Le jour de la Pentecôte, le Saint-Père a adressé un radiomessage au monde entier pour célébrer le 50e anniversaire de l’encyclique « Rerum novarum ». Il y renferme la compétence de l’Eglise en matière sociale et pour l’établissement de l’ordre nouveau, rappelle les principes de morale qui concernent l’usage des biens matériels, le travail et la famille.
L’esprit de la Pentecôte.
La solennité de la Pentecôte, jour de la glorieuse naissance de l’Eglise du Christ, est pour Notre cœur, chers fils de l’univers entier, une douce et opportune invitation, riche de hauts enseignements, à vous adresser, au milieu des difficultés et des conflits du temps présent, un message d’amour, d’encouragement et de réconfort. Nous vous parlons à un moment où toutes les énergies, toutes les forces physiques et intellectuelles d’une portion sans cesse croissante de l’humanité, sont tendues, à un degré d’intensité inconnu jusqu’ici, sous l’inexorable loi du fer de la guerre, et où d’autres antennes font rayonner des accents pleins d’exaspération et d’acrimonie, de scissions et de luttes.
Mais les antennes de la colline vaticane, de cette terre que le martyre et le tombeau du premier Pierre ont consacrée comme centre authentique de la Bonne Nouvelle et de sa bienfaisante diffusion dans le monde, ne peuvent transmettre que des paroles se pénétrant et s’inspirant de l’esprit consolateur de la prédication qui, à la première Pentecôte, par la voix de Pierre, retentit dans Jérusalem tout émue : esprit d’ardent amour apostolique, esprit qui n’éprouve pas de désir plus vif et de joie plus sainte que de conduire tous, amis et ennemis, aux pieds du Crucifié du Golgotha, au tombeau glorieux du Fils de Dieu et du Rédempteur du genre humain, pour les convaincre tous que en lui seul, dans la vérité enseignée par lui, dans l’amour montré par lui à combler de biens et à guérir, et vécu jusqu’à se sacrifier lui-même pour la vie du monde, les individus et les peuples pourront trouver le salut véritable et un bonheur durable.
A cette heure, lourde d’événements encore entre les mains de la Providence divine qui dirige l’histoire des nations et veille sur l’Eglise, c’est pour Nous, chers fils, une joie et une satisfaction intimes de vous faire entendre la voix du Père commun, de vous appeler pour ainsi dire à une brève réunion de l’univers catholique, afin que vous puissiez expérimenter, dans le lien de la paix, la douceur du cor unum et de l’anima una (cf. Actes, iv, 32) qui, sous l’impulsion de l’Esprit-Saint, cimentait la communauté de Jérusalem au jour de la Pentecôte. Plus les conditions créées par la guerre rendent, en bien des cas, difficile un contact direct et vivant entre le souverain Pasteur et son troupeau, plus grande est la reconnaissance avec laquelle Nous saluons le trait d’union que le génie inventif de notre époque lance en un instant à travers l’éther, mettant immédiatement en contact, par-dessus monts, mers et continents, tous les coins de la terre. Et ce qui pour beaucoup est arme de combat, se transforme pour Nous en un providentiel instrument d’apostolat, actif et pacifique, réalisant dans un sens nouveau la parole de l’Ecriture : In omnem terram exivit sonus eorum et in fines orbis terræ verba eorum (Ps., xviii, 5 ; Rom., x, 18). Ainsi semble se renouveler le grand miracle de la Pentecôte, quand les peuples divers venus à Jérusalem des pays de toute langue écoutaient dans leur propre idiome la voix de Pierre et des apôtres. C’est avec une sincère satisfaction que Nous Nous servons aujourd’hui de ce moyen merveilleux pour attirer l’attention du monde catholique sur un anniversaire qui mérite d’être inscrit en lettres d’or dans les fastes de l’Eglise : le cinquantenaire de la publication, le 15 mai 1891, de l’encyclique sociale fondamentale de Léon XIII, Rerum novarum.
La compétence de l’Eglise en matière sociale.
Poussé par la conviction profonde que l’Eglise a non seulement le droit, mais le devoir de prononcer une parole autorisée sur les questions sociales, Léon XIII adressa au monde son message. Non qu’il entendît fixer des règles sur le terrain purement pratique, technique peut-on dire, de l’organisation sociale ; car il le savait bien et c’était évident, et Notre prédécesseur de sainte mémoire, Pie XI, le déclarait de nouveau il y a dix ans, dans son encyclique commémorative Quadragesimo anno, l’Eglise ne s’attribue pas une telle mission. Dans le monde du travail, pour le développement dans une saine responsabilité de toutes les énergies physiques et spirituelles des individus, pour leurs libres organisations, s’ouvre un vaste champ d’action multiforme, dans lequel les pouvoirs publics interviennent en intégrant et ordonnant, d’abord par le moyen des corporations locales et professionnelles, et enfin par la puissance de l’Etat lui-même, dont l’autorité sociale, supérieure et modératrice, a l’importante mission de prévenir les troubles de l’équilibre économique résultant de la multiplicité et des conflits des égoïsmes opposés, individuels et collectifs.
Incontestable en revanche est la compétence de l’Eglise dans cette part de l’ordre social qui entre en contact avec la morale, pour juger si les bases d’une organisation sociale donnée sont conformes à l’ordre immuable des choses que Dieu a manifesté par le droit naturel et la Révélation, double manifestation dont se réclame Léon XIII dans son encyclique. Et avec raison : les principes du droit naturel et les vérités révélées viennent, en effet, par des voies diverses, comme deux courants non contraires, mais convergents, de la même source divine ; et l’Eglise gardienne de l’ordre surnaturel chrétien, dans lequel s’unissent nature et grâce, a la mission de former les consciences, les consciences donc aussi de ceux qui sont appelés à trouver des solutions pour les problèmes et les devoirs imposés par la vie sociale. De la forme donnée à la société, en harmonie ou non avec les lois divines, dépend et s’infiltre le bien ou le mal des âmes, c’est-à-dire si les hommes, appelés tous à être vivifiés par la grâce du Christ, respireront dans les contingences terrestres du cours de leur vie l’air sain et vivifiant de la vérité et des vertus morales, ou le microbe morbide et souvent mortel de l’erreur et de la dépravation. Devant de telles considérations et prévisions, comment pourrait-il être permis à l’Eglise, Mère si aimante et si soucieuse du bien de ses fils, de rester indifférente à la vue de leurs dangers, de se taire, ou de faire comme si elle ne voyait pas et ne comprenait pas des conditions sociales qui, volontairement ou non, rendent ardue ou pratiquement impossible une conduite chrétienne, conforme aux commandements du souverain Législateur ?
Le sens et l’influence de « Rerum novarum ».
Conscient d’une si grave responsabilité, Léon XIII, en adressant au monde son encyclique, montrait à la conscience chrétienne les erreurs et les dangers des conceptions d’un socialisme matérialiste, les funestes conséquences d’un libéralisme économique, souvent inconscient, ou oublieux, ou dédaigneux des devoirs sociaux ; et il exposait avec une magistrale clarté et une admirable précision les principes aptes à améliorer graduellement et pacifiquement les conditions matérielles et spirituelles de l’ouvrier.
Que si aujourd’hui, chers fils, cinquante ans après la publication de l’encyclique, vous Nous demandez jusqu’à quel point et dans quelle mesure l’efficacité de sa parole a répondu aux nobles intentions, aux pensées riches de vérité, aux directions bienfaisantes conçues et suggérées par le sage auteur, Nous croyons devoir répondre : c’est précisément afin de rendre à Dieu tout-puissant, du fond de Notre âme, d’humbles actions de grâces pour le don accordé il y a cinquante ans à l’Eglise avec cette encyclique de son Vicaire ici-bas, et pour le louer du souffle de l’Esprit régénérateur qui, par elle, s’est répandu depuis lors et n’a cessé de croître sur l’humanité entière, que Nous, en cette solennité de Pentecôte, Nous sommes proposé de vous adresser Notre parole.
Déjà Notre prédécesseur Pie XI, dans la première partie de son encyclique commémorative, a exalté la splendide moisson qu’a fait mûrir la Rerum novarum, germe fécond, d’où s’est développée une doctrine sociale catholique qui offrit aux fils de l’Eglise, prêtres et laïques, le plan et les moyens d’une féconde reconstruction sociale ; en sorte que c’est elle qui a fait surgir sur le terrain catholique des institutions bienfaisantes, nombreuses et variées, et des centres florissants d’aide mutuelle pour soi et pour les autres. Quelle prospérité matérielle et naturelle, quels fruits spirituels et surnaturels les ouvriers et leurs familles n’ont-ils pas trouvés dans les unions catholiques ! Combien efficace et répondant aux besoins ne s’est pas montrée la contribution des syndicats et des associations en faveur des classes agricoles et moyennes, pour en soulager les misères, en assurer la juste défense et, ainsi, en calmant les passions, mettre la paix sociale à l’abri des troubles.
Et ce ne fut pas là le seul gain. L’encyclique Rerum novarum, en allant au peuple pour l’embrasser avec estime et amour, a pénétré dans les esprits et les cœurs de la classe ouvrière et y a mis un sentiment de dignité chrétienne et civile ; à tel point qu’avec le cours des ans l’active puissance de son influence a pris un tel développement et une telle étendue que les normes posées par elle sont devenues le patrimoine quasi commun de la famille humaine. Tandis que l’Etat, au XIXe siècle, par superstition de liberté, considérait comme son unique but de sauvegarder la liberté et ses droits, Léon XIII l’avertissait qu’il avait aussi le devoir de s’appliquer à la prévoyance sociale, pourvoyant au bien-être du peuple entier et de tous ses membres, particulièrement des faibles et des déshérités, par une large politique sociale et la création d’un droit du travail. A sa voix a répondu un puissant écho ; et c’est un sincère devoir de justice de reconnaître les progrès que, dans beaucoup de nations, la sollicitude de l’autorité civile a fait réaliser à la condition des travailleurs. Ce fut donc à raison qu’il a été dit que la Rerum novarum était devenue la grande charte de l’activité sociale chrétienne.
Pendant ce temps s’écoulait un demi-siècle qui, sur le terrain des nations et des sociétés, a laissé de profonds sillons et de tristes germes. Les questions que les changements et bouleversements sociaux et surtout économiques imposaient depuis la Rerum novarum à l’examen de la morale ont été traitées avec une pénétrante acuité par Notre prédécesseur immédiat dans l’encyclique Quadragesimo anno. La dizaine d’années qui a suivi n’a pas été moins riche que les précédentes en surprises de la vie sociale et économique, et est allée verser ses eaux agitées et obscures dans l’océan d’une guerre dont les vagues peuvent avoir contre l’économie et la société des chocs imprévisibles.
Rappel des trois principes de morale pour l’établissement de l’ordre humain
Quels seront les problèmes et les entreprises particulières, peut- être totalement nouveaux, qu’offrira à la sollicitude de l’Eglise la vie sociale au lendemain du conflit qui met aux prises tant de peuples, il est bien difficile, à l’heure actuelle, de l’indiquer et de la prévoir. Toutefois, puisque le futur a ses racines dans le passé, puisque l’expérience des dernières années doit nous servir d’enseignement pour l’avenir, Nous avons pensé saisir l’occasion de l’actuelle commémoraison pour venir rappeler des principes directifs de morale sur trois valeurs fondamentales de la vie sociale et économique ; et nous le ferons en nous inspirant de l’esprit même de Léon XIII et en développant ses vues, vraiment plus que prophétiques, annonciatrices de l’imminente marche sociale des temps. Ces trois éléments fondamentaux qui s’entrecroisent, s’unissent et s’appuient mutuellement sont : l’usage des biens matériels, le travail, la famille.
… sur le droit à l’usage des biens matériels
L’encyclique Rerum novarum expose sur la propriété et sur la subsistance de l’homme des principes qui, avec le temps, n’ont rien perdu de leur force originelle et, aujourd’hui, après cinquante ans, conservent encore et répandent aussi vivifiante leur intime fécondité. Sur leur point fondamental, Nous avons Nous-même rappelé l’attention générale dans Notre encyclique Sertum lætitiæ, adressée aux évêques des Etats-Unis de l’Amérique du Nord : point fondamental qui consiste, comme Nous disions, dans l’affirmation de l’imprescriptible exigence « que les biens créés par Dieu pour tous les hommes soient également à la disposition de tous, selon les principes de la justice et de la charité » [1].
Tout homme, en tant qu’être vivant doué de raison, tient en fait de la nature le droit fondamental d’user des biens matériels de la terre, quoiqu’il soit laissé à la volonté humaine et aux formes juridiques des peuples de régler plus en détail l’actuation pratique de ce droit. Un tel droit individuel ne saurait en aucune manière être supprimé, pas même par d’autres droits certains et reconnus sur des biens matériels. Sans doute, l’ordre naturel venant de Dieu requiert aussi la propriété privée et la liberté du commerce réciproque des biens par échanges et donations, comme en outre la fonction régulatrice du pouvoir public sur l’une et l’autre de ces institutions. Tout cela, néanmoins, reste subordonné à la fin naturelle des biens matériels, et ne saurait se faire indépendant du droit premier et fondamental qui en concède l’usage à tous, mais plutôt doit servir à en rendre possible l’actuation, en conformité avec cette fin. Ainsi seulement on pourra et devra obtenir que propriété et usage des biens matériels apportent à la société paix féconde et vivante stabilité, qu’il n’en résulte pas, au contraire, un état de choses précaire, générateur de luttes et de jalousies, et abandonné à la merci du jeu impitoyable de la force et de la faiblesse.
Le droit originaire à l’usage des biens matériels, parce qu’il est en intime connexion avec la dignité et les autres droits de la personne humaine, offre à celle-ci, sous les formes rappelées à l’instant, une base matérielle sûre, de souveraine importance pour s’élever à l’accomplissement de ses devoirs moraux. La protection de ce droit assurera la dignité personnelle de l’homme et lui donnera la facilité de s’appliquer à remplir, dans une juste liberté, cet ensemble de constantes obligations et décisions dont il est directement responsable envers le Créateur. C’est, en effet, à l’homme qu’appartient le devoir entièrement personnel de conserver et de porter à plus de perfection sa propre vie matérielle et spirituelle, pour atteindre la fin religieuse et morale que Dieu a assignée à tous les hommes et leur a donnée comme une norme suprême, les obligeant toujours et dans tous les cas, antérieurement à tous leurs autres devoirs.
Sauvegarder le domaine intangible des droits de la personne humaine et lui faciliter l’accomplissement de ses devoirs, doit être le rôle essentiel de tout pouvoir public. N’est-ce pas là ce que comporte le sens authentique de ce bien commun que l’Etat est appelé à promouvoir ? D’où il suit que la charge de ce « bien commun » ne comporte pas un pouvoir si étendu sur les membres de la communauté qu’en vertu de ce pouvoir il soit permis à l’autorité publique d’entraver le développement de l’action individuelle décrite tout à l’heure, de décider directement sur le commencement ou (en dehors du cas de légitime châtiment) sur le terme de la vie humaine, de fixer à son gré la manière dont il devra se conduire dans l’ordre physique, spirituel, religieux et moral, en opposition avec les devoirs et droits personnels de l’homme, et à telle fin d’abolir ou rendre inefficace le droit naturel aux biens matériels. Vouloir déduire une telle extension de pouvoir du soin de procurer le bien commun serait fausser le sens même du bien commun et tomber dans l’erreur d’affirmer que la fin propre de l’homme sur la terre est la société, que la société est à elle-même sa propre fin, que l’homme n’a pas d’autre vie qui l’attende après celle qui se termine ici-bas.
L’économie nationale, elle aussi, de même qu’elle est le fruit de l’activité d’hommes qui travaillent unis dans la communauté statale, ne tend pas non plus à autre chose qu’à assurer sans interruption les conditions matérielles dans lesquelles pourra se développer pleinement la vie individuelle des citoyens. Là où ceci sera obtenu et obtenu de façon durable, un peuple sera, à parier exactement, riche, parce que le bien-être général et par conséquent le droit personnel de tous à l’usage des biens terrestres se trouvera ainsi réalisé conformément au plan voulu par le Créateur.
De là, chers fils, il vous sera facile de voir que la richesse économique d’un peuple ne consiste pas proprement dans l’abondance des biens, mesurée selon un calcul matériel pur et simple de leur valeur, mais bien dans ce qu’une telle abondance représente et fournit réellement et efficacement comme base matérielle suffisante pour le développement personnel convenable de ses membres. Si une telle juste distribution des biens n’était pas réalisée ou n’était qu’imparfaitement assurée, le vrai but de l’économie nationale ne serait pas atteint ; étant donné que, quelle que fût l’opulente abondance des biens disponibles, le peuple n’étant pas appelé à y participer ne serait pas riche, mais pauvre. Faites au contraire que cette juste distribution soit effectivement réalisée et de manière durable, et vous verrez un peuple, bien que disposant de biens moins considérables, devenir et être économiquement sain.
Ces idées fondamentales sur la richesse et la pauvreté des peuples, il Nous semble particulièrement opportun de les mettre devant vos yeux aujourd’hui, où l’on est porté à mesurer et à évaluer une telle richesse et pauvreté avec des balances et selon des critères purement quantitatifs, soit de l’espace, soit de l’abondance des biens. Si au contraire, on estime à sa valeur exacte le but de l’économie nationale, alors celui-ci deviendra une lumière pour les efforts des hommes d’Etat et des peuples, et les éclairera pour s’engager spontanément dans une voie qui n’exigera pas de continuels sacrifices de biens et de sang, mais portera des fruits de paix et de bien-être général.
…le travail
Comment à l’usage des biens matériels, vient se relier le travail, vous le comprenez vous-mêmes, chers fils. La Rerum novarum enseigne que le travail humain a une double propriété : il est personnel et il est nécessaire. Il est personnel parce qu’il s’accomplit avec l’emploi des forces particulières à l’homme ; il est nécessaire, parce que sans lui on ne peut se procurer ce qui est indispensable à la vie, dont la conservation est un devoir naturel, grave, individuel. Au devoir personnel du travail imposé par la nature correspond et s’ensuit le droit naturel de chaque individu à faire du travail le moyen de pourvoir à sa vie propre et à celle de ses fils : si profondément est ordonné en vue de la conservation de l’homme d’empire de la nature.
Mais notez qu’un tel devoir et le droit correspondant au travail est imposé et accordé à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. D’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’Etat d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris.
En tout cas, une légitime et bienfaisante intervention de l’Etat dans le domaine du travail doit, quelle qu’elle soit, rester telle que soit sauvegardé et respecté le caractère personnel de ce travail, et cela, soit dans l’ordre des principes, soit, autant que possible, en ce qui touche à l’exécution, et il en sera ainsi si les règlements de l’Etat ne suppriment pas et ne rendent pas irréalisable l’exercice des autres droits et devoirs également personnels : tels le droit au vrai culte divin ; le droit des époux, du père et de la mère, à mener la vie conjugale et familiale ; le droit à une raisonnable liberté dans le choix d’un état et dans la réponse à une vraie vocation ; ce dernier, droit personnel s’il en fut de l’esprit humain, et droit très haut quand s’y joignent les droits supérieurs et imprescriptibles de Dieu et de l’Eglise, comme dans le choix et la réalisation des vocations sacerdotales et religieuses.
…la famille.
Selon la doctrine de la Reram novarum, la nature même a lié intimement la propriété privée à l’existence de la société humaine et de sa vraie civilisation, mais dans un degré éminent à l’existence et au développement de la famille. Un tel lien est évident. N’est-ce pas la propriété privée qui doit assurer au père de famille la saine liberté dont il a besoin pour pouvoir remplir les devoirs que le Créateur lui a assignés, pour le bien-être physique, spirituel et religieux de la famille ?
Dans la famille, la nation trouve la racine naturelle et féconde de sa grandeur et de sa puissance. Si la propriété privée doit pourvoir au bien de la famille, toutes les dispositions publiques, toutes celles par lesquelles l’Etat en règle la possession, doivent non seulement rendre possible et maintenir cette fonction – fonction qui, dans l’ordre naturel, est, sous certains rapports, supérieure à toute autre – mais encore en perfectionner toujours davantage l’exercice. Il serait contre nature de se vanter comme d’un progrès d’un développement de la société qui, ou par l’excès des charges, ou par celui des ingérences immédiates, rendrait la propriété privée vide de sens, enlevant pratiquement à la famille et à son chef la liberté de poursuivre la fin assignée par Dieu au perfectionnement de la vie familiale.
