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Deux semaines après le consistoire sur la famille, le cardinal archevêque de Bologne, Mgr Carlo Caffarra, les thèmes à l’ordre du jour du Synode extraordinaire d’octobre prochain et du Synode ordinaire de 2015 : mariage, famille, doctrine de Humanae Vitae, pénitence.
- Il Foglio – « Familiaris Consortio » de Jean-Paul II est l’objet d’un tir croisé. D’une part on dit qu’elle est la fondation de l’Évangile de la famille, de l’autre que c’est un texte dépassé. Son actualisation est-elle concevable ?
- Cardinal Caffara – Si l’on parle du gender et du soi-disant mariage homosexuel, il est vrai qu’au temps de Familiaris Consortio on n’en parlait pas. Mais tous les autres problèmes, surtout celui des divorcés remariés, on en parle depuis longtemps. J’en suis un témoin direct, puisque que j’étais un des consultants du Synode de 1980. Dire que Familiaris Consortio est née dans un contexte historique complètement différent de celui d’aujourd’hui est erroné. Cette précision étant faite, je dis qu’avant tout Familiaris Consortio nous a enseigné une méthode avec laquelle on doit affronter les questions du mariage et de la famille. À l’utilisation de cette méthode est associée une doctrine qui reste un point de référence inéliminable.
Quelle méthode ? Lorsqu’il fut demandé à Jésus à quelles conditions le divorce était licite, la licéité comme telle ne se discutait pas à cette époque. Jésus n’entre pas dans la problématique casuiste dont émanait la question, mais indique dans quelle direction on doit regarder pour comprendre ce qu’est le mariage et par conséquent la vérité de l’indissolubilité matrimoniale. C’était comme si Jésus avait dit : « Voyez-vous, vous devez sortir de cette logique casuiste et regarder dans une autre direction, celle du Principe ». C’est-à-dire : vous devez regarder là où l’homme et la femme viennent à l’existence dans la pleine vérité de leur être d’homme et femme appelés à devenir une seule chair. Dans une catéchèse, Jean-Paul II dit : « Survient alors, lorsque l’homme se trouve pour la première fois face à la femme, la personne humaine dans la dimension du don réciproque dont l’expression (qui est l’expression même de son existence en tant que personne) est le corps humain dans toute la vérité originaire de sa masculinité et de la féminité ». Celle-ci est la méthode du Familiaris Consortio.
- Quelle est la signification plus profonde et actuelle de « Familiaris Consortio » ?
- « Pour avoir des yeux capables de regarder dans la lumière du Principe », Familiaris Consortio affirme que l’Église a un sens surnaturel de la foi, qui ne consiste pas seulement ou nécessairement dans le consentement des fidèles. L’Église, en suivant le Christ, cherche la vérité, qui ne coïncide pas toujours avec l’opinion de la majorité. Elle écoute la conscience et pas le pouvoir. Et en cela elle défend les pauvres et les méprisés. L’Église peut aussi apprécier la recherche sociologique et statistique, lorsqu’elle s’avère utile pour situer le contexte historique. Cependant, il ne faut pas penser qu’une telle recherche est purement et simplement l’expression du sens de la foi (FC 5).
J’ai parlé de vérité du mariage. Je voudrais préciser que cette expression ne désigne pas une règle idéale du mariage. Elle indique ce que Dieu, par son acte créateur, a inscrit dans la personne de l’homme et de la femme. Le Christ dit qu’avant de considérer les cas, il faut savoir de quoi nous parlons. Il ne s’agit pas d’une règle qui admet ou pas des exceptions, d’un idéal auquel nous devons tendre. Nous parlons de ce que sont le mariage et la famille. Avec cette méthode, Familiaris Consortio détermine ce que sont le mariage et la famille et ce qui est son « génome » ; il emploie l’expression du sociologue Donati, que ce n’est pas un génome naturel, mais un génome social et de communion. C’est dans cette perspective que l’Exhortation détermine le sens plus profond de l’indissolubilité du mariage (cf FC 20).
