Ce radiomessage qui constitue un magnifique exposé sur le problème du mal, de la souffrance et de la providence de Dieu, a été retransmis par la radio italienne dans les différentes langues des peuples de la chrétienté :
En cette solennité des saints apôtres Pierre et Paul, les pensées et les sentiments de votre dévotion, chers fils de toute l’Eglise catholique, se portent vers Rome en lui adressant la strophe triomphale : O Roma felix quae duorum principum es consecrata glorioso sanguine ! « Heureuse Rome qui a été consacrée par le sang glorieux de ces deux princes ! » Mais le bonheur de Rome, ce bonheur de sang et de foi, est aussi le vôtre : la foi de Rome, scellée ici sur les deux rives du Tibre par le sang des princes des apôtres, est la foi qui vous a été annoncée à vous, qui s’annonce et s’annoncera dans le monde entier. Votre pensée exulte en saluant Rome parce que vous sentez en vous l’inébranlable fermeté puisée par votre foi dans son universelle romanité.
Rome a été baptisée dans le sang des apôtres Pierre et Paul.
I1 y a dix-neuf siècles que la Rome des Césars a été baptisée Rome chrétienne dans le sang glorieux du premier Vicaire du Christ et du Docteur des nations pour être à jamais la représentante de l’indéfectible primat de l’autorité sacrée et de l’infaillible magistère de la foi de l’Eglise ; et c’est dans ce sang que furent écrites les premières pages d’une nouvelle magnifique histoire des saintes luttes et victoires de Rome.
Courage des premiers chrétiens
Vous êtes-vous jamais demandé quels devaient être les sentiments et les craintes du petit groupe des chrétiens perdus dans la grande cité païenne, lorsque, après avoir enseveli en hâte les corps des deux grands martyrs, l’un au pied du Vatican, l’autre sur la voie d’Ostie, ils se retrouvèrent, la plupart dans leurs cellules d’esclaves ou de pauvres artisans, quelques-uns dans leurs riches demeures, tous se sentant seuls et comme orphelins après cette ‑disparition des deux grands apôtres ? La fureur de la tempête avait été déchaînée peu auparavant sur l’Eglise naissante par la cruauté de Néron ; devant leurs yeux se dressait encore l’horrible vision des torches humaines fumant durant la nuit dans les jardins impériaux, et des corps déchirés palpitant dans les cirques et dans les rues. Il leur semblait que l’implacable cruauté avait couronné son triomphe en frappant et en abattant les deux colonnes dont la seule présence soutenait la foi et le courage de la petite troupe des chrétiens. En ce crépuscule sanglant, comme leurs cœurs devaient se serrer de douleur en se trouvant privés désormais du réconfort et de la présence de ces deux voix puissantes, livrées à la férocité d’un Néron et au formidable bras de la puissance de l’Empire romain !
… et de saint Lin, le premier pape.
Mais, contre le fer et la puissance matérielle du tyran et de ses ministres, ils avaient reçu l’Esprit de force et d’amour, plus vigoureux que les tourments et que la mort. Et il Nous semble voir à la réunion suivante, au milieu de la communauté désolée, le vieux Lin, celui qui le premier fut appelé à remplacer Pierre disparu, prendre entre ses mains tremblantes d’émotion les feuillets où se conservait précieusement le texte de la lettre envoyée jadis par l’Apôtre aux fidèles de l’Asie mineure, et y lire lentement ces phrases de bénédiction, de confiance et de consolation : « Béni soit Dieu, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, selon sa grande miséricorde, nous a régénérés pour une vivante espérance par la Résurrection de Jésus-Christ… Dans cette pensée vous tressaillez de joie, bien qu’il vous faille encore pour un peu de temps être affligés par diverses épreuves… Humiliez-vous donc sous la puissante main de Dieu… vous déchargeant sur lui de toutes vos sollicitudes, car lui-même prend soin de vous… Le Dieu de toute grâce qui vous a appelés à sa gloire éternelle dans le Christ, après quelques souffrances achèvera lui- même son œuvre, vous fortifiera, vous rendra inébranlables. A lui soit la gloire et la puissance aux siècles des siècles !» (i Pierre, i, 3, 6 ; v, 6, 10).
L’angoisse dit Saint-Père devant les maux qui assaillent l’humanité.
Nous aussi, chers fils, qui, par un insondable dessein de Dieu, avons reçu après Pierre, Lin et cent autres saints pontifes, la mission de fortifier et de consoler Nos frères dans le Christ Jésus (Luc, xxii, 32), Nous sentons, comme vous, Notre cœur se serrer en pensant à l’épouvantable tourbillon de maux, de souffrances et d’angoisses qui déferle aujourd’hui sur le monde. Il ne manque certes pas jusque dans l’obscurité de la tempête de spectacles réconfortants qui ouvrent le cœur à de grandes et saintes attentes : courage magnanime à défendre les fondements de la civilisation chrétienne et confiante espérance dans leur triomphe, intense amour de la patrie, actes héroïques de vertu, âmes choisies promptes et prêtes à tous sacrifices, dévouements généreux, large réveil de foi et de piété.