Parmi tous les biens qui peuvent être objet de propriété privée, aucun n’est plus conforme à la nature, selon l’enseignement de la Rerum novarum, que la terre, le bien sur lequel habite la famille et dont les fruits lui fournissent entièrement ou au moins en partie de quoi vivre. Et c’est rester dans l’esprit de la Rerum novarum d’affirmer qu’en règle générale, seule, cette stabilité puisée dans la propriété d’un bien terrier fait de la famille la cellule vitale la plus parfaite et la plus féconde de la société, cette possession réunissant dans une progressive cohésion des générations présentes et celles de l’avenir. Aujourd’hui, l’idée d’espace vital et la création de tels espaces est au centre des buts sociaux et politiques : mais ne devrait- on pas, avant toutes choses, penser à l’espace vital de la famille et libérer celle-ci des liens qui lui imposent des conditions de vie ne lui permettant pas même de concevoir l’idée d’une maison à elle ?
But naturel de l’émigration.
Notre planète, avec ses immenses océans, ses mers, ses lacs, avec ses montagnes et ses plateaux couverts de neige et de glaces éternelles, avec ses grands déserts et ses terres inhospitalières et stériles, ne manque cependant pas de régions et de lieux propres à la vie, abandonnés au caprice d’une végétation spontanée, alors qu’ils s’adapteraient bien à être cultivés par la main de l’homme et à ses besoins et aux activités de la civilisation ; et, plus d’une fois, il est inévitable que certaines familles, émigrant d’ici ou de là, cherchent ailleurs une nouvelle patrie. Alors, selon l’enseignement de la Rerum novarum, joue le droit de la famille à un espace vital. Là où il en sera ainsi, l’émigration atteindra son but naturel, comme souvent le confirme l’expérience, Nous voulons dire une distribution meilleure des hommes sur la surface terrestre apte à la colonisation agricole. Si des deux côtés, et ceux qui permettent de quitter le sol natal et ceux qui reçoivent les nouveaux venus, continuent à avoir soin loyalement d’éliminer tout ce qui pourrait empêcher la naissance et le développement d’une vraie confiance entre le pays d’émigration et le pays d’immigration, tous tireront avantage d’un tel changement de lieu et de personnes : les familles recevront une terre qui sera pour elles terre paternelle, patrie dans le vrai sens du mot ; les terres à population dense seront soulagées et leurs peuples se créeront de nouveaux amis en territoire étranger ; les Etats, enfin, qui accueillent les émigrants s’enrichiront en citoyens laborieux. Ainsi les nations qui donnent et les Etats qui reçoivent contribueront à l’envi à l’accroissement du bien-être humain et au progrès de la civilisation humaine.
Appel à suivre les directives données par les encycliques
Tels sont, chers fils, les principes, les conceptions et les normes par lesquels Nous voudrions, dès maintenant, coopérer à la future organisation de cet ordre nouveau que le monde attend de la terrible fermentation des luttes présentes, qu’il souhaite de voir naître et apaiser les peuples dans la paix et la justice. Pour Nous, que Nous reste-t-il à faire, sinon, selon l’esprit de Léon XIII et selon les nobles intentions de ses enseignements, de vous exhorter à poursuivre et développer l’œuvre que vos frères et vos sœurs de la génération précédente ont fondée d’un cœur si courageux ? Ne laissez pas au milieu de vous s’éteindre ou s’affaiblir la voix des deux pontifes dans leurs encycliques sociales, cette voix qui marque si bien aux croyants, dans la régénération surnaturelle de l’humanité, leur devoir moral de coopérer au rétablissement de l’ordre dans la société et spécialement dans la vie économique, poussant à l’action non moins ceux qui participent à cette vie que l’Etat lui-même. N’est- ce pas là un devoir sacré pour tout chrétien ? Ne vous laissez pas, chers fils, déconcerter par les difficultés extérieures ni décourager par les obstacles naissant du paganisme croissant de la vie publique. Ne vous laissez pas induire en erreur par les fabricants de théories fausses et malsaines, tristes