Il arrive dans les familles ou entre amis qu’une brouille se perpétue. On répète bien le motif initial de la mésentente, mais c’est surtout la durée de celle-ci qui s’alimente elle-même. Il faudrait pouvoir revenir au point zéro et, sans le poids de la durée, de l’entêtement à avoir raison, sans le durcissement passionnel de résolutions qui dépassent beaucoup leurs justifications réelles, retrouver la fraîcheur et la liberté d’une évaluation sereine. Ah ! la question de Foch : « De quoi s’agit-il ? » C’est cette question que nous voulons poser à ceux, nombreux et sincères, que le drame entre Ecône et Rome – cette expression est de Mgr Marcel Lefebvre – a jetés dans un trouble grave et douloureux. Oui, de quoi s’agit-il ? [1]
Des généralisations injustes
De mises en question, d’excès, de fantaisies liturgiques, de politisation de mouvements et d’activités d’Eglise ? Nous ne leur cédons pas, nous les critiquons. Dans une situation très difficile, le Saint-Père fait ce qu’il peut pour rétablir la vérité de la doctrine et de la discipline sans provoquer d’irrémédiables déchirures. Mais je veux à ce sujet noter deux choses.
1° Ceux qui agissent ainsi, ou bien ne se réfèrent nullement au Concile, ou bien s’y réfèrent en l’outrepassant et sans vérité.
2° Je récuse absolument la généralité de propos du type : « On ne prêche plus la grâce, ou le péché » ; « Les prêtres ne croient plus à… »
C’est une énorme injustice à l’égard de milliers de chrétiens et de prêtres fidèles. C’est une rumeur infâme. C’est une intolérable intoxication de l’opinion. S’il y a des faits répréhensibles, qu’on les dénonce, en toute charité, avec précision, ponctuellement. Alors nous serons d’accord.
La Déclaration du Concile sur la liberté religieuse
De quoi s’agit-il ? Du Concile. Ceux qui le vitupèrent en ont-ils vraiment connaissance ? Un prêtre étranger, qui a passé deux ou trois semaines à Ecône, m’a dit que la lecture de Vatican II n’y est pas permise, que le professeur de dogme ne connaît pas la constitution dogmatique Lumen gentium sur l’Eglise. Est-ce exact ? Mgr Lefebvre attaque particulièrement la Déclaration sur la liberté religieuse. A l’entendre, on pourrait croire que ce document prône l’indifférentisme. Il n’en est rien. Qu’on le lise sans passion. On s’étonnera plutôt qu’il en ait tant soulevé. Il dit simplement que nul ne peut être empêché par un pouvoir humain de suivre sa conscience ni d’exprimer ses convictions « dans de justes limites ».
Mgr Lefebvre dit : C’est contraire à la tradition catholique, à l’enseignement des papes. La tradition est-elle qu’on peut contraindre à croire ou à se taire ? Il a existé des faits en ce sens, qui ont leur explication dans un certain état historique des idées et du droit, mais on peut aligner une suite de déclarations contraires. Le P. John Courtney Murray, qui appartenait à l’élite de l’élite intellectuelle et religieuse, a montré que, tout en disant matériellement le contraire du Syllabus – celui-ci est de 1864 et il est, Roger Aubert l’a prouvé, conditionné par des circonstances historiques précises –, la Déclaration était la suite du combat par lequel, face au jacobisme et aux totalitarismes, les papes avaient de plus en plus fortement mené le combat pour la dignité et la liberté de la personne humaine face à l’image de Dieu. La Déclaration le dit à la fin de son numéro 1 que j’invite nos frères d’Ecône à relire ou à lire.
Le contrecoup de la crise qui secoue le monde
Certains rendent le Concile responsable de la crise actuelle. Qu’il ait facilité une liberté de pensée, de parole, d’initiatives, je l’admets. Que certains en aient abusé, c’est exact. Mais la crise actuelle est, de façon beaucoup plus décisive, le contrecoup, dans l’Eglise, de la crise cosmique qui secoue le monde. Sauf à se constituer en un ghetto fortifié, il est impossible qu’on ne ressente pas, dans l’Eglise, les effets de la fantastique mutation à l’œuvre dans le monde, et d’abord dans un Occident saturé.
On peut même penser que la crise ne serait pas aussi forte si les autorités n’avaient pas, pendant trop longtemps, gêné la recherche plutôt qu’elles ne l’ont dirigée. Mais je ne peux en quelques mots, que dire sans assez de précisions et de nuances ce qui en demanderait d’attentives. Il s’agit d’une analyse de situation et de causes. C’est un point où je prendrais sans doute quelques distances à l’égard d’amis tels que Gérard Soulages et André Piettre.
« La messe de Saint Pie V »
De quoi s’agit-il ? De l’Eucharistie et de la Prêtrise, deux réalités très saintes. J’ai été ordonne le 25 juillet 1930. Je célèbre tous les jours. Parfois, quand son tour revient, selon la Prière eucharistique I, qui est le canon romain. Parfois même en latin. Qu’est-ce qui me différencie alors des prêtres d’Ecône, des abbés Coache ou Ducaud-Bourget ? Simplement le fait que je célèbre aussi en usant des autres prières eucharistiques, celles dont usent chaque jour deux mille évêques et quatre cent mille prêtres catholiques à travers le monde. Elles n’exprimeraient pas l’idée de sacrifice ? Ce n’est pas vrai, le mot même revient deux fois dans l’offertoire, et la Prière eucharistique III est on ne peut plus explicite. Quant à la II, on sait qu’elle reprend le texte eucharistique le plus ancien que nous possédions, celui de saint Hippolyte. Ecône, Coache, Ducaud-Bourget ont fait de « la messe de saint Pie V » une sorte de mythe qui ne répond pas à la réalité.
Le Concile de Trente a chargé la papauté de publier un Missel et une traduction standard des saintes Ecritures, cela a été le Missel de Pie V, 1570, et la Vulgate de Sixte V, 1590. Tout comme Vatican II a chargé la papauté de faire aboutir la réforme liturgique préparée par soixante ans de mouvement liturgique, par des études historiques très sérieuses, par la Constitution conciliaire (un texte rédigé avant le Concile par la Commission préparatoire). Il est vrai que toucher à la messe est très grave. On ne peut le faire qu’en modifiant l’expression et les gestes, non la foi qu’ils traduisent.
Arrive-t-il que certaines fantaisies trahissent cette exigence ? On le dit. Si c’est vrai, je le désapprouve sans ambiguïté et ne m’y associerai pas. Est-ce le cas du rite et des prières eucharistiques approuvés par l’autorité pastorale légitime ? Non. Les livres de Dom Oury et de Dom Paul Nau, tous deux moines de Solesmes, sont suffisamment probants [2]. Mais, avec une masse de catholiques, je dis qu’on devrait laisser ceux qui le veulent célébrer selon le Missel de saint Pie V s’ils n’en faisaient pas un cheval de bataille contre la réforme liturgique approuvée par l’autorité pastorale.
L’Eucharistie « cheval de bataille » ! Le corps sacrifié et le sang versé de Jésus, moyens de protestation ! Est-ce possible ?
Le discours de Mgr Lefebvre à l’ordination du 29 juin 1976
Deux choses doivent être relevées ici dans le discours que Mgr Lefebvre a prononcé au cours de l’ordination du 29 juin 1976 à Ecône, car cela ne va pas.
1° II accuse le nouveau rite de célébration eucharistique de faire célébrer l’assemblée, de faire venir le pouvoir du peuple et d’en bas, non d’en haut : « Cette messe n’est plus une messe hiérarchique, c’est une messe démocratique. » Je passe pour le moment sur ce que ces mots témoignent d’un fond politique des attitudes prises. Après tout, il est permis d’être contre la démocratie ; le tout est de l’être intelligemment. Mais la question est théologique. Elle est résolue par le Concile de Trente qui enseigne : le Christ a laissé à son Eglise le sacrement de sa Pâque à célébrer par l’Eglise par (le ministère des) prêtres, « seipsum ab Ecclesia per sacerdotes sub signis visibilibus immolandum » (Denz.Sch. 1741). C’est bien l’ecclesia qui célèbre, par le ministère des prêtres ordonnés.
