Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

16 avril 1956

Discours à un groupe de médecins de la lèpre

Table des matières

Le lun­di 16 avril, le Souverain Pontife a reçu en audience les membres du congrès inter­na­tio­nal pour la défense et la réha­bi­li­ta­tion sociale des malades de la lèpre. Il a pro­non­cé en fran­çais, à cette occa­sion, le dis­cours suivant :

Nous vous sou­hai­tons cor­dia­le­ment la bien­ve­nue. Messieurs, et sommes heu­reux de vous rece­voir à l’oc­ca­sion du congrès inter­na­tio­nal pour la défense et la réha­bi­li­ta­tion sociale des malades de la lèpre. Vous ne dou­tez certes pas du vif inté­rêt que Nous por­tons à l’œuvre bien­fai­sante que vous avez déjà accom­plie et que vous dési­rez conti­nuer avec une effi­ca­ci­té encore accrue. Notre gra­ti­tude va aus­si à l’Ordre sou­ve­rain et mili­taire de Malte qui, fidèle à ses tra­di­tions cha­ri­tables de secours aux infirmes, a vou­lu affron­ter ain­si une tâche d’une gra­vi­té par­ti­cu­lière. Nombreux sont encore, hélas, les pays où cette mala­die exerce ses ravages, et trop nom­breuses ses vic­times. On comp­te­rait actuel­le­ment dans le monde plus de cinq mil­lions de han­sé­niens, dont quatre cent mille seule­ment en trai­te­ment. Pourtant la méde­cine dis­pose de remèdes éprou­vés capables d’en­rayer les pro­grès du mal, et même de rendre la san­té à ceux que l’on peut soi­gner à temps. Aussi ce congrès, qui groupe des savants et socio­logues de qua­rante pays, Nous semble par­ti­cu­liè­re­ment oppor­tun : met­tant en com­mun votre savoir et votre expé­rience, vous pour­rez don­ner à la lutte contre la lèpre un nou­vel élan et une plus grande extension.

Grâce aux nou­veaux remèdes la lèpre n’est plus une mala­die inguérissable.

Quand on parle de la lèpre, un fait mérite d’a­bord d’être sou­li­gné : c’est le chan­ge­ment radi­cal qui s’est opé­ré depuis 1941 dans sa thé­ra­peu­tique ; à cette époque, en effet, débu­tèrent les pre­miers essais de trai­te­ment par les sul­fones (pro­min, sul­phé­trone, dia­sone), qui se révé­lèrent beau­coup plus effi­caces que le chaul­moo­gra uti­li­sé jus­qu’a­lors, mais dont le prix éle­vé ren­dait dif­fi­cile l’ap­pli­ca­tion à un grand nombre de patients. Un pro­grès impor­tant fut enre­gis­tré en 1948 lors­qu’on son­gea à sub­sti­tuer aux déri­vés sul­fo­nés la sulfone-​mère : ce médica­ment de prix modique et d’emploi aisé per­met­tait l’u­ti­li­sa­tion sur une grande échelle, par­mi des popu­la­tions pauvres et peu évoluées.

On peut donc affir­mer à pré­sent que la lèpre n’est plus ingué­ris­sable, même si l’on reste encore trop dému­ni à l’é­gard des mani­fes­ta­tions dou­lou­reuses et si les rechutes res­tent encore pos­sibles dans un cer­tain nombre de cas. Comment sou­li­gner suf­fisamment la por­tée d’un tel résul­tat, sur­tout si l’on se rap­pelle la ter­reur que la lèpre ins­pi­rait jadis et ins­pire encore à pré­sent, bien à tort d’ailleurs ? Son anti­qui­té — ne remonte-​t-​elle pas jus­qu’aux temps de la pré­his­toire ? — les déve­lop­pe­ments litté­raires qui l’ont prise pour thème, le carac­tère spec­ta­cu­laire des défor­ma­tions qu’elle inflige, quand elle est par­ve­nue à un stade avan­cé, les mesures de défense sociale qu’elle a déter­mi­nées au cours des siècles, en par­ti­cu­lier la claus­tra­tion cruelle et d’ail­leurs d’u­ti­li­té très contes­tée, tout cela contri­buait et contri­bue encore à entre­te­nir à son égard une aver­sion en quelque sorte ins­tinc­tive, contre laquelle il importe de réagir fortement.

Elle est moins contagieuse que la tuberculose.

Il faut d’a­bord remar­quer que, si la lèpre est conta­gieuse, elle l’est moins que la tuber­cu­lose et ne se pro­page que diffi­cilement : 3 à 6% seule­ment des per­sonnes vivant auprès des han­sé­niens contrac­te­raient l’in­fec­tion ; cette faible pro­por­tion est due à ce qu’un cer­tain nombre de malades n’é­mettent pas de germes ou n’en émettent qu’en petite quan­ti­té et à cette parti­cularité que le bacille se trans­met sur­tout par voie cuta­née. Il suf­fit d’ob­ser­ver les règles essen­tielles de l’hy­giène pour évi­ter dans une large mesure le dan­ger de conta­mi­na­tion ; on a d’ailleurs pu noter comme excep­tion­nel le fait que des méde­cins ou leurs familles vivant à proxi­mi­té des lieux d’hos­pi­ta­li­sa­tion aient contrac­té la mala­die. Il n’y a donc pas de motif d’a­dop­ter vis- à‑vis de la lèpre des mesures plus sévères que pour d’autres mala­dies conta­gieuses ; on évi­te­ra même ain­si une des causes les plus actives de sa pro­pa­ga­tion : la dis­si­mu­la­tion du mal. Les malades trai­tés avec libé­ra­li­té ne crain­dront plus le méde­cin à l’é­gal du poli­cier, et vien­dront d’eux-​mêmes deman­der des soins au lieu de se cacher, de res­ter pour leur entou­rage des fac­teurs per­ma­nents de conta­gion et de se condam­ner eux-​mêmes à en subir les pires consé­quences. La sup­pres­sion des pré­ju­gés cou­rants et des méthodes de coer­ci­tion condi­tionne donc le suc­cès des cam­pagnes anti-​lépreuses, et vous avez plei­ne­ment rai­son de mettre en évi­dence la réa­li­té des faits telle qu’elle se pré­sente aujourd’­hui. Tout auto­rise à croire que les méthodes de prophy­laxie anti-​tuberculeuse, qui ont fait leurs preuves en Europe et sont basées sur le dépis­tage et le trai­te­ment pré­coces, obtien­dront les mêmes effets là où on appli­que­ra à la lèpre des pro­cédés semblables.

Des problèmes concernant l’épidémiologie de la lèpre n’ont pas encore trouvé de solution et retardent les progrès de la médecine.

Cependant, une dif­fi­cul­té sérieuse retarde aujourd’­hui encore les pro­grès de la méde­cine dans ce domaine ; de nom­breux pro­blèmes concer­nant l’é­pi­dé­mio­lo­gie de la lèpre n’ont pas encore trou­vé de solu­tion. Le bacille de Hansen s’a­vère, en effet, très dif­fi­cile à étu­dier ; il n’ar­rive à se fixer natu­rel­le­ment que dans l’or­ga­nisme humain et, mal­gré les tra­vaux pour­sui­vis par de nom­breux savants pen­dant plus d’un demi-​siècle, on n’a pas encore réus­si des essais de culture en labo­ra­toire ; on n’est pas non plus par­ve­nu à l’i­no­cu­ler aux ani­maux et à déter­mi­ner chez eux une mala­die trans­mis­sible. On manque éga­le­ment d’en­quêtes épi­dé­mio­lo­giques, qui met­traient en évi­dence les fac­teurs biolo­giques, cli­ma­tiques, raciaux, sociaux, jouant un rôle dans son expan­sion. Pareil tra­vail requiert évi­dem­ment un appa­reillage scien­ti­fique coû­teux et que pré­ci­sé­ment les pays où la lèpre sévit davan­tage sont inca­pables de se pro­cu­rer. On aper­çoit là du simple point de vue de la recherche une tâche consi­dé­rable et de pre­mière impor­tance. Quant aux mesures d’ac­tion directe, il appa­raît comme pri­mor­dial de pré­pa­rer dans cha­cun des pays inté­res­sés un per­son­nel spé­cia­li­sé, ayant reçu une for­ma­tion sé­rieuse auprès des savants les plus com­pé­tents en la matière. Il fau­drait ensuite orga­ni­ser la lutte aux endroits les plus tou­chés : des dis­pen­saires bien équi­pés, fixes ou mobiles sui­vant le cas, consti­tue­ront les élé­ments de pointe s’ef­for­çant de repé­rer et de soi­gner à temps les malades de type bénin, tan­dis que les conta­gieux seront diri­gés vers des sana­to­riums qui leur assure­ront tous les soins néces­saires sans entra­ver leur liberté.

Le Saint-​Père déclare que s’occuper des lépreux demeure toujours un admirable apostolat ; car ces malades ont autant besoin de réconfort moral que de soins corporels.

Aussi long­temps qu’on fut pri­vé d’un remède vrai­ment effi­cace, le soin des han­sé­niens exi­geait de ceux qui s’y consa­craient un dévoue­ment héroïque. Combien de reli­gieux et de reli­gieuses n’ont pas hési­té à séjour­ner dans les lépro­se­ries, d’où tout espoir sem­blait ban­ni et tom­bèrent vic­times à leur tour du même fléau ! Actuellement la thé­ra­peu­tique de la lèpre s’ap­pa­rente à celle de toute autre affec­tion chro­nique ; le trai­te­ment appli­qué avec dis­cer­ne­ment, et accom­pa­gné d’une sur­veillance systéma­tique pour pré­ve­nir les acci­dents et y remé­dier, obtient tou­jours des résul­tats appré­ciables. Quel meilleur sti­mu­lant pour les âmes géné­reuses, qui se consacrent à cette tâche avec plus d’ar­deur encore que par le pas­sé ! En même temps que la gué­ri­son des corps et les pro­blèmes déjà ardus qu’elle pose, il faut affron­ter les dif­fi­cul­tés psy­cho­lo­giques et sociales, en par­ti­cu­lier celles qu’en­traîne l’hos­pi­ta­li­sa­tion des cas conta­gieux, que l’é­vo­lu­tion très lente de la mala­die retien­dra plu­sieurs années loin de leur famille et de leurs occu­pa­tions. Séparé de la socié­té, le malade n’a-​t-​il pas alors un besoin plus urgent d’aide morale et spiri­tuelle, de com­pré­hen­sion, d’en­cou­ra­ge­ment ? Surtout lorsque son cas ne donne plus guère espoir de gué­ri­son, ne doit-​il pas entre­tenir des rai­sons de vivre et de souf­frir, que les doc­trines humaines sont bien inca­pables de lui don­ner ? Précisément parce que la lèpre requiert une cure pro­lon­gée, pro­voque par­fois des défor­ma­tions et des infir­mi­tés pénibles, et aus­si parce que per­sistent à son égard des atti­tudes injus­ti­fiées dé répul­sion et de crainte, le malade a besoin de toutes ses res­sources spi­ri­tuelles ; il sou­haite com­prendre le sens de l’é­preuve qui le frappe et la por­ter non avec un stoï­cisme froid ou une rési­gna­tion aveugle, mais avec le cou­rage géné­reux, dont seule une foi reli­gieuse solide peut don­ner le secret.

