de Fribourg et à la vigi­lance des dio­cèses dans les­quels elle exer­çait ses acti­vi­tés. Ceci confor­mé­ment au droit.

Il se révé­la cepen­dant assez rapi­de­ment que les res­pon­sables refu­saient tout contrôle des ins­tances légi­times, res­tant sourds à leurs moni­tions, per­sé­vé­rant envers et contre tout dans la ligne choi­sie : l’op­po­si­tion sys­té­ma­tique au Concile Vatican II et à la réforme post­con­ci­liaire. Il n’é­tait pas accep­table que des can­di­dats au sacer­doce soient for­més en réac­tion contre l’Eglise vivante, contre le Pape, contre les évêques, contre les prêtres avec les­quels ils seraient appe­lés à col­la­bo­rer. Il deve­nait urgent d’ai­der les voca­tions qui avaient été ain­si orien­tées. Enfin il appa­rais­sait néces­saire de remé­dier au trouble crois­sant dans plu­sieurs dio­cèses de Suisse et d’autres nations.

Vu la gra­vi­té de la matière et dans le sou­ci que l’en­quête fût menée indé­pen­dam­ment de toute pas­sion, le Saint-​Père ins­ti­tua donc une Commission car­di­na­lice com­po­sée de trois membres : le car­di­nal Gabriel-​Marie Garrone, pré­fet de la Congrégation pour l’Education catho­lique, pré­sident ; le car­di­nal John Wright, pré­fet de la Congrégation pour le Clergé, et le car­di­nal Arturo Tabera, pré­fet de la Congrégation pour les Religieux et les Instituts sécu­liers. Cette Commission reçut pour tâche d’a­bord de réunir les infor­ma­tions les plus éten­dues et de pro­cé­der à un exa­men de tous les aspects du pro­blème ; ensuite de pro­po­ser ses conclu­sions au Souverain Pontife.

La pre­mière phase des tra­vaux dura envi­ron un an. C’est dire que l’on pro­cé­da sans aucune hâte, au contraire de cer­taines allé­ga­tions, et que l’on prit le temps exi­gé par une réflexion appro­fon­die. De très nom­breux témoi­gnages furent recueillis. Une visite apos­to­lique de la Fraternité fut effec­tuée à Ecône (11–13 novembre 1974) par Mgr Albert Descamps, rec­teur émé­rite de l’Université de Louvain et secré­taire de la Commission pon­ti­fi­cale biblique, assis­té de Mgr Guillaume Ondin, à titre de conseiller cano­nique. Mgr Mamie et Mgr Adam, évêque de Sion (dio­cèse d’Ecône), furent enten­dus à plu­sieurs reprises, et Mgr Lefebvre fut convo­qué deux fois à Rome, en février et en mars 1975. Le Pape lui-​même était fré­quem­ment et scru­pu­leu­se­ment tenu au cou­rant du dérou­le­ment de l’en­quête et de ses résu­lats, comme il devait le confir­mer au cours de l’é­té à Mgr Lefebvre (cf. les deux Lettres pon­ti­fi­cales dont il sera ques­tion plus loin).

La seconde phase abou­tit à la déci­sion que l’on sait, déci­sion ren­due publique sur ordre de Sa Sainteté com­mu­ni­qué à la Commission car­di­na­lice, et déci­sion sans appel puisque cha­cun de ses points fut approu­vé in for­ma spe­ci­fi­ca par l’Autorité suprême.
Je ne m’é­ten­drai pas davan­tage sur l’his­to­rique des évé­ne­ments. Si vous l’es­ti­miez utile, vous pour­riez, en effet, deman­der des pré­ci­sions au repré­sen­tant pon­ti­fi­cal dans votre pays. Il a reçu pour ins­truc­tion de vous les four­nir en cas de besoin.

Il est donc clair main­te­nant que la Fraternité sacer­do­tale Saint-​Pie‑X a ces­sé d’exis­ter, que ceux qui s’en réclament encore ne peuvent pré­tendre – à plus forte rai­son – échap­per à la juri­dic­tion des Ordinaires dio­cé­sains, enfin que ces mêmes Ordinaires sont gra­ve­ment invi­tés à ne pas accor­der d’in­car­di­na­tion dans leur dio­cèse aux jeunes qui décla­re­raient s’en­ga­ger au ser­vice de la « Fraternité ».

Il me reste à vous pré­sen­ter les docu­ments ci-​joints, deux lettres adres­sées par le Saint-​Père à Mgr Lefebvre, et une réponse de ce der­nier. Leur divul­ga­tion eût été dépla­cée jus­qu’i­ci : l’Evangile enseigne que la cor­rec­tion fra­ter­nelle doit d’a­bord se ten­ter dans la dis­cre­tion. C’est aus­si la rai­son pour laquelle le Saint-​Siège s’est abs­te­nu de toute polé­mique depuis l’o­ri­gine de cette affaire et n’a jamais cher­ché à réagir aux insi­nua­tions, mani­pu­la­tions men­son­gères des faits, accu­sa­tions per­son­nelles abon­dam­ment répan­dues dans la presse. Mais vient par­fois un moment où le silence ne peut plus être conser­vé et où il faut que l’Eglise sache (cf. Mt 18, 1517).

La pre­mière lettre, datée du 29 juin 1975, a été por­tée à Ecône le 8 juillet. Elle n’a jamais reçu de réponse. Vous y lirez, comme dans la seconde (8 sep­tembre), la dou­leur du Père com­mun et l’es­pé­rance qui l’ha­bite tou­jours, même si aucun signe de réelle bonne volon­té ne lui a encore été don­né. Vous ver­rez que son désir le plus cher est d’ac­cueillir son Frère dans l’Episcopat, lors­qu’il se sera soumis.

La lettre de Mgr Lefebvre consti­tue, certes, un témoi­gnage de dévo­tion per­son­nelle à l’é­gard du Pontife, mais rien mal­heu­reu­se­ment n’au­to­rise à pen­ser que l’au­teur soit réso­lu à obéir. Elle ne peut donc pas être consi­dé­rée à elle seule comme une réponse satisfaisante.

Eminence, Excellence, si les cir­cons­tances font que le pro­blème vous touche d’une manière ou d’une autre, vous-​même, ou d’autres évêques de votre pays, vous aurez à cœur, en cette Année sainte, de tra­vailler pour la paix et la récon­ci­lia­tion. L’heure n’est pas à la polé­mique, elle est plu­tôt à la cha­ri­té et à l’exa­men de conscience. Les excès appellent sou­vent d’autres excès. La vigi­lance en matière doc­tri­nale et litur­gique, la clair­voyance dans le dis­cer­ne­ment des réformes à mettre en œuvre, la patience et le tact dans la conduite du Peuple de Dieu, le sou­ci des voca­tions sacer­do­tales et d’une pré­pa­ra­tion exi­geante aux tâches du minis­tère, tout cela est sans nul doute le témoi­gnage le plus effi­cace qu’un Pasteur puisse donner.

Je suis cer­tain que vous com­pren­drez cet appel et, avec vous, je sou­haite que l’u­ni­té des membres de l’Eglise res­plen­disse davan­tage demain.

Croyez à mes sen­ti­ments fidè­le­ment et cor­dia­le­ment dévoués.

† Jean Card. VILLOT.