courants qui entraînent non à l’accroissement, mais à la désagrégation et à la corruption de la vie religieuse ; courants qui prétendent que, la Rédemption appartenant à l’ordre de la grâce surnaturelle et étant, par suite, œuvre exclusive de Dieu, elle n’a pas besoin de notre coopération sur cette terre. Oh ! déplorable inintelligence de l’œuvre de Dieu ! Dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt (Rom., i, 22). Comme si le premier effet de la grâce n’était pas de soutenir nos sincères efforts pour remplir chaque jour les commandements de Dieu, et comme individus, et comme membres de la société. Comme si depuis deux mille ans ne vivait pas et ne persévérait pas dans l’âme de l’Eglise le sentiment de la responsabilité collective de tous pour tous, ce sentiment qui a poussé et pousse encore les âmes jusqu’à l’héroïsme charitable des moines agriculteurs, des libérateurs d’esclaves, des guérisseurs de malades, des messagers de la foi, de civilisation et de science à toutes les générations et à tous les peuples, en vue de créer des conditions sociales qui n’ont de valeur que pour rendre à tous possible et aisée une vie digne de l’homme et du chrétien. Vous, conscients et convaincus de cette responsabilité sacrée, ne vous contentez jamais, au fond de votre âme, d’une médiocrité générale des conditions publiques, dans laquelle la masse des hommes ne puisse, sinon par des actes de vertu héroïques, observer les divins commandements, inviolables toujours et dans tous les cas.
… source de fraternel esprit social.
Si entre les projets et les réalisations apparaît parfois une disproportion évidente ; s’il y a eu des fautes, comme du reste en toute activité humaine ; s’il y a eu des divergences de vues sur la voie suivie ou à suivre, rien de tout cela ne doit vous faire perdre courage, ou ralentir votre marche, ou provoquer plaintes et reproches ; rien ne peut Nous faire oublier le fait consolant que, du providentiel message du pape de la Rerum novarum, a surgi vive et limpide une source d’esprit social fort, sincère, désintéressé ; une source qui peut bien aujourd’hui se trouver en partie recouverte par une avalanche d’événements divers plus forts qu’elle mais qui, demain, lorsque seront déblayées les ruines de cet ouragan mondial et que commencera le travail de reconstruction en vue d’un nouvel ordre social qu’on souhaite digne de Dieu et de l’homme, alors infusera un nouvel et vigoureux élan, une nouvelle exubérance de sève, à toute la floraison de civilisation humaine. Gardez la noble flamme de fraternel esprit social qu’il y a un demi-siècle la torche lumineuse et rayonnante de Léon XIII a rallumée dans les cœurs de vos pères ; ne la laissez pas manquer d’aliment, ne permettez pas qu’éclairant de ses dernières étincelles vos hommages commémoratifs elle vienne à mourir, éteinte par une lâche, peureuse et égoïste indifférence pour les besoins des plus pauvres de nos frères, ou emportée dans le tourbillon de poussière et de boue soufflé par l’esprit antichrétien ou non chrétien. Nourrissez-la de cette flamme, avivez-la, élevez-la, dilatez-la ; portez-la partout où s’élève vers vous un gémissement oppressé, une plainte de misère, un cri de douleur ; réchauffez-la sans cesse à nouveau aux ardeurs de l’amour puisé dans le Cœur du Rédempteur, à qui est consacré le mois que nous commençons aujourd’hui. Allez à ce divin Cœur, doux et humble, refuge de tous ceux qui cherchent un réconfort dans la fatigue et sous le poids du travail : c’est le cœur de Celui qui, pour toute œuvre sincère et pure, accomplie en son nom et selon son esprit, en faveur de ceux qui souffrent, qui sont affligés, abandonnés du monde et déshérités de tout bien, a promis la récompense de l’éternelle béatitude : Soyez bénis de mon père ! Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait !
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-Augustin Saint Maurice – D’après le texte français des A. A. S., XXXIII, 1941, p. 205.
- Encyclique Sertum laetitiae, du 1er novembre 1939 ; cf. Documents Pontificaux 1939, p. 321.[↩]