Recevant les juristes qui avaient tenu à Bologne un Congrès pour fêter le huitième centenaire du Décret de Gratien [1], Pie XII prononça le discours que voici :
Vous avez voulu, Messieurs, donner à la célébration du huitième centenaire du Décret de Gratien une solennité particulière : dessein plein de sagesse, et qui a été très heureusement réalisé. Il est bien vrai qu’en dehors du monde des érudits ou des canonistes et juristes de profession, la plupart des hommes, même s’ils sont instruits, même s’ils sont familiers des lettres, des arts, des récits et des grands événements de l’histoire, s’appliquent rarement à l’étude des œuvres du genre de celle que vous venez de commémorer. Il est donc fort nécessaire que grâce à vous ils comprennent bien, ou du moins qu’ils entrevoient l’importance et l’intérêt de ce Décret. Aussi à l’expression du plaisir que Nous cause votre déférent hommage, désirons-Nous unir Nos félicitations pour vos travaux. L’estime publique ne peut d’ailleurs manquer de leur être assurée, soit qu’on considère l’effort grandiose et continu dont le Décret de Gratien fut l’heureux résultat, soit qu’on mette en lumière les services éminents qu’il a rendus, soit enfin qu’on fasse apparaître, voilées sous l’austère sécheresse des formules canoniques, la beauté, la sainteté, la charité maternelle de l’Eglise dans l’accomplissement de sa triple fonction législative, exécutive et judiciaire.
Gratien a mis en valeur l’unité du Droit Canon :
Pour apprécier à sa juste valeur l’immense travail que Gratien entreprit et – en dépit d’indéniables erreurs – réussit à mener à bien, il faut pénétrer dans la forêt inextricable des documents qui y sont rassemblés, et qui vont des origines de l’Eglise jusqu’au milieu du XIIe siècle. Il s’agit d’une multitude de textes empruntés à la Sainte Ecriture, aux Pères de l’Eglise et aux lois, tant canoniques que civiles. Un simple coup d’œil sur les tables qui figurent dans les Prolégomènes de l’édition critique de Friedberg fait apparaître l’ensemble des documents ecclésiastiques et juridiques – réseau presque indéfini d’artères et de veines – par lesquels la vie de l’Eglise s’est répandue dès l’âge apostolique et durant son premier millénaire, dans l’inépuisable variété de ses formes, en Orient comme en Occident, dans la gloire de ses luttes et de ses triomphes, dans son effort constant et assidu pour former aux mœurs chrétiennes toutes les nations, pour enrichir son patrimoine spirituel de l’héritage de l’antiquité orientale, romaine et germanique.
Gratien a fait pour la codification du Droit Canon une œuvre analogue à celle de Justinien pour le Droit Romain ; et il s’est efforcé de façon remarquable de donner à son Décret un admirable caractère d’unité, de composition et de cohésion entre les parties, aussi nombreuses que variées, qui y sont rassemblées et ordonnées.
Unité, disons-Nous : un code de droit, en effet, exige avant tout cette qualité. Mais combien il était difficile, au temps de Gratien, de trouver un centre autour duquel ordonner cette unité, à travers la multitude et l’ampleur des lois dans lesquelles la discipline ecclésiastique avait pris forme ! Le titre lui-même Concordia discordantium Canonum, que l’auteur, un moine camaldule, donna très probablement lui-même a son œuvre, mit en vive lumière, aux yeux étonnés de ceux qui s’étaient aventurés jusque là dans le labyrinthe de la discipline ecclésiastique, la grandeur du génial dessein par lequel il espérait remédier à un mal et éviter un obstacle auquel tant d’autres s’étaient heurtés avant lui.
Cette unité n’est nullement l’effet d’un assemblage plus ou moins arbitraire ou artificiel. Il faut reconnaître au Maître le mérite d’avoir su l’établir dans l’harmonie d’un ordre méthodique qui laisse loin derrière lui les collections antérieures. C’est ce qui fait de Gratien, dans l’histoire du Droit, le coryphée d’une pléiade de disciples et de commentateurs. Devant la valeur universellement reconnue de son œuvre, tous abandonnèrent les collections canoniques des époques précédentes pour étudier la Concordia et l’illustrer de commentaires. Ils y trouvaient un ordre lumineux, l’immense et confuse masse des lois en vigueur y était habilement disposée, divisée, réunie, soumise à un examen rationnel et critique qui mettait en lumière leur signification et leur importance. De là tirèrent leur origine les diverses écoles de « décrétistes », bolonaise, française, anglo-saxonne, espagnole, qui, avec une noble émulation, se disputaient la gloire d’exceller dans la finesse et la subtile pénétration du texte de Gratien, dans l’interprétation de pensée et de sens légal qu’il avait entendu donner à ses Auctoritates et à ses fameux Dicta, Toutes ces écoles offrirent un splendide spectacle de science juridique et canonique, qui apparaîtrait plus admirable encore si, comme il est à souhaiter, elle était rassemblée en un Corpus Decretistarum.