Familiaris Consortio a donc représenté un immense développe doctrinal, rendu possible à partir du cycle de catéchèses de Jean-Paul II sur l’amour humain. Dans la première de ces catéchèses, celle du 3 septembre 1979, Jean-Paul II il dit qu’il veut accompagner comme à distance les travaux préparatoires du Synode qui va se tenir l’année suivante. Il ne l’a pas fait en affrontant directement des thèmes des sessions synodales, mais en dirigeant l’attention vers les racines profondes. C’est comme s’il avait dit : Moi, Jean-Paul II, je veux aider les pères synodaux. Comment les aider ? En les amenant à la racine des questions. C’est de ce retour aux racines que naît la grande doctrine sur le mariage et la famille donnée à l’Église par le Familiaris Consortio. Et il n’a pas ignoré les problèmes concrets. Il a aussi parlé du divorce, de l’union libre, du problème de l’admission de divorcés-remariés à l’Eucharistie. L’image donc d’une Familiaris Consortio qui appartient au passé, qui n’a plus rien à dire au présent, est caricaturale. Ou bien c’est une considération venant de personnes qui ne l’ont pas lue.
- De nombreuses conférences épiscopales ont souligné que des réponses aux questionnaires en préparation des deux prochains Synodes, il émerge que la doctrine des « Humanae Vitae » crée maintenant seulement confusion. Est-ce le cas, ou est-ce que cela a été un texte prophétique ?
- Le 28 juin 1978, un peu plus qu’un mois avant de mourir, Paul VI disait : « Pour Humanae Vitae, vous remercierez Dieu et moi-même ». Quarante-six ans après, nous voyons synthétiquement ce qui est arrivé à l’institution du mariage et on se rend à quel point ce document a été prophétique. En niant le lien indissoluble entre la sexualité conjugale et la procréation, c’est-à-dire en niant l’enseignement d’Humanae Vitae, on a ouvert la voie à l’incohérence réciproque entre la procréation et la sexualité conjugale : from sex without babies to babies without sex.
La fondation de la procréation humaine sur le terrain de l’amour conjugal s’est progressivement assombrie, et on a graduellement construit l’idéologie que n’importe qui peut avoir un enfant. Le célibataire homme ou femme, l’homosexuel, éventuellement en remplaçant la maternité. Donc, de façon cohérente, on est passé de l’idée de l’enfant attendu comme un don à l’enfant programmé comme un droit : on dit qu’il existe le droit à avoir un enfant. Qu’on pense à la récente décision du tribunal de Milan qui a affirmé le droit à la parentalité, comme s’il énonçait le droit à avoir une personne. C’est incroyable. J’ai le droit d’avoir des choses, pas des personnes. On a construit progressivement un code symbolique, à la fois éthique et juridique, qui relègue maintenant la famille et le mariage dans la pure affectivité privée, sans égard pour les effets sur la vie sociale. Il n’y a pas de doute que lorsque Humanae Vitae a été publiée, l’anthropologie qui la sous-tendait était très fragile et n’était pas dénuée d’un certain biologisme dans l’argumentation. Le magistère de Jean-Paul II a eu le grand mérite de construire une anthropologie adaptée à la base de Humanae Vitae. La question qu’il faut se poser n’est pas de savoir si Humanae Vitae est applicable aujourd’hui et dans quelle mesure, ou si par contre elle est source de confusion. À mon avis, la vraie question est autre.
- Laquelle ? Humanae Vitae dit la vérité sur le bien inhérent dans la relation conjugale ? Dit-elle la vérité sur le bien qui est présent dans l’union des personnes des deux conjoints dans l’acte sexuel ?
- En effet, l’essence des propositions normatives de la morale et du droit se trouve dans la vérité du bien qui, par essence, est objectivée. Si on ne se met pas dans cette perspective, on tombe dans la casuistique des Pharisiens. Et on n’en sort plus, parce qu’on arrive dans une impasse au bout de laquelle on est forcé de choisir entre la règle morale et la personne. Si on sauve l’une, on ne sauve pas l’autre. La question du berger est donc la suivante : comment puis-je guider les conjoints à vivre leur amour conjugal dans la vérité ? Le problème n’est pas de vérifier si les conjoints se trouvent dans une situation qui les exempte d’une règle, mais quel est le bien du rapport conjugal. Quelle est sa vérité intime.