2° Voulant exalter la dignité des prêtres qu’il allait ordonner, Mgr Lefebvre a déclaré : « Ils seront des hommes, je dirais presque, qui participeront à la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ par son caractère sacerdotal. […] La grâce à laquelle ces jeunes prêtres vont participer n’est pas la grâce sanctifiante dont Notre-Seigneur Jésus-Christ nous fait participer par la grâce du baptême. C’est la grâce d’union, cette grâce d’union unique en Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Le vocabulaire de la participation est toujours difficile à manier, mais ici les formules sont, telles quelles, insoutenables. La qualité sacerdotale du Christ est une qualité qui vient à son humanité du fait de l’assomption de celui-ci par la Personne du Verbe de Dieu (union hypostatique), qui consacre cette humanité (idée d’onction) à un service absolu du Dieu très saint, capable de communiquer aux hommes sainteté et salut. Par l’ordination, nous sommes, à cette image, consacrés à servir d’instruments à cette activité sanctifiante que le Christ daigne exercer par nous. Cela nous fait « participer » à cette consécration de son humanité, non à la grâce d’union comme telle.
Acculé au schisme
Et cela dans une Eglise qui a ses structures de bon ordre. Il existe de par le monde quelque deux cents episcopi vagantes, naguère étudiés en détail par A. J. Macdonald et par H. R. T. Brandreth. Ce sont des évêques qui n’ont pas de diocèse régulier, parfois une petite communauté personnelle et qui vont, accomplissant des confirmations ou des ordinations. Je n’assimile pas Mgr Lefebvre à un episcopus vagans. Son cas est tout à fait particulier et d’une qualité morale subjective incontestée. Mais que représentent sa situation et son action au regard d’une saine ecclésiologie soit de l’Eglise locale (diocèse), soit de la communion universelle à laquelle préside l’évêque de Rome, successeur de Pierre, soit des institutions religieuses qui ont un statut canonique précis ? Il y a de belles formules : « ma profonde soumission au Successeur de Pierre que je renouvelle dans les mains de Votre Sainteté ». La voix est la voix de Jacob, mais les actes sont d’Esaü. Il doit lui-même être déchiré dramatiquement, douloureusement. Contre son âme profonde, contre son intention foncière, il s’accule au schisme : « autel contre autel ».
L’Eglise, dit-il, continue à Ecône ; c’est le Pape, ce sont les quelque 2 250 chefs de diocèses ou circonscriptions ecclésiastiques en communion avec lui qui seraient schismatiques ? Cela ne tient pas ! « Securus judicat Orbis terrarum », écrivait saint Augustin. L’univers entier est un critère sûr. Lorsque, revenant du Ier concile du Vatican (en 1870) l’archevêque de Munich invita les professeurs de la faculté de théologie à travailler pour la Sainte Eglise, Doellinger répliqua sèchement : « Oui, pour l’ancienne Eglise ! » Il n’y a qu’une Eglise, reprit l’archevêque, il n’y en a pas de nouvelle ou d’ancienne. « On en a fait une nouvelle », répliqua Doellinger qui, n’ayant jamais voulu se dire « vieux catholique », mourut en catholique excommunié, selon la qualité qu’il se reconnaissait à lui-même.
« La messe de toujours »
Monseigneur, c’est impossible, n’est-ce pas ? Du reste, on n’a pas fait une autre Eglise, pas plus qu’une autre Eucharistie. Mais ici, je dois dire un mot de la Tradition.