Ce n’est pas jeter une ombre sur la gloire de Gratien que de rappeler ce qu’il doit aux travaux de ses prédécesseurs, tant canonistes que théologiens, ainsi qu’aux juristes contemporains parmi lesquels brille Irnerius, lucerna juris, le prince du droit qui florissait dans les écoles de Bologne. Dieu seul a pour prérogative singulière et incommunicable de tirer les choses du néant. Les œuvres des hommes au contraire, si hautes, si sublimes, si personnelles soient-elles, si profondes que soient les traces qu’elles laissent derrière elles dans la suite des événements humains, sont toujours liées à des antécédents qui les ont préparées et rendues possibles. Sans exclure l’hypothèse que de nouvelles découvertes d’érudits prouvent un jour que le Décret est l’œuvre d’un collège de moines assemblés autour d’un grand et unique lutrin du monastère camaldule de saint Nabor et de saint Félix, il n’en reste pas moins que l’œuvre du Maître a ouvert une ère nouvelle dans l’histoire du droit canon ; Sarti a pu, non sans raison, le désigner comme « celui qui fut tenu dans la suite pour le père et l’auteur du droit canon » [2]. C’est par lui en effet que le droit canon a été élevé à une si haute dignité qu’on le considéra désormais comme un élément nécessaire de la science juridique, tant dans Renseignement – si heureusement inauguré par Gratien lui-même à Bologne – que dans la doctrine et la législation. Dès qu’il parvint en France, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, où à la même époque les œuvres d’Irnérius et des juristes bolonais répandaient et vulgarisaient la connaissance du droit romain dans sa nouvelle forme, le Décret de Gratien assura aussitôt sa place à la science du droit canon et donna naissance aux Prælectiones, aux Glossæ et aux Apparatus, qui dans les écoles de droit et principalement à Bologne, à Paris et dans les autres Universités, annoncent l’avènement de l”« âge classique » du Droit Canon, incomparable contribution à la science universelle du Droit.
Sans être officielle l’œuvre de Gratien jouit d’une grande autorité.
Le Décret de Gratien ne reçut jamais, comme on le sait, de confirmation du Siège Apostolique. Personne ne s’en étonnera si l’on pense au but fixé par le Camaldule à son travail, à la méthode suivie par lui, aux résultats obtenus. Il y a évidemment une grande différence entre l’œuvre de Gratien et la Collection des lois rassemblées sur l’ordre de l’Empereur Justinien par Tribonien et ses collaborateurs.
L’auteur même de la Concordia affirme dans une formule lapidaire : « Pour l’exécution des affaires juridiques la science ne suffit pas, il faut encore le pouvoir[3]. »
Rien ne permet de voir un mandat de la Curie Romaine dans la rédaction du Décret par le moine de Bologne. A tort certains l’ont pensé, hypothèse caduque tirée du titre donné par l’auteur à son œuvre : Concordia discordantium Canonum.
Mais rapidement le Décret jouit d’une haute réputation, à cause non seulement de la faveur signalée qu’il rencontrait auprès du Pape Alexandre III (Roland Bandinelli) commentateur et abréviateur de Gratien, mais aussi du vif désir des Curies et Ecoles de posséder une somme des Saints Canons dégagée des contradictions et des répétitions inutiles. De plus, les Auctoritates citées garantissaient généralement une doctrine sûre.
La composition du Décret avec l’explication des canons apparemment contradictoires donna à l’étude du Droit canonique un rang égal à celui du Droit civil que l’école d’Irnerius avait mis à l’honneur. En même temps elle apporta dans la discipline commune de l’Eglise une vigueur nouvelle dont les siècles suivants montrèrent bientôt l’utilité. Théologiens et canonistes, dans leur mutuelle émulation pour apporter, interpréter, exposer et concilier les citations et les références contribuèrent heureusement à établir cette unité sur des bases théologiques et juridiques de la meilleure école, au grand profit, en même temps, de la doctrine et de la discipline. Les juges ecclésiastiques pouvaient désormais nettement et sûrement appliquer le droit.
Néanmoins Nous ne pouvons ni ne voulons taire les erreurs où tomba Gratien : citations fausses ou douteuses reçues dans la Concordia, usage, dans les citations des monuments juridiques de l’Antiquité, de versions de moindre valeur ; inexactitudes dans la citation de bien des inscriptions historiques, sans ajouter que certaines de ses thèses ne concordèrent pas avec les doctrines postérieures qui les rejetèrent ou les corrigèrent. Bien sûr, de semblables erreurs sont excusables dans une œuvre aussi volumineuse ; mais elles appelèrent nécessairement une correction du Décret que certains Pontifes Romains et surtout Grégoire XIII confièrent à d’éminents ecclésiastiques et que d’autres grands savants continuèrent.
L’édition des Correcteurs Romains doit évidemment rester à sa place dans le grand Recueil formant le Corpus Juris Canonici. Mais rien n’empêche, et même il est souhaitable, selon une louable suggestion de certains, de préparer une nouvelle édition critique qui, au regard de l’Histoire, mette mieux en lumière les méthodes de travail, le sens des commentaires, le progrès et les mérites du grand cénobite camaldule. Ainsi seront résolues des questