Plus de 10.000 cheminots italiens furent reçus, dans la Basilique Saint-Pierre, en audience spéciale par le Souverain Pontife, qui leur adressa un discours en italien, dont voici la traduction :
Ce n’est pas la première fois que votre catégorie – si nombreuse et si méritante – vient à la maison du Père commun, pour Lui demander une parole de lumière, d’encouragement et de bénédiction.
Vous venez de toute l’Italie pour représenter, autant que possible, les 140000 agents affectés au service ferroviaire, organisme vaste et complexe dans lequel s’unissent en une admirable harmonie les inventions les plus modernes de la science, la sage et ferme discipline, la collaboration active d’une multitude de personnes travaillant dans les secteurs les plus divers. Dans son ensemble, il représente le but atteint en un peu plus d’un siècle par les efforts continus de pensée et de travail accomplis par plusieurs milliers d’hommes.
Les multiples responsabilités des cheminots
L’apparition des transports ferroviaires fut un des signes annonciateurs de la naissance d’une ère nouvelle pour la société humaine. Ce fut le premier moyen terrestre qui permit de transporter de nombreux groupes de voyageurs à des vitesses moyennes jusqu’alors inconnues. En un temps relativement bref, il est devenu possible de parcourir un chemin qui n’était même pas imaginable auparavant, en commençant par les premiers convois et en arrivant aux trains électriques modernes, des premières gares munies d’aiguillages actionnés à la main et de signaux éclairés par des lanternes à pétrole jusqu’aux constructions les plus modernes pourvues de systèmes d’automation. Vous avez enfermé l’espace et le temps dans des liens de discipline absolue ; votre programme quotidien s’appelle l’horaire ferroviaire, et tout citoyen peut, aussitôt qu’il le veut, constater combien il est difficile de trouver dans la vie civile une fidélité mise aussi continuellement et sans repos à une dure épreuve et toutefois admirablement observée.
Il suffirait de monter sur une de ces grandes tours, qui dominent, de leur hauteur, le trafic des dizaines de voies formant l’ossature d’une grande gare moderne. Sur cette tour se trouve le cerveau de la circulation ; des lampes qui s’allument, s’éteignent, donnent les indications par les différentes couleurs : chaque train est suivi, surveillé, commandé, arrêté et mis en marche. Les nouvelles arrivent là de centaines de kilomètres de distance ; on donne les ordres, on pourvoit aux déviations. Que l’on pense à tout ce qui est organisé tout le long de la ligne : gares principales et secondaires, croisements, sémaphores et signaux, aiguillages, vérification des installations. Il ne peut manquer même un seul anneau de la chaîne. Chaque section est importante et fondamentale, comme chaque mètre ; une section de voie non vérifiée, un retard dans l’abaissement des barrières à un passage à niveau, un portail qui n’est pas fermé à temps, un signal qui ne fonctionne pas, un aiguillage qui se coince, et c’est le danger de la tragédie pour des dizaines et parfois des centaines de personnes.
Soyez donc les bienvenus, très chers fils ; bienvenus les techniciens et ouvriers des services des travaux, à qui il appartient de prendre soin avec vigilance de l’efficience de la voie ferrée avec toutes les oeuvres disséminées le long de celle-ci ; bienvenus les gardes-voies, qui surveillent mètre par mètre les plus petites structures de la voie ; bienvenus les employés du service des équipements électriques, qui effectuent le même travail exact pour les conduites électriques et les appareils de sécurité ; bienvenus les chefs de gare, les aiguilleurs, les manœuvres et tous ceux qui sont affectés au mouvement des trains, qui en règlent la circulation sans interruption, en veillant sur la sécurité des voyageurs ; bienvenus les machinistes, qui pilotent les trains d’une main experte ; bienvenus les ouvriers chargés de la conservation du matériel de traction et des véhicules, dont le travail scrupuleux est une condition essentielle pour la régularité et la sécurité du trafic ; bienvenus les responsables des communications télégraphiques ; bienvenus tous ceux à qui sont confiés les services pour les voyageurs et les marchandises dans les gares.