Même après sa guérison, le lépreux a besoin d’aide et d’encouragements

Pour vous-​mêmes. Messieurs, vous avez l’am­bi­tion d’appor­ter dans cette lutte anti-​lépreuse toutes vos éner­gies, toutes les res­sources de votre intel­li­gence et de votre cœur. Qu’une propa­gande bien- menée fasse connaître au grand public les moyens dont dis­pose actuel­le­ment la méde­cine pour abor­der cette lutte, ain­si que son carac­tère véri­table, et d’autre part l’ur­gence d’une action plus éner­gique et plus vaste. Aujourd’hui comme autre­fois, les mis­sions catho­liques s’y dépensent, soit direc­te­ment par l’en­tretien de ser­vices médi­caux, dis­pen­saires et hôpi­taux, soit indi­rectement par la recherche scien­ti­fique et les formes les plus diverses d’as­sis­tance sociale. Lorsqu’il est ren­tré dans la vie civile, le han­sé­nien en voie de gué­ri­son se heurte aux dif­fi­cul­tés de la réadap­ta­tion, et par­fois son corps garde les stig­mates des souf­frances endu­rées : un labeur impor­tant reste donc à accom­plir dans le domaine de l’as­sis­tance sociale, ain­si que pour effa­cer, par le moyen de la chi­rur­gie répa­ra­trice ou esthé­tique et de l’or­tho­pé­die, les séquelles de la mala­die. Question d’orga­nisation et de tech­nique, sans doute, mais plus encore œuvre de sym­pa­thie humaine et d’a­mour sin­cère. Ici encore Nous vou­lons croire que des catho­liques for­més à l’é­cole d’un Maître, qui pro­pose la cha­ri­té comme pre­mier pré­cepte, riva­li­se­ront d’in­géniosité et de fer­veur, si pos­sible au moyen d’un « Comité inter­na­tio­nal catho­lique », pour sou­la­ger ces peines et rendre à leurs frères visi­tés par l’é­preuve plus de séré­ni­té et de joie intime.

Le Saint-​Père termine en exhortant ceux qui soignent les corps à penser aussi aux âmes des lépreux.

Un épi­sode fort expres­sif de la Bible illustre, par la gué­ri­son d’un homme frap­pé de lèpre, les détours admi­rables, par les­quels la Providence divine sait atti­rer les hommes à la véri­té. Naaman le Syrien, igno­rant du vrai Dieu, vient trou­ver le pro­phète Elisée pour implo­rer de lui la gué­ri­son ; cédant à contre­cœur à son injonc­tion, il se baigne dans le Jourdain, recouvre la san­té et recon­naît « qu’il n’y a point de Dieu sur toute la terre, si ce n’est le Dieu d’Israël » (IV Rois, V, 15). L’interven­tion divine ne se limite pas à la gué­ri­son du corps ; elle pénè­tre plus à fond, jus­qu’à l’es­prit, le délivre de l’er­reur et lui indique la voie qui mène à la lumière. Lorsque le Christ ren­contrait des malades de la lèpre au cours de ses péré­gri­na­tions, il ne pou­vait res­ter sourd à leurs cris sup­pliants. « Seigneur, si tu le veux, tu peux me gué­rir », disait l’un d’eux (Matth., VIII, 2). Jésus étend la main, le touche et « aus­si­tôt sa lèpre fut gué­rie » (ibid. VIII, 3). Nous aus­si, Messieurs, Nous vou­drions que ce même cri, répé­té aujourd’­hui encore par plu­sieurs mil­lions d’hommes, sus­cite un grand élan de com­pas­sion. Que l’on uti­lise au maxi­mum, pour sup­pri­mer une plaie par­ti­cu­liè­re­ment dou­lou­reuse de l’hu­ma­ni­té, les mer­veilleuses conquêtes de la science moderne, mais qu’on songe avec plus de sol­li­ci­tude en­core aux âmes immor­telles en quête de la véri­té et de la vie qui ne passe pas. Comme les malades de la lèpre dont parle l’Evan­gile, elles aspirent à ren­con­trer la per­sonne de Jésus, le seul Sauveur, grâce à la cha­ri­té des hommes d’au­jourd’­hui, qui ac­ceptent de pro­cla­mer son Nom et de se faire les témoins sin­cères de sa puis­sance et de son amour.

En appe­lant les faveurs du Ciel sur vous-​mêmes et sur tous ceux qui consacrent au ser­vice des malades de la lèpre le meil­leur de leurs forces et de leurs affec­tions, Nous sou­hai­tons à votre effort le suc­cès le plus large, et de tout cœur vous en don­nons pour gage Notre pater­nelle Bénédiction apostolique.

Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-​Augustin Saint Maurice – D’après le texte fran­çais des A. A. S., XXXXVIII, 1956, p. 282.