Mais, d’un autre côté, nous voyons le mal et le péché pénétrant dans la vie des individus, dans le sanctuaire de la famille, dans l’organisme social, non plus simplement toléré par faiblesse ou impuissance, mais excusé, mais exalté, mais entré en maître dans les manifestations les plus diverses de la vie humaine : décadence de l’esprit de justice et de charité, peuples entraînés et tombés dans un abîme de – désastres, corps humains déchirés par les bombes et la mitraille, blessés et malades qui remplissent les hôpitaux et n’en sortent souvent que la santé ruinée, les membres mutilés, invalides pour toute la vie, prisonniers loin des leurs et souvent sans nouvelles, individus et familles déportés, transplantés, séparés, arrachés à leurs demeures, errant dans la misère, sans secours, sans moyen de gagner leur pain. Et tous ces maux ne frappent pas seulement les combattants, mais pèsent sur les populations entières : vieillards, femmes, enfants, les plus innocents, les plus paisibles, les plus privés de défense. Blocus et contre-blocus, qui augmentent partout les difficultés du ravitaillement, au point qu’ici et là la faim se fait cruellement sentir. En plus de tout cela, les indicibles souffrances, douleurs et persécutions que tant de Nos chers fils et filles, prêtres, religieux et laïques, supportent en certaines régions pour le nom du Christ, à cause de leur religion, de leur fidélité à l’Eglise, de leur ministère sacré, peines et amertumes que la sollicitude même pour ceux qui les souffrent ne permet pas de révéler dans tous leurs douloureux et émouvants détails.
Le problème du mal : tentation de certains chrétiens.
En présence d’une pareille accumulation de maux, de dangers pour la vertu, de désastres et d’épreuves de toutes sortes, la pensée et le jugement des hommes se perdent et sont confondus. Peut-être s’est-il élevé dans le cœur de plus d’un parmi vous la terrible pensée du doute qui, déjà peut-être, vint tenter et troubler en présence de la mort des deux apôtres quelques chrétiens moins fermes : comment Dieu peut-il permettre tout cela ? Comment est-il possible qu’un Dieu tout-puissant, infiniment sage et infiniment bon, permette tant de maux qu’il lui serait si facile d’empêcher ? Et monte aux lèvres le mot de Pierre, encore imparfait, à l’annonce de la Passion : « Cela ne vous arrivera absolument pas Seigneur ! » (Matth., xvi, 22). Non, mon Dieu, pensent-ils, ni votre sagesse, ni votre bonté, ni votre honneur même ne peuvent laisser à tel point le mal et la violence dominer le monde, se jouer de vous et triompher de votre silence. Où est votre puissance, votre Providence ? Devrons-nous donc douter Ou de votre gouvernement divin ou de votre amour pour nous ?
La Providence de Dieu.
« Tu n’as pas la sagesse de Dieu, mais celle des hommes » (Matth., xvi, 23), répondit le Christ à Pierre, comme jadis il avait fait dire au peuple de Juda par le prophète Isaïe : « Mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos voies ne sont pas mes voies » (Is., lv, 8).
Tous les hommes ne sont que des enfants devant Dieu, tous même les plus profonds penseurs et les plus expérimentés conducteurs de peuples. Ils jugent les événements avec les courtes vues du temps qui passe et s’envole sans retour, tandis que Dieu les regarde des hauteurs et du centre immobile de l’éternité. Ils ont devant leurs yeux l’étroit panorama de quelques années ; Dieu a devant lui le panorama complet de tous les siècles. Ils pèsent les événements humains selon leurs causes prochaines et leurs effets immédiats ; Dieu les voit dans leurs causes les plus reculées et les mesure dans leurs effets les plus lointains. Ils s’arrêtent à démêler les responsabilités particulières de telle ou telle main ; Dieu voit dans son ensemble le concours compliqué et mystérieux des responsabilités, sa haute Providence n’excluant la liberté d’aucun choix humain, pas plus des mauvais que des bons. Ils voudraient la justice immédiate et se scandalisent devant l’éphémère puissance des ennemis
de Dieu, les souffrances et les humiliations des bons ; mais le Père céleste qui, dans la lumière de son éternité, embrasse, pénètre et domine les vicissitudes des temps comme la sereine paix des siècles qui ne doivent pas finir, Dieu, bienheureuse Trinité, plein de compassion pour les faiblesses, les ignorances et les impatiences humaines, mais aimant trop les hommes pour se laisser détourner par leurs fautes mêmes des voies de sa sagesse et de son amour, continue et et continuera à faire lever son soleil sur les bons et les mauvais, à faire tomber sa pluie sur les justes et les injustes (Matth., v, 45), à guider leurs pas d’enfants avec fermeté et tendresse, leur demandant seulement de se laisser mener par lui et de faire crédit à la puissance et à la sagesse de son amour pour eux.
Faire crédit à Dieu.
Faire crédit à Dieu, qu’est-ce à dire ?
Faire crédit à Dieu, c’est, de toute la force d’une volonté soutenue par la grâce et par l’amour, en dépit de tous les doutes suggérés par des apparences contraires, s’abandonner à la toute-puissance, à la sagesse, à l’amour infini de Dieu.
C’est croire que rien en ce monde n’échappe à sa Providence, aussi bien dans l’ordre général que dans le détail ; que rien de grand ou de petit n’arrive qui ne soit prévu, voulu ou permis, toujours dirigé par cette Providence à ses fins élevées qui, en ce monde, sont toujours des fins d’amour pour les hommes. C’est croire que Dieu peut permettre parfois ici-bas, pour un temps, la prédominance de l’athéisme et de l’impiété, de douloureux obscurcissements du sens de la justice, des violations des droits, des tourments d’hommes innocents, paisibles, sans défense et sans appui. C’est croire que Dieu laisse ainsi parfois s’abattre sur les individus et sur les peuples des épreuves dont l’instrument est la malice des hommes, dans un dessein de justice, pour punir les péchés, pour purifier individus et peuples par les expiations de la vie présente et les ramener ainsi à lui ; mais c’est croire en même temps que cette justice reste toujours ici-bas une justice de Père, inspirée et dominée par l’amour. Si rude que puisse paraître la main du chirurgien divin quand elle fait entrer le fer dans les chairs vives, toujours l’amour le guide et le pousse, c’est uniquement le vrai bien des individus et des peuples qui la fait intervenir si douloureusement. C’est croire, enfin, que l’épreuve, dans toute son acuité, comme le triomphe du mal, ne dureront même ici-bas qu’un certain temps, et pas davantage ; que l’heure de Dieu viendra, l’heure de la miséricorde, l’heure de la sainte joie, l’heure du cantique nouveau de la délivrance et de l’allégresse (Ps., xcvi), l’heure où après avoir laissé un moment l’ouragan sévir sur la pauvre humanité, la toute-puissante main du Père céleste, d’un geste imperceptible, l’arrêtera et le dissipera, l’heure où, par des voies insoupçonnées des intelligences et des esprits humains, les nations se verront rétablies dans la justice, le calme et la paix.
Valeur de la souffrance.
Nous le savons bien, pour ceux qui n’ont pas un juste sens des choses de Dieu, la difficulté la plus grave, c’est de voir tant d’innocents amenés à souffrir dans la même tempête qui emporte les pécheurs. Aux hommes, il n’est jamais possible de rester indifférents lorsque l’orage qui fracasse les grands arbres, arrache en même temps les humbles petites fleurs qui s’ouvrent à leur pied dans le seul but de prodiguer à l’air qui les entoure la grâce de leur beauté et de leurs parfums. Et cependant, eux aussi, ces fleurs et ces parfums sont l’œuvre de Dieu et de son art admirable ! S’il permet que telle de ces fleurs soit emportée par le tourbillon des vents, ne serait-ce pas qu’au sacrifice de cette très innocente créature, il peut avoir assigné un but, inconnu à l’œil des hommes, dans l’économie générale des lois par lesquelles il règle et gouverne la nature ? Combien plus, donc, sa toute-puissance et son amour sauront-ils tourner en bien le sort d’êtres humains purs et innocents !
Avec la foi qui s’est affaiblie dans leurs cœurs, avec le goût du plaisir qui domine et fascine leur vie, les hommes sont portés à regarder comme des maux, et des maux absolus, tous les accidents physiques de cette terre. Ils ont oublié que, dès l’aube de la vie humaine, la douleur est là, et que c’est elle qui conduit aux sourires du berceau ; ils ont oublié que, le plus souvent, elle est une projection de la croix du Calvaire sur le sentier qui conduit à la Résurrection ; ils ont oublié que souvent la croix est un don de Dieu, don nécessaire pour offrir, nous aussi, à la divine justice, notre part d’expiation ; ils ont oublié que le seul vrai mal est le péché qui offense Dieu ; ils ont oublié la parole de l’Apôtre que « les souffrances de la vie présente sont sans proportion avec la gloire future qui se manifestera un jour en nous » (Rom., viii, 18) ; ils ont oublié que nous devons garder les yeux fixés sur l’auteur et le consommateur de notre foi, Jésus qui, au lieu de la joie qui lui était offerte, a enduré la croix (Hébr., xii, 2).