En recevant les travailleurs en des audiences pour ainsi dire innombrables. Nous avons parlé tant de fois et sous divers aspects du problème qui les préoccupe à juste titre ; personne n’ignore que l’Eglise, loin d’être et de se montrer indifférente à l’égard de la question sociale, a manifesté avec précision et clarté les principes sur lesquels elle base la juste solution de celle-ci. Aussi sommes-Nous vivement satisfait des améliorations notables qui viennent d’être obtenues au sujet de l’état juridique et des rétributions de votre catégorie.
Laissez-Nous donc, chers fils, en cette rencontre si simple et affectueuse, Nous adresser directement à vos âmes pour vous dire une parole paternelle d’exhortation spirituelle. Votre vie même de personnes affectées aux voyages ferroviaires Nous en offre l’occasion.
La vie : un voyage vers Dieu
1. – Celui qui voyage en train doit avoir une finalité bien précise à poursuivre ; atteindre un but, descendre à la gare d’arrivée. C’est à cette fin évidemment que devront être subordonnées les autres exigences voire justes, du voyage : la rapidité, par exemple, la commodité, la beauté du parcours. Cela signifie que tout voyageur devra être disposé à renoncer à ces avantages, s’ils représentaient un obstacle pour arriver au but fixé. Que diriez-vous d’un homme qui, n’ayant pas trouvé une place commode dans son train, en prendrait un autre qui lui offre des conditions plus confortables de voyage, mais va dans une direction opposée ?
Ce qui ne se produit pas normalement dans les gares, sur les trains, se produit, malheureusement, plus d’une fois, dans le voyage de la vie. Il y a en effet pour tous, sur la terre, un but bien établi : arriver à la vision de Dieu, à l’amour et à la possession de Dieu. Ce but a été assigné à tous et pour y arriver chacun a un certain temps, dont Dieu seul connaît la durée. C’est vers cette fin que chacun doit se diriger à tout prix, même si la façon d’y parvenir n’était pas celle que l’on aurait désirée et préférée.
Il faut donc aussi écarter ces moyens – même commodes et plus agréables – qui, au lieu de conduire au but, en éloignent ou, tout au moins, causent des haltes indues. Donc si une personne, une chose, un événement se présentaient comme des obstacles sur le chemin qui doit conduire à Dieu, il sera nécessaire et raisonnable de se comporter comme on ferait dans les voyages terrestres ; il faut éviter ces obstacles ou les dépasser ; il ne faut pas changer de route à cause d’eux et il est encore moins permis de sortir des rails ; il faut au contraire rester aux ordres de Celui qui préside au trafic complexe de l’existence humaine. Se comporter autrement signifierait s’éloigner du but, perdre Dieu et s’engloutir dans l’abîme de la perdition.
La coopération au salut des autres
2. – Le bon chemin assuré, vous devez être soucieux du sort de tous ceux qui voyagent avec vous.
Certains ne savent peut-être plus quel est le but vers lequel ils se dirigent : il faudra le leur montrer. D’autres s’attardent à des arrêts inutiles et dangereux ; il faut les exhorter à partir. D’autres courent – parfois si vite – mais dans le sens opposé à celui qu’ils devraient suivre : il faut les arrêter à temps. De même faudra-t-il éclairer ceux qui tâtonnent dans l’obscurité de l’erreur, guider ceux qui sont sur le point de s’égarer dans les brouillards du doute et de l’incertitude, réconforter ceux qui seraient fatigués, relever ceux qui seraient tombés.
Chers fils, ne dites pas : nous n’avons pas à nous intéresser du sort d’autrui : ne s’agit-il pas en effet d’étrangers ? Ne dites pas comme Caïn que vous n’êtes pas les gardiens de vos frères (Gen., iv, 9) ; ne passez pas outre (Luc, x, 32) quand vous voyez un de vos frères dans le besoin : ce ne serait pas une attitude humaine et encore moins chrétienne.
Les hommes ne doivent pas se considérer comme des êtres indifférents les uns envers les autres ; mais comme des membres d’une sorte de grande famille unique, voire des membres de l’unique Corps mystique du Christ. Des membres qui ont, certes, leur individualité – ils sont en effet de vraies personnes, conscientes, libres, responsables – mais aussi une vie commune, une vie qui les fait tous participer aux joies, aux douleurs, aux angoisses de chacun.
Un chrétien est donc celui qui ne regarde personne, dans le monde entier, comme on regarde un étranger ; un chrétien est celui qui s’empresse dans la mesure du possible auprès de tous, comme tout membre du corps pour tous les autres membres ; un chrétien est celui qui se fait « tout à tous », selon la vigoureuse expression de l’Apôtre (i Cor., ix, 22).
Cette solidarité, qui est déjà prescrite quand il s’agit de nécessités concernant la vie terrestre, est exigée à plus forte raison quand les intérêts et le destin des âmes sont en jeu.
Et il ne sert à rien de dire – comme certains le répètent parfois – que l’homme se sauve ou se perd selon qu’il dirige librement ses propres pas dans un sens ou dans l’autre. Qui ne sait que pour tant d’âmes – qui connaissent maintenant la joie des cieux – le moment décisif fut la rencontre avec un apôtre, qui les aida à retrouver la bonne voie, à se relever, à se remettre en route ? Et n’est-il pas vrai aussi que d’autres âmes sont dans les tourments parce qu’elles n’eurent pas ce sort ? Il n’en est pas autrement dans les voyages terrestres : un conducteur plus expérimenté, un télégraphiste plus attentif, un garde-voie plus diligent peuvent empêcher un désastre et décider de l’heureux résultat d’un voyage.
Dans la joie du bon exemple
A l’œuvre, chers fils !
Quiconque vit avec vous – en famille ou sur le lieu du travail – quiconque vous rencontre seulement pour quelques instants ou même passe à côté de vous, doit sentir l’influence de votre âme : ce sera votre parole, avec laquelle vous insisterez en temps opportun et même hors de ce temps, en reprenant, en suppliant, en exhortant avec une grande patience et doctrine (Tim., iv, 2) ; ce sera le témoignage de votre vie, témoignage courageux et par conséquent total, qui n’est pas impérieux mais qui ne craint pas non plus les incompréhensions et l’hostilité des méchants, la haine du monde ; ce sera votre prière continue, une prière récitée avec une insistance confiante et avec une ferveur sans cesse renouvelée, une prière vécue par l’offrande de votre vie, spécialement de votre travail, de vos souffrances grandes et petites.
Voilà, chers fils, ce que Nous avons voulu vous dire en cette rencontre qui Nous a été procurée par l’amour prévoyant de Dieu. Ecoutez la voix de votre Père ; vous vous sauverez et, en même temps, vous serez les sauveurs de tant de vos frères.
Vous coopérerez de la sorte à renforcer la confiance en la possibilité que, dans le monde du travail aussi, l’hiver finisse et que commence un nouveau printemps. Les temps s’éloigneront, où un spectacle désolé et désolant se présentait au regard parce qu’on fuyait Jésus, on demeurait loin de Lui, on craignait de s’approcher de Lui, comme si le fait de se trouver avec Lui signifiait trahir ses intérêts légitimes.
Il n’en sera plus ainsi. Si Nous ne sommes pas aveuglé par le désir d’une nouvelle ère de bien, il y a lieu de croire que bientôt toute opposition, même minime, devra cesser entre le monde du travail et la doctrine de rédemption du Christ.
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-Augustin Saint Maurice – D’après le texte italien des A. A. S., L, 1958, p. 170 ; traduction française de l’Osservatore Romano, du 7 mars 1958