Note de la rédaction de La Porte Latine :
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Dans une longue interview, publiée le 30 décembre dans l’hebdomadaire allemand Die Zeit, le cardinal Gerhard Ludwig Müller, préfet de la Congrégation pour la Foi, soulève une question d’une actualité cruciale. Lorsque la journaliste qui l’interroge demande au préfet ce qu’il pense de ces catholiques qui attaquent le Pape, en l’appelant « hérétique », il répond :
« Je dois leur donner tort, non seulement en vertu de ma fonction, mais par conviction personnelle. Selon la définition théologique, l’hérétique est un catholique qui s’obstine à nier une vérité révélée et que l’Église prescrit de croire. C’est tout autre chose lorsque les docteurs de la foi officiellement désignés s’expriment d’une manière peut-être malheureuse, vague ou qui prête à des malentendus. Le magistère du pape et des évêques n’est pas au-dessus de la parole de Dieu mais il est à son service (…). Les déclarations pontificales ont du reste un caractère contraignant différent – selon une échelle qui va de la décision ex-cathedra la plus contraignante jusqu’à l’homélie qui sert plutôt à l’approfondissement spirituel. »
Aujourd’hui, nous avons tendance à tomber dans une dichotomie simpliste entre hérésie et orthodoxie. Les paroles du Cardinal Müller nous rappellent qu’entre le blanc (la pleine orthodoxie) et le noir (l’hérésie ouverte), il y a une zone grise que les théologiens ont explorée avec précision. Il existe des propositions doctrinales qui, bien que non explicitement hérétiques, sont réprouvées par l’Église avec des qualifications théologiques proportionnelles à la gravité et à la contradiction de la doctrine catholique. L’opposition à la vérité présente en effet des degrés divers, selon qu’elle est directe ou indirecte, immédiate ou à distance, ouverte ou dissimulée, et ainsi de suite.
Les « censures théologiques » (à ne pas confondre avec les censures ou les peines ecclésiastiques), expriment, comme l’explique dans son étude classique le père Cartechini Sisto, le jugement négatif de l’Eglise sur une expression, une opinion ou toute une doctrine théologique [1]. Ce jugement peut être privé, s’il est le fait d’un ou plusieurs théologiens à titre personnel, ou public et officiel, s’il est promulgué par les autorités ecclésiastiques.
Le « Dictionnaire de théologie dogmatique » [2] du cardinal Pietro Parente et de Mgr Antonio Pioli résume la doctrine en ces termes :
« Les formules de censure sont nombreuses, avec une graduation allant du minimum au maximum. On peut les regrouper en trois catégories :
- Première catégorie : sur le contenu doctrinal, une proposition peut être censurée comme : a) hérétique, si elle s’oppose ouvertement à une vérité de foi définie comme telle par l’Eglise ; selon l’opposition plus ou moins grande, la proposition eut être dite proche de l’hérésie, ou sentant l’hérésie ; b) erronée dans la foi, si elle s’oppose à une conclusion théologique grave, qui dérive d’une vérité révélée et d’un principe de raison ; c) si elle s’oppose à un simple jugement répandu parmi les théologiens, la proposition est censurée comme téméraire.
- Deuxième catégorie : concerne la forme défectueuse, pour laquelle la proposition est considérée comme équivoque, douteuse, captieuse, suspecte, malsonnante etc., tout en ne contredisant aucune vérité de la foi du point de vue doctrinal.
- Troisième catégorie : concerne les effets qui peuvent être produits en raison des circonstances particulières de temps et de lieu, tout en n’étant pas erronées dans le contenu et dans la forme. Dans ce cas, la proposition est censurée comme perverse, vicieuse, scandaleuse, dangereuse, séductrice des simples »
Dans tous ces cas, la vérité catholique manque d’intégrité doctrinale ou est exprimée de manière déficiente et impropre.
Cette précision dans la qualification des erreurs se développa surtout entre les XVIIe et XVIIIe siècles, quand l’Église se trouva confrontée à la première hérésie qui lutta pour demeurer interne : le jansénisme. La stratégie des jansénistes, comme plus tard celle des modernistes, était de continuer à auto-proclamer leur pleine orthodoxie, malgré les condamnations répétées.
