Dans la perspective du prochain synode extraordinaire des évêques convoqué à l’automne prochain sur le thème de la famille, le pape a demandé au cardinal Walter Kasper de s’adresser au consistoire des cardinaux le 20 février 2014. A la fin de son exposé, le prélat allemand a abordé la situation des divorcés remariés et les solutions pastorales qui pourraient être mises en œuvre pour leur permettre l’accès à la communion eucharistique, en s’appuyant sur la pratique des orientaux schismatiques.
Mgr Fellay a publié le 12 avril 2014 un communiqué – accompagné d’une étude de l’abbé Franz Schmidberger – qui met en lumière l’opposition entre une telle pastorale et la foi de l’Eglise touchant le mariage, la pénitence et l’eucharistie.
Un précédent : l’épisode conciliaire
La tentative actuelle de subvertir ces enseignements de foi au nom d’une approche prétendument pastorale n’est pas nouvelle. La même idée avait déjà été lancée dans l’aula conciliaire voici près d’un demi-siècle, suscitant alors – comme aujourd’hui – des remous dans la presse et l’émotion chez les catholiques.
C’est le 29 septembre 1965 que Mgr Elias Zoghby, vicaire pour l’Egypte et le Soudan du patriarche melkite Maximos, proposait aux Pères conciliaires une solution pastorale à la situation tragique de celui (ou celle) qui, encore jeune, est injustement abandonné(e) par son conjoint. Alors que l’Eglise romaine ne lui proposerait que la vie héroïque de la continence perpétuelle, l’Eglise orthodoxe lui permettrait bénignement de se remarier.
Se fondant sur une interprétation contestable de deux textes évangéliques (Mt 5, 32 et 19, 9) et sur quelques textes patristiques obscurs, les théologiens orthodoxes ont élaboré ce qu’ils appellent le principe d’économie. De quoi s’agit-il ? Sans remettre en cause l’indissolubilité du mariage, ce principe appelle à faire preuve de condescendance et de sollicitude à l’égard du conjoint innocent en le dispensant de la rigueur –supposée excessive– de la loi. Dans la théologie de saint Thomas (II-II, q. 120) et la pratique du droit canon (CJC de 1917, cn. 20 /CJC de 1983, cn. 19), ce principe serait l’équivalent de la vertu d’équité (ou épikie).
Dès le lendemain, le cardinal Charles Journet s’adressait aux Pères conciliaires pour rectifier les affirmations de Mgr Zoghby et rappeler la doctrine et la pratique constantes de l’Eglise catholique. Pressé par l’autorité de s’expliquer, le prélat melkite reprenait la parole dans l’aula conciliaire le 4 octobre 1965 pour affirmer que la dispense proposée n’entendait nullement déroger au principe de l’indissolubilité du mariage.
Dans le Nouveau Testament
Les trois premiers évangiles et les épîtres de saint Paul rapportent l’enseignement du Christ sur l’indissolubilité du mariage.
Dans saint Luc, le Christ qualifie d’adultère aussi bien celui qui, s’étant séparé de sa femme, en épouse une autre que celui qui s’unit à une femme répudiée (Lc 16, 18). Que la séparation soit justifiée ou pas, le lien conjugal reste indissoluble.
Dans saint Marc, Notre Seigneur répond à la question des pharisiens en affirmant que la séparation ne légitime le remariage ni de l’époux ni de l’épouse (Mc 10, 2–12). Ce faisant, il se démarque de la loi de Moïse qui reconnaissait au seul époux le droit de répudier sa femme (Dt 24, 1).
Dans saint Matthieu, la question posée par les pharisiens est double : elle porte à la fois sur le motif d’une éventuelle séparation et sur la possibilité de se remarier (Mt 19, 3–10). Logiquement, la réponse est double : la séparation des époux n’est possible que pour une raison grave –l’infidélité est donnée en exemple– et le remariage est impossible. L’étonnement des disciples souligne la volonté du Sauveur de revenir à l’idéal primitif du mariage (Gen 2, 24).
Saint Paul synthétise la doctrine évangélique dans un passage de la 1ère épître aux Corinthiens (1 Cor 7, 10–11). Se référant explicitement aux prescriptions du Seigneur, il admet l’éventualité d’une séparation –sans en préciser la cause, à la différence de saint Matthieu–, exclut la possibilité d’un remariage, conseille la réconciliation et rappelle l’égalité des époux en la matière. Par ailleurs, il confirme que la femme, qui se remarie après la mort de son premier conjoint, ne saurait être appelée adultère (Rom 7, 1–3 ; 1 Cor 7, 39–40).
Chez les pères de l’Église
L’exégèse correcte des textes néotestamentaires qui traitent de l’indissolubilité du mariage suppose la saisie simultanée de plusieurs éléments : les dispositions de la Loi Ancienne qui permettent parfois la répudiation et le remariage, la volonté du Christ de revenir à l’indissolubilité initiale du mariage sans nier la possibilité d’une séparation pour des raisons graves.
De même, l’interprétation des textes patristiques requiert certaines précautions. D’abord, en parlant des mariages conformes à la loi civile – laquelle autorise souvent séparation et remariage –, les Pères ne les jugent pas pour autant conformes à l’Evangile. Ensuite, ce sont les mêmes mots qui servent souvent à désigner la séparation de corps et de résidence et la rupture du lien ouvrant la porte à un remariage. Enfin, le droit romain ne qualifie pas d’adultère le commerce charnel de l’homme marié avec une femme libre, mais uniquement celui de la femme mariée avec un autre que son mari.
Concluant son étude sur l’indissolubilité du mariage dans les 4 premiers siècles, le Dictionnaire de Théologie Catholique affirme :
« Le sentiment qui prédominait dans l’Eglise, aux quatre premiers siècles, c’est que l’adultère d’un des époux entraînait pour l’autre le droit de se séparer de son conjoint coupable, mais non celui de briser le lien du mariage. Les premiers auteurs qui s’expriment à ce sujet soit dans l’Eglise grecque, soit dans l’Eglise latine, affirment que le mari ne saurait se remarier, quand sa femme manque à la fidélité conjugale. Hermas le dit très clairement. Tertullien le déclare en des termes un peu obscurs. Les autres Pères affirment d’une manière absolue que le mariage est indissoluble. Ils admettent sans doute quelquefois qu’il peut être dissous ; mais ils entendent par cette dissolution une simple séparation de corps. » (art. Adultère, t. 1, col. 483)
L’influence de la loi civile
D’où vient alors que l’Eglise byzantine ait admis le remariage en certaines circonstances ? Le P. Athanase Hage, supérieur général des basiliens de Saint-Jean-Baptiste de l’Eglise melkite, a déjà répondu à cette question dans une étude publiée le 23 novembre 1965 et intitulée « L’indissolubilité du mariage et le cas d’adultère dans la discipline matrimoniale de l’Eglise orientale dans les premiers siècles » :
« La tradition générale de l’Eglise orientale des cinq premiers siècles, à l’exception d’une ou deux voix discordantes, affirme catégoriquement le caractère indissoluble du lien matrimonial, même en cas d’adultère. […] Ce n’est que beaucoup plus tard que la pratique du divorce finit par s’établir dans les Eglises orientales sous l’influence de la loi civile. Au IXe siècle surtout, les neuf causes de divorce assignées dans la Novelle 117 furent insérées dans le Nomocanon des 14 titres de l’Eglise byzantine et mises en pratique. Bien d’autres causes seront ajoutées à la liste de Justinien, surtout à partir du XVIe siècle. »
Abbé François KNITTEL, in la « Lettre de saint Florent » du mois de juin 2014