Mel Gibson n’a pas fini d’en voir. Avant la sortie de La Passion à l’écran, on tente contre lui l’arme de destruction massive : l’inculpation d’anti-sémitisme. Arme non fatale, cependant : difficile d’embobiner longtemps tout le monde avec l’idée que Maia Morgenstern (juive jouant le rôle de Marie) ou Monica Belucci (incarnant Marie-Madeleine) puissent collaborer à l’antisémitisme. Le Vatican dément l’accusation. Résultat, le public d’outre Atlantique s’est s’engouffre dans les salles, au-delà de toutes prévisions, et le film trouve enfin son distributeur en France.
Cachez ce Christ que je ne saurais voir
À peine la baudruche est-elle retombée que, sans se dégonfler, un journal (ex-catholique) tente de faire écran, condamne le film, le déclare « anti-chrétien », « blasphématoire » et lui jette la pierre de « l’impiété » ! D’autres, moins élégants, traitent Gibson de « pornographe » de la violence, ou comme Guy Coq dressé sur ses ergots (Sud-Ouest 28/03/04), de « marchand de soupe », « falsificateur de la foi », cultivant « le goût du morbide et du sadisme »… film d’horreur ou « peplum » ? Il faudrait choisir.
Un jugement si lapidaire n’a rien de surprenant. S’il est une chose qui dérange chez le Christ et qui fait scandale depuis deux mille ans, c’est bien la croix. Rien de plus commun que ces cris contre elle – et contre La Passion – si rude à saisir et à regarder en face. La tartufferie, en revanche, atteint des pics d’incongruité. Les rôles s’inversent. Ledit Coq ne chante plus, il renie : « Jésus n’est pas l’objet d’un sacrifice (ibid.). » La critique, si large à l’ordinaire et de réputation peu bégueule, s’effarouche telle une vestale. Elle s’enflamme et moralise avec un ensemble parfait : Cachez ce Christ que je ne saurais voir !
Elle qui applaudissait l’imagination scabreuse des cinéastes libertaires traitant du Christ, défend tout à coup l’historicité des Évangiles, accusant Mel Gibson d’avoir brodé ici et là. Désavouant la liberté sacrée de l’artiste et le saint droit au blasphème, les censeurs rétablissent le crime de sacrilège qu’ils ont œuvré à banaliser.
Mel Gibson rompt la trêve des confiseurs
Le scandale arrive donc par Mel Gibson qui, montrant le Christ victime sur la Via crucis, commet l’adultère esthétique, bouscule la routine et les canons bien établis. Par delà ses choix artistiques, la passion elle-même en est la cause : sa violence insoutenable démasque l’hypocrisie et projette sa lumière crue sur la cruauté mortelle de Satan, « l’Accusateur de nos frères » selon l’Apocalypse. On acceptait un Christ super star, éthéré, doucereux, nimbé de blondeur, prêchant sans heurts et sans ennemis, bonheur, fleurs, amour et paix… ou posant ses doux yeux bleus sur Marie-Madeleine et « le disciple qu’il aimait ». La star du septième art rompt la trêve des confiseurs hollywoodiens : le réalisme et la violence des Évangiles opèrent comme une lame à deux tranchants. S’y ajoute l’effet d’envie. L’énorme succès du film aggrave le crime ; normal qu’on le lapide : « il séduit les foules. » Pour ce même motif – la jalousie – le Christ fut livré. Lui-même a dû déjouer plusieurs tentatives de lapidation, dont celle de la femme adultère, « son heure n’étant pas encore venue ».
« Personne ne t’as condamnée ? »
Devant la foule qui l’écoutait, ils avaient amené à Jésus la coupable « surprise en flagrant délit d’adultère », rapporte saint Jean, « pour lui tendre un piège afin de pouvoir l’accuser » (Jn 8, 3–6). Le montage était simple : la loi de Moïse prescrivait dans ce cas la lapidation immédiate ; mais on prévoyait que Jésus s’y déroberait, puisqu’il avait toujours pris le parti des pécheurs (non des péchés) devant les pharisiens : ils pourraient enfin l’accuser d’enfreindre la Thora. Jésus, feignant d’abord l’indifférence, démasque leur hypocrisie d’une magnifique frappe qui les renvoie à leur conscience :
Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre !
L’évangéliste commente non sans humour : « Ils se retirèrent un à un, en commençant par les plus vieux… » Le Christ, sondant les reins et les cœurs, avait déjà montré ses talents de lecteur de pensée. Il valait mieux se retirer. Reste la femme, seule devant la foule, avec Jésus qui affecte la surprise :
Où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ? – Personne, Maître. – Moi non plus, je ne te condamne pas. Vas et désormais ne pèche plus.