Je m’étonne qu’on dise que Humanae Vitae crée de la confusion. Qu’est-ce que cela veut dire ? Connaissent-ils au moins ce qu’a fondé Jean-Paul II sur Humanae Vitae ? J’ajouterai une remarque. Je suis profondément étonné par le fait que, dans ce débat, même d’éminents cardinaux ne tiennent pas compte des cent quatre catéchèses sur l’amour humain. Jamais aucun Pape n’en avait autant parlé. Ce Magistère n’est pas accepté, comme s’il n’existait pas. Crée-t-il de la confusion ? Celui qui affirme cela est-il au moins au courant de tout ce qui a été sur le plan scientifique sur une régulation naturelle des conceptions ? Est-il au courant des innombrables couples qui, dans le monde, vivent avec joie la vérité de Humanae Vitae ? Même le cardinal Kasper souligne qu’il y a des grandes attentes dans l’Église en vue du Synode et qu’on court le risque d’une très grande déception si celles-ci n’étaient pas satisfaites. Un risque concret, d’après lui ? Je ne suis pas un prophète ni un fils de prophètes. Il arrive un événement admirable. Lorsque le berger ne prêche pas son opinion ou celle du monde, mais l’Évangile du mariage, ses paroles frappent les oreilles des auditoires, mais dans leur cœur le Saint-Esprit agit et l’ouvre aux mots du berger.
Ensuite, je me demande de quelles attentes nous parlons. Une grande chaîne de télévision américaine a réalisé une enquête sur des communautés catholiques du monde entier. C’est une photographie d’une réalité beaucoup diverse que les réponses au questionnaire recueillies en Allemagne, en Suisse et en Autriche. Un seul exemple. 75 pour cent des catholiques dans la plupart des pays africains sont contre l’admission des divorcés remariés à l’Eucharistie. Je le répète encore : de quelles attentes parlons-nous ? De celles de l’Occident ? L’Occident est-il donc le paradigme fondamental de l’annonce de l’Église ? Sommes-nous encore à ce point ? Allons écouter un peu les pauvres aussi. Je suis très perplexe et pensif lorsque on dit qu’ou bien on va dans une certaine direction, ou bien il serait préférable de ne pas tenir le Synode. Quelle direction ? La direction que, censément, ont indiquée les communautés de la Mitteleuropa ? Et pourquoi pas la direction indiquée par les communautés africaines ?
- Le cardinal Müller a dit qu’il est déplorable que les catholiques ne connaissent pas la doctrine de l’Église et que ce manque ne peut pas justifier l’exigence d’adapter l’enseignement catholique à l’esprit du temps. Manque-il une pastorale familiale ?
- Elle manque. C’est une très grave responsabilité pour nous, les bergers, de tout réduire aux cours prénuptiaux. Et l’éducation à l’affectivité des adolescents, des jeunes ? Quel berger des âmes parle encore de chasteté ? Quant à moi je constate un silence presque total là-dessus, depuis des années.
Veillons à l’accompagnement des jeunes couples : demandons-nous si nous avons annoncé vraiment l’Évangile du mariage, si nous l’avons annoncé comme l’a demandé Jésus. Et ensuite, pourquoi on ne demande pourquoi les jeunes ne se marient pas plus. Ce n’est pas toujours pour des raisons économiques, comme on le dit habituellement . Je parle de la situation de l’Occident. Si on fait une comparaison entre les jeunes qui se mariaient jusqu’il y a trente ans et aujourd’hui, les difficultés qu’ils avaient il y a trente ou quarante ans étaient mineures par rapport à aujourd’hui. Mais ceux-là construisaient un projet, avaient une espérance. Aujourd’hui ils ont peur et l’avenir fait peur ; mais s’il y a un choix qui exige un espoir dans l’avenir, c’est bien le choix de s’épouser. Ce sont les interrogations fondamentales aujourd’hui.