Pour éviter l’accusation d’hérésie, ils s’ingénièrent à trouver des formules de foi et de morale ambiguës et équivoques, qui ne s’opposaient pas frontalement à la foi catholique et leur permettaient de rester dans l’Eglise. Avec la même précision et la même détermination, les théologiens orthodoxes repéraient les erreurs des jansénistes, les étiquetant en fonction de leurs caractéristiques spécifiques.
Le Pape Clément XI dans la bulle Unigenitus Dei Filius, du 8 Septembre 1713, censura 101 propositions du livre « Réflexions morales » du théologien janséniste Pasquier Quesnel comme, entre autre « fausses, captieuses, malsonnantes, offensantes pour les oreilles pieuses, scandaleuses, pernicieuses, téméraires, offensantes pour l’Église et sa pratique, suspectes, en odeur d’hérésie, visant à favoriser les hérétiques, l’hérésie et le schisme, erronée et proches de l’hérésie » [3].
Pie VI, dans la bulle Auctorem fidei du 28 Août 1794 condamna à son tour quatre-vingts propositions, extraites des Actes du Synode janséniste de Pistoia (1786). Certaines de ces propositions du Synode sont expressément qualifiées d’hérétiques, mais d’autres sont définies, selon les cas, comme : schismatiques, suspectes d’hérésie, induisant à l’hérésie, favorable aux hérétiques, fausses, erronées, pernicieuses, scandaleuses, téméraires, insultantes pour la la pratique commune de l’Église [4].
Chacun de ces termes a une signification différente. Ainsi, la proposition dans laquelle le Synode professe « être persuadé que l’évêque a reçu de Jésus-Christ tous les droits nécessaires pour le bon gouvernement de son diocèse », indépendamment du pape et des Conciles (n. 6), est « erronée et induit au schisme et à la subversion du régime hiérarchique» ; celle dans laquelle les limbes sont rejetées (n. 26), est considérée comme « fausse, téméraire, offensantes pour les écoles catholiques» ; la proposition qui interdit de mettre sur les autels des reliquaires ou des fleurs (n. 32) est dite « téméraire, injurieuse pour la pieuse coutume reconnue de l’Église» ; celle qui souhaite le retour aux rudiments archaïques de la liturgie, « avec le rappel à une plus grande simplicité de rites, en l’exposant en langue vernaculaire, et en la proférant à voix haute » (n. 33), est définie comme « téméraire, offensante pour les oreilles pieuses, insultantes pour l’Eglise, favorable aux calomnies des hérétiques contre l’Église elle-même ».
Une analyse de la Relatio finale du rapport du Synode des évêques de 2015, menée selon les principes de la théologie et de la morale catholique, ne peut que constater de graves lacunes dans ce document. Beaucoup de ses propositions pourraient être définies comme malsonnantes, erronées, téméraires et ainsi de suite, bien qu’on ne puisse dire d’aucune d’entre elles qu’elle est formellement hérétique.
Plus récemment, le 6 janvier 2016, on a diffusé sur tous les réseaux sociaux du monde un message vidéo du Pape François, consacré au dialogue interreligieux, dans lequel les catholiques, les bouddhistes, les juifs et les musulmans semblent être sur un pied d’égalité, comme « fils de (d’un) Dieu » que chacun rencontre dans sa propre religion, au nom d’une commune profession de foi dans l’amour.
Les paroles de François, mêlées avec celles des autres acteurs de la vidéo et surtout avec les images, véhiculent un message syncrétiste qui contredit, au moins indirectement, l’enseignement sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, confirmé par l’encyclique Mortalium Animos de Pie XI (1928) et la Déclaration Dominus Jesus du préfet de la Congrégation de la Foi d’alors, Joseph Ratzinger (6 Août 2000).
Si nous voulions, en tant que simples catholiques baptisés, appliquer les censures théologiques de l’Eglise à cette vidéo, nous devrions la définir comme :
- induisant à l’hérésie quant au contenu ;
- équivoque et captieuse quant à la forme ;
- scandaleuse quant aux effets sur les âmes.
Le jugement public et officiel revient à l’autorité ecclésiastique, et nul plus que l’actuel Préfet de la Congrégation pour la Foi, n’a de titre pour s’exprimer à cet égard.
Beaucoup de catholiques déconcertés le réclament à haute voix.
Pr. Roberto de Mattei
Sources : Corrispondenza Romana du 12 janvier 2016/Benoit-etmoi/