Tout est admirable en ce bref échange, où une vie humaine est prise en otage pour se saisir du Christ, qui va doublement la sauver. Le dénouement parle d’évidence : tandis que l’accusée, à deux doigts d’y passer, est innocentée par le pardon divin, les accusateurs sont reconnus coupables de leurs propres péchés – leur retraite est un aveu contraint. La suite du chapitre éclaire la scène d’un jour violent : « Vous, vous jugez selon la chair, moi, je ne juge personne », lance Jésus aux pharisiens revenus à la charge ;
Vous voulez me tuer, moi qui vous dit la vérité. […] Vous avez le diable pour père et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir […]. Dès l’origine ce fut un homicide ; il n’était pas établi dans la vérité parce qu’il n’y a pas de vérité en lui : […] il est menteur et père du mensonge.
Cette brusque révélation sur le diable (le diviseur, le menteur et l’homicide) qui fomente le meurtre en accusant et créant l’illusion de la justice divine, est décisive, et le propos sur la vérité explique après coup toute la scène de la lapidation manquée : « La vérité [cette vérité sur Jésus qui est Dieu et sur ce jeu diabolique qu’il met au jour de la part du Père] vous rendra libres » (Jn 8, 32).
Vous, vous jugez selon la chair ; moi, je ne juge personne…
La dénonciation et le jet de la pierre au coupable – la première pierre surtout – revêtent les oripeaux de la morale et de la justice ; le Christ révèle qu’il s’agit d’un pur mensonge, d’un geste diabolique : ce jet meurtrier est le signe de la culpabilité qui s’aveugle elle-même, ou prétend se libérer en se projetant sur l’autre, désigné du doigt comme l’auteur du mal, tout en se disculpant soi-même. Tel est le jeu infernal par lequel Satan tente de régner, aveuglant les foules sur la vraie cause du mal dans le monde : leurs propres péchés. Voilà ce que la passion révèle au monde (Jn 8, 26), en même temps que l’amour infini du Christ (I Jn 3, 16).
La passion n’a pas d’autre cause que les péchés des hommes, dont nul n’est exempt, et que l’amour du Père veut effacer. C’est en quoi elle est lumière de salut, renvoyant chacun à sa conscience. Satan, en langue hébraïque, signifie Accusateur. Qui accuse son frère n’est pas de Dieu mais du malin, car « qui hait son frère est un meurtrier » (I Jn 3,15) ; sans le savoir, il accomplit les désirs du diable, animé d’une jalousie qui s’ignore : la comparaison de soi-même avec autrui.
La prière même du pharisien, se comparant au publicain, le condamne. Le donneur de leçons, le soupçonneux, le médisant… est en réalité coupable et s’en va condamné, tandis que l’accusé devient innocent ; tel est le retournement diamétral opéré par le Christ en faveur de la femme adultère – les pharisiens refusent de comprendre – et qui annonce la croix.
Au Calvaire, les foules seront victimes du même aveuglement sur elles-mêmes et sur Jésus-Christ, qui mène à la mort :
Vous mourrez dans vos péchés, menace-t-il, si vous ne croyez pas que Je Suis
Jn 8, 24
Le nom divin Je Suis (Yahvé) est prononcé. Jésus s’arroge trois fois ce nom au cours de ce long entretien. Désormais les autorités de Jérusalem tiennent leur motif, elles iront jusqu’au bout. À leurs yeux enténébrés, « il a blasphémé ». Ce chapitre 8 de l’Évangile se termine par une seconde lapidation manquée, contre le Christ cette fois.
Ils ramassèrent alors des pierres pour les lui jeter, mais Jésus se déroba et sortit du Temple.
Jn 8, 59
« Pardonnez-leur, Père, ils ne savent pas ce qu’ils font. »
Son heure venue, Jésus se livrera lui-même, par amour des pécheurs, ce qu’on nomme sacrifice. La passion et la croix marquent pour lui « l’heure de la glorification » où, contre toute apparence, « Satan va être jeté dehors. ». Lui l’innocent (« Qui de vous me convaincra de péché ? » Jn 8, 46) charge sur ses épaules l’accusation diabolique et brise le cercle infernal des accusations mutuelles. À ceux qui l’avaient incriminé d’être « possédé par un démon » (Jn 8, 48 et 52), il ne répond que par cette prière qui demeure la grande leçon de la croix, pour nous tous qui mettons plus d’ardeur à condamner qu’à pardonner :
Pardonnez-leur, Père ; ils ne savent pas ce qu’ils font.
Il délivre des ténèbres tous ceux qui croiront en lui, à commencer par le larron repentant qui entre le premier au Paradis.
Le Christ ressuscitant, éclatant de gloire, consomme cette victoire définitive de la croix, la rend crédible et demeure la source rayonnante de grâce et de vérité, du jugement vrai, sans jalousie mais en toute bienveillance, miséricorde, et bonté dont témoignent les vrais fils de lumière.
Abbé Christophe Héry †