J’ai impression que si Jésus se présentait tout à coup dans une réunion de prêtres, d’évêques et de cardinaux qui discutent de tous les graves problèmes du mariage et de la famille, et qu’ils lui demandaient comme le firent les Pharisiens : « Maître, le mariage est–il dissoluble ou indissoluble ? Ou y a‑t-il des cas où, après due pénitence… ? »… Que répondrait Jésus ? Je pense qu’il ferait la même réponse qu’aux Pharisiens : « Gardez le Principe ».
Le fait est que maintenant on veut guérir des symptômes sans affronter sérieusement la maladie. Le Synode, donc, ne pourra pas éviter de prendre position face à ce dilemme : la façon dont s’est développée la morphogénèse du mariage et de la famille est positive pour les personnes, pour leurs relations et pour la société, ou au contraire est-ce une décadence des personnes et de leurs relations qui peut avoir des effets dévastateurs sur l’ensemble de la civilisation ? Cette question, le Synode ne peut pas l’éviter. L’Église ne peut pas considérer que ces faits (jeunes qui ne se marient pas, unions libres en augmentation exponentielle, introduction du soi-disant mariage homosexuel dans les systèmes juridiques, et d’autres points encore) soient des dérives historiques, des processus- historiques dont elle doit prendre acte et donc s’adapter substantiellement. Non. Jean-Paul II écrivait dans La Boutique de l’Orfèvre que« créer quelque chose que reflête l’être et l’amour absolu est peut-être la chose plus extraordinaire qui existe. Mais on le fait sans s’en rendre compte ». Même l’Église, donc, doit cesser de nous faire sentir le souffle de l’éternité dans l’amour humain ? Deus avertat !
- On parle de la possibilité de réadmettre dans l’Eucharistie des divorcés remariés. Une des solutions proposées par le cardinal Kasper porte sur une période de pénitence aboutissant à la pleine réintégration. Est-elle une nécessité maintenant inéluctable, ou est-ce une adaptation de l’enseignement chrétien en fonction des circonstances ?
- Celui qui fait cette hypothèse, au moins jusqu’à présent n’a pas répondu à une question très simple : qu’en est-il du premier mariage célébré et consommé ? Si l’Église admet à l’Eucharistie, elle doit donner de toute façon un jugement de légitimité à la seconde union. C’est logique. Mais alors – comme je le demandais – qu’en est-il du premier mariage ? Le deuxième, dit-on, ne peut pas être un vrai deuxième mariage, car la bigamie va à l’encontre de la parole du Maître. Et le premier ? Est-il dissout ? Mais les papes ont toujours enseigné que le pouvoir du Pape n’arrive pas là : sur le mariage célébré et consommé, le Pape n’a aucun pouvoir. La solution exposée porte à penser que premier mariage demeure, mais qu’il y a même une deuxième forme de cohabitation que l’Église légitime. Donc, il y a un exercice de la sexualité humaine extraconjugale que l’Église considère légitime. Mais avec ceci on nie le pilier de la doctrine de l’Église sur la sexualité.
À ce point un pourrait se demander : pourquoi n’approuve-t-on pas l’union libre ? Et pourquoi pas les rapports entre homosexuels ? La question de fond est donc simple : qu’en est-il du premier mariage ? Mais personne ne répond. Jean-Paul II disait en 2000 dans une allocution à la Rote qu’ « Il émerge avec clarté qui la non extension du pouvoir du Pontife Romain aux mariages conclu et consommés est enseignée par le Magistère de l’Église comme doctrine à laquelle il faut définitivement s’en tenir, même si elle n’a pas été déclarée solennellement par un acte définitoire ». La formule technique « doctrine à laquelle il faut s’en tenir définitivement » veut dire que sur ce point on n’admet plus de discussion parmi les théologiens ni le doute parmi les fidèles.
- Donc ce n’est pas seulement une question de pratique, mais aussi de doctrine ?
- Oui, ici on touche la doctrine. Inévitablement. On peut dire que non, mais c’est le cas. Et pas seulement. On introduit une coutume qui à la longue détermine cette idée dans peuple, et pas seulement les chrétiens : qu’il n’existe pas de mariage absolument indissoluble. Et ceci va évidemment contre la volonté du Seigneur. Il n’y a aucun doute là-dessus.