Mystère de la Croix.
C’est vers le Christ crucifié sur le Golgotha, force et sagesse qui attire à elle l’univers, que, dans les tribulations sans fin de la prédication évangélique, se tournèrent les deux princes des apôtres, attachés à la croix avec le Christ, Pierre mourant crucifié, Paul courbant la tête sous le fer du bourreau, tous deux montrant, enseignant et témoignant que dans la croix se trouvent le réconfort et le salut et que, dans l’amour du Christ, on ne peut vivre sans douleur. C’est vers cette croix, voie éclatante, vérité et vie, que se tournèrent les premiers martyrs romains et les premiers chrétiens à l’heure de la souffrance et de la persécution. Vous aussi, ô chers fils, tournez-vous aussi vers elle dans vos épreuves et vous trouverez la force, non seulement de les accepter avec résignation, mais de les aimer, de vous en glorifier, comme les aimèrent et s’en glorifièrent les apôtres et les saints, nos pères et nos frères aînés, qui cependant étaient formés de la même chair que vous, doués de la même sensibilité que vous.
Exemple de la Mère des douleurs.
Vos souffrances et vos anxiétés, regardez-les à travers les douleurs du Crucifié, à travers les douleurs de la Vierge, la plus innocente des créatures et celle qui eut le plus de part à la divine Passion, et vous arriverez à comprendre que la ressemblance avec le Fils de Dieu, roi des douleurs, est la voie la plus auguste et la plus sûre vers le ciel et le triomphe.
Le courage chrétien.
Ne regardez pas seulement les épines dont le tourment vous afflige et vous fait souffrir, mais aussi le mérite qui de votre souffrance fleurit comme une rose pour la couronne céleste ; vous trouverez alors, avec la grâce de Dieu, le courage et la force de montrer cet héroïsme chrétien, qui est à la fois sacrifice et victoire et paix surpassant toute intelligence, cet héroïsme que votre foi a le droit d’exiger de vous.
« Enfin, répétons-Nous avec saint Pierre, qu’il y ait entre vous unité de sentiments, bonté compatissante, charité fraternelle, affection miséricordieuse, modestie, humilité ; ne rendez pas le mal pour le mal ni la malédiction pour la malédiction ; bénissez, au contraire…, afin qu’en toute chose Dieu soit glorifié par Jésus-Christ, à qui appartient la gloire et la puissance dans les siècles des siècles » (i Pierre, iii, 8, 9 ; iv, 11).
La mission de Rome.
Mais, pendant que les sublimes grandeurs du christianisme élèvent si haut Nos pensées, Nous sentons cependant, dans l’intime de Notre cœur, que les aspirations de tous Nos fils se confondent avec les Nôtres pour demander à Dieu que la vertu de tous se trouve à une heure si grave de l’histoire à la hauteur de leur foi. Nous pensons à toi, ô chère Rome qui est doublement Notre patrie, objet d’un éternel dessein, habituée à porter avec une si haute conscience les plus grandes obligations dans la vie de l’Eglise. Nous te bénissons d’abord, sûr que tu ne démentiras pas, à cette heure, dans une force toujours égale et dans la pratique du bien, cette foi qui t’a faite maîtresse du monde et vénérable pour les nations chrétiennes. Avec toi, Nous bénissons le peuple italien tout entier. Ayant le privilège d’avoir au milieu de lui le centre de l’unité de l’Eglise, il présente les signes manifestes d’une mission divine providentielle. Sur les monuments de son histoire séculaire, mouvementée mais glorieuse, il montre intactes ses magnifiques traditions catholiques.
Sur le monde entier, partout où Nous avons des fils, tous paiement chers, Nous étendons Notre bénédiction tandis que Notre cœur s’émeut dans Notre poitrine en pensant à ces peuples qui souffrent davantage des sanglantes calamités actuelles qui ont déjà rempli la terre de tant de deuils et de tant de larmes. De Nos prières et de Nos vœux, Nous ne voulons exclure aucun de ceux qui sont encore éloignés du sein de l’Eglise, demandant qu’ils en entendent le pressant et maternel appel et qu’eux aussi cherchent en elle le salut et la paix. A Dieu Nous offrons ainsi tous les hommes, dans le Christ Jésus rédempteur de tous. Et, en son nom, par l’autorité des saints apôtres Pierre et Paul, dont nous célébrons le martyre et le triomphe, à tous, Nous accordons, dans l’effusion de Notre cœur, la Bénédiction apostolique.
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-Augustin Saint Maurice – D’après le texte italien des A. A. S., XXXIII, 1941, p. 319 ; cf. la traduction française des Actes de S. S. Pie XII, t. III, p. 124.