Vous dites : « La messe de la Tradition, la messe de toujours. » Vous entendez par là, telle quelle, celle du Missel publié par Pie V en 1570, Mais cette messe-là était celle qu’avait célébrée saint Marcel, Pape, votre patron, avant la paix constantinienne, et même celle que Jésus a célébrée la veille de sa passion : car toutes nos consécrations se font par la vertu des paroles qu’il a prononcées ce soir-là ! Mais il est évident qu’entre la Cène du Cénacle, la Rome de l’an 300, le Missel de 1570, la forme de la célébration a changé. La Tradition est transmission et adaptation. Pour être transmis, il faut être reçu ; pour être reçu, il faut être compris. Il y a dans la Tradition quelque chose d’absolu et quelque chose de relatif, d’historique. C’est une erreur que d’absolutiser l’historique, si vénérable soit-il. C’est ce que font les tenants entêtés du Missel de 1570, en mettant dans leur entêtement l’absolu de la fidélité qu’ils donnent, avec raison, à l’Eucharistie de toujours. Mais la messe n’a été la messe de toujours qu’en passant par certains changements de formes.
Cela ne signifie pas qu’on puisse tout changer, ni tout le temps. Je concède pour ma part qu’en quelques matières on a procédé trop vite et surtout sans assez efficacement expliquer. Mais quand on participe, serait-ce à la télévision, à des célébrations vraiment communautaires, on mesure le bénéfice global de la réforme liturgique qui, du reste, reprend si souvent les dispositions d’une tradition plus ancienne, pleine de la sève des Pères. C’est pourquoi aussi, et pas pour une autre raison, certains protestants, qui ont fait eux-mêmes un ressourcement au-delà du XVIe siècle, ont pu déclarer s’y retrouver.
La seule solution
Jeunes gens et moins jeunes d’Ecône, catholiques et prêtres qui voulez être fidèles à la forme de foi et de pratique de votre enfance, écoutez, à travers les paroles d’un homme passionné de Jésus-Christ, de son Evangile et de son Eglise, la voix de votre propre conscience chrétienne. La révolte ? C’est impossible. Voyez où elle a mené Luther, Doellinger, de grands esprits cependant. Elle mènerait au schisme. Si les mesures qui frappent Ecône sont si lourdes, c’est parce que la création d’un ministère irrégulier a toujours été le moment décisif d’une rupture : l’histoire de Wesley à l’égard de la Communion anglicane est typique à ce sujet. Et tant d’autres ! Tout ce qui a été fait par vous dans la Communion catholique actuelle et vivante devra y trouver sa place et y demeurer. Je ne vois qu’une solution : vous dépassionner, critiquer calmement, lucidement, les attitudes de manichéisme, finalement sectaires, qui voient tout en noir ici, tout en blanc là. C’est une maladie qui sévit en France où tout prend finalement les allures d’une guerre de religion.
Etudier tranquillement le Concile et faire un effort serein pour comprendre le mouvement présent de l’Eglise. Puis remettre vos générosités à la disposition d’une Eglise maternelle, d’un Père commun qui vit trop douloureusement le drame des crises présentes pour garder un visage sévère le jour où vous viendrez lui offrir votre humble service. En dehors de cela, vous courrez en vain (cf. Ga 2, 2). Vous ajouterez vos coups aux blessures d’une Eglise d’autant plus aimée qu’elle souffre, non seulement de ses maux internes, mais de tous les drames du monde Elle ne peut être l’Eglise de toujours aujourd’hui qu’en étant autre, en quelque façon, que l’Eglise d’hier. Rendez-vous compte des conditions si difficiles dans lesquelles l’Evangile doit être annoncé, vécu et célébré aujourd’hui. Ne vous isolez pas de ceux qui essaient de le faire. Nous l’aimons. Nous vous aimons. Au service et à l’honneur de Dieu Père, Fils et Saint-Esprit.
Fr. YVES CONGAR
- Cette étude a paru dans la Croix du 20 août 1976. Texte original, sous-titres de la DC.[↩]
- Dom Guy OURY, la Messe, de saint Pie V à Paul VI. Solesmes, 1975, Dom Paul NAU, le Mystère du Corps et du Sang du Seigneur. La messe d’après saint Thomas d’Aquin, son rite d’après l’histoire. Solesmes, 1976.[↩]