- Mais n’y a‑t-il pas un risque de considérer le sacrement seulement comme une levée de barrière disciplinaire et non comme un moyen de guérison ?
Il est vrai que la grâce du sacrement a aussi un effet de guérison, mais faut voir dans quel sens. La grâce du mariage guérit parce qu’elle libère l’homme et la femme de leur incapacité de s’aimer toujours avec toute la plénitude de leur être. Celle-ci est la médicine du mariage : la capacité de s’aimer toujours. C’est ce que signifie guérir, et non pas qu’on améliore un peu l’état de la personne alors qu’en réalité elle reste malade, c’est-à-dire à la base qu’elle reste encore incapable d’un caractère définitif.
L’indissolubilité matrimoniale est un don qui est fait de Christ à l’homme et à la femme qui s’épousent en Lui. C’est un don ; ce n’est pas avant tout une règle qui est imposée. Ce n’est pas un idéal auquel ils doivent tendre. C’est un don, et Dieu ne se repentit jamais de ses dons. Ce n’est pas pour rien que Jésus, en répondant aux Pharisiens, fonde sa réponse révolutionnaire sur un acte divin. « Ce que Dieu a uni », dit Jésus. C’est Dieu qui unit, sinon le caractère définitif resterait un désir qui est certes naturel, mais impossible se réaliser. C’est Dieu Lui-même qui offre l’accomplissement. L’homme peut même décider de ne pas appliquer cette capacité d’aimer définitivement et totalement. La théologie catholique a ensuite conceptualisé cette vision de foi au travers du concept de lien conjugal. Le mariage, le signe sacramentel du mariage, produit immédiatement parmi les conjoints un lien qui ne dépend plus de leur volonté, parce qu’il est un don que Dieu leur a fait.
Ces choses ne sont pas dites aux jeunes qui se marient aujourd’hui. Et ensuite nous nous étonnons qu’il arrive certaines choses. Un débat très passionné a tourné autour du sens de la miséricorde. Quelle valeur a ce mot ? Prenons la page de Jésus et de la femme adultère. Pour la femme trouvée en flagrant d’adultère, la loi mosaïque était claire : elle devait être lapidée. Les Pharisiens en effet demandent à Jésus ce qu’il en pensait, afin de le rallier à leur point de vue. S’il avait dit :« Lapidez-la », ils auraient dit immédiatement : « Voilà : Lui qui prêche miséricorde, qui va manger avec les pécheurs, lorsque c’est le moment, Lui aussi dit de la lapider ». S’il avait dit « Vous ne devez pas la lapider », ils auraient dit : « Voilà à quoi amène la miséricorde : à détruire la loi et tout lien juridique et moral ». C’est là la perspective typique de la morale casuiste, qui vous amène inévitablement dans une impasse où il y a le dilemme entre la personne et la loi. Les Pharisiens tentaient d’amener Jésus dans cette impasse. Mais il sort totalement de cette perspective, et dit que l’adultère est un grand mal qui détruit la vérité de la personne humaine qui trahit. Et précisément parce que c’est un grand mal, Jésus, pour l’enlever, ne détruit pas la personne qui l’a commis, mais la guérit de ce mal lui et recommande de ne pas retomber dans ce grand mal qu’est l’adultère. « Je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus ».
Voilà la miséricorde dont seul le Seigneur est capable. Voilà la miséricorde que l’Église, de génération en génération, annonce. L’Église doit désigner ce qui est mal. Elle a reçu de Jésus le pouvoir de guérir, mais à la même condition. Il est tout à fait vrai que le pardon est toujours possible : il est pour l’assassin, est même pour l’adultère.
C’était déjà une difficulté que présentaient les fidèles à Augustin : on pardonne l’homicide, mais malgré cela la victime ne revient pas à la vie. Pourquoi ne pas pardonner le divorce, cet état de vie, le nouveau mariage, même si un « retour à la vie » du premier n’est plus possible ? La chose est complètement différente. Dans l’homicide on pardonne à une personne qui a haï une autre personne, et on demande le repentir sur cela. L’Église, au fond, s’attriste non parce qu’une vie physique est terminée, mais plutôt parce que dans le cœur de l’homme il y a eu une haine telle qu’elle pousse même à supprimer la vie physique d’une personne. C’est cela le mal, dit l’Église. Tu dois te repentir de cela et je te pardonnerai. Dans le cas d’un divorcé remarié, l’Église dit : « C’est cela le mal : le refus du don de Dieu, la volonté de casser le lien instauré par le Seigneur Lui-même ». L’Église pardonne, mais à condition que il y ait le repentir. Mais le repentir dans ce cas signifie retourner au premier mariage. Il n’est pas sérieux de dire : je suis repenti mais je reste dans l’état qui constitue la rupture de lien dont je me repens.
Souvent, dit-on, ce n’est pas possible. Il existe de telles circonstances, certes, mais alors dans ces conditions cette personne est dans un état de vie objectivement contraire au don de Dieu. Familiaris Consortio le dit explicitement. La raison pour laquelle l’Église n’admet pas les divorcés remariés à l’Eucharistie n’est pas que l’Église présume que tous ceux qui vivent dans cette situation soient en péché mortel. La situation subjective de ces personnes est connue du Seigneur, qui voit dans la profondeur du cœur. Saint Paul le dit aussi : « Vous ne vouliez pas juger avant que ce soit le moment ». Mais parce que (et cela est justement écrit dans Familiaris Consortio) « leur état et leur condition de vie sont en contradiction objective avec la communion d’amour entre le Christ et Église, telle qu’elle s’exprime et est rendue présente dans l’Eucharistie » (FC 84). La miséricorde de l’Église est celle de Jésus, celle qui dit qu’a été bafouée la dignité de l’épouse, le refus du don de Dieu. La miséricorde ne dit pas : « Patience, essayons d’y remédier comme nous le pouvons ». Cela c’est la tolérance, qui est fondamentalement différent de la miséricorde. La tolérance laisse les choses comme elles sont pour des raisons supérieures. La miséricorde est la puissance de Dieu qui enlève de l’état d’injustice.
- Il ne s’agit donc pas d’arrangement.
- Ce n’est pas un arrangement ; pareille chose serait indigne du Seigneur. Pour faire les arrangements, les hommes suffisent. Ici il s’agit de régénérer une personne humaine, ce dont seul Dieu est capable, et en son nom, l’Église. Saint Thomas dit que la justification d’un pécheur est une œuvre plus grande que la création de l’univers. Lorsque un pécheur est justifié, il arrive quelque chose qu’il est plus grand que tout l’univers. Un acte qui peut-être se produit dans un confessionnal, à travers un prêtre humble, pauvre. Mais là on accomplit un acte plus grand que la création du monde. Nous ne devons pas réduire la miséricorde à des arrangements, ou la confondre avec la tolérance. C’est injuste envers l’œuvre du Seigneur.
- Un des points les plus fréquemment invoquées par ceux qui souhaitent une ouverture de l’Église aux personnes qui vivent dans des situations considérées irrégulières est que la foi est une mais que les modalités pour l’appliquer aux circonstances particulières doivent être adéquates à l’époque, comme l’Église l’a toujours fait. Qu’en pensez-vous ?
- L’Église peut se limiter à aller là où la portent les processus historiques comme si c’étaient des dérives naturelles ? C’est en cela que consiste l’annonce de l’Évangile ? Je ne le crois pas, parce que sinon, je me demande comme on fait pour sauver l’homme. Je vais vous raconte une anecdote. Une épouse encore jeune, abandonnée par son mari, m’a dit qu’elle vit dans la chasteté mais que cela lui pèse terriblement. Parce que, dit-elle, « je ne suis pas une nonne, mais une femme normale ». Mais elle m’a dit qu’elle ne pourrait pas vivre sans l’Eucharistie. Et donc même le poids de la chasteté devient léger, parce qu’elle pense à l’Eucharistie.
Un autre cas. Une dame qui a quatre enfants a été abandonnée par son mari après plus que vingt ans de mariage. La dame me dit qu’à ce moment elle a compris qu’elle devait aimer son mari sur la croix, « comme Jésus a fait avec moi ». Pourquoi ne parle-t- on pas de ces merveilles de la grâce de Dieu ? Ces deux femmes ne se sont pas adaptées à l’époque ? Il est certain qu’elles ne se sont pas adaptées à l’époque.
Je vous assure, il reste très mauvais de prendre acte du silence, dans ces semaines de discussion, sur la grandeur des épouses et des époux qui, bien qu’abandonnés, restent fidèles. Le professeur Grygiel a raison lorsqu’il écrit que ce que les gens pensent de Lui n’intéresse pas beaucoup Jésus. C’est ce que pensent ses apôtres qui l’intéresse. Combien de prêtres et d’évêques pourraient témoigner d’épisodes de fidélité héroïque. Il y a quelques années, j’étais ici à Bologne, et j’ai voulu rencontrer des divorcés-remariés. Il y avait plus de trois cents couples. Nous sommes restés ensemble tout un dimanche après-midi. À la fin, plusieurs m’ont dit qu’ils avaient compris que l’Église est vraiment mère lorsqu’elle empêche de recevoir l’Eucharistie. En ne pouvant pas recevoir l’Eucharistie, ils comprennent combien est grand du mariage chrétien, et combien est beau l’Évangile du mariage.
- De plus en plus souvent on évoque le thème du rapport entre le confesseur et le pénitent, comme solution possible à la souffrance de celui qui a vu échouer son projet de vie. Qu’en pensez-vous ?
La tradition de l’Église a toujours distingué – distingué, et non séparé – sa tâche magistérielle du ministère du confesseur. En employant une image, nous pourrions dire qu’elle a toujours distingué la chaire du confessionnal. C’est une distinction qui ne veut pas signifier une duplicité, mais plutôt que l’Église de la chaire, lorsqu’elle parle du mariage, témoigne une vérité qui n’est pas avant tout une règle ou un idéal vers lequel il faut tendre. C’est là qu’intervient avec tendresse le confesseur, qui dit au pénitent : « Tout ce que tu as entendu de la chaire, c’est ta vérité, qui concerne ta liberté, blessée et fragile ». Le confesseur mène le pénitent en chemin vers la plénitude de son bien. Ce n’est pas que le rapport entre la chaire et le confessionnal soit un rapport entre l’universel et le particulier. C’est ce que pensent les casuistes, surtout au dix-septième siècle. Devant le drame de l’homme, la tâche du confesseur n’est pas de recourir à la logique qui sait passer de l’universel au particulier. Le drame de l’homme ne réside pas dans le passage de l’universel au singulier. Il réside dans le rapport entre la vérité de sa personne et sa liberté. C’est là le cœur du drame humain, parce qu’avec ma liberté je peux nier ce que j’ai à peine affirmé avec ma raison. Je vois le bien et je l’approuve, et ensuite je fais le mal. C’est cela le drame. Le confesseur se situe à l’intérieur de ce drame, pas dans le mécanisme entre universel et particulier. S’il le faisait, il tomberait inévitablement dans l’hypocrisie et il serait porté à dire « Certes, c’est la loi universelle, mais puisque tu te trouves dans ces circonstances, tu n’es pas obligé ». Inévitablement, on créerait un état de fait dont l’invocation rendrait la loi répréhensible. Hypocritement, donc, le confesseur aurait déjà promulgué une autre loi à côté de celle prêchée depuis la chaire. C’est de l’hypocrisie ! Imaginez si le confesseur ne rappelait jamais à la personne qui se trouve devant lui que nous sommes en chemin. On risquerait, au nom de l’Évangile de la miséricorde, de rendre vain l’Évangile de la miséricorde.
Sur ce point Pascal a vu juste dans ses Provinciales, pour d’autres aspects profondément injustes. À la fin l’homme pourrait se convaincre qu’il n’est pas malade, et donc n’a pas besoin de Jésus Christ.
Un de mes enseignants, le serviteur de Dieu père Cappello, grand professeur de droit canonique, disait que « lorsqu’on entre dans un confessionnal il ne faut pas suivre la doctrine des théologiens, mais l’exemple des saints. »
Entretien recueilli par Matteo Matzuzzi pour Il Foglio
Sources : Il Foglio du 15 mars 2014/Traduction du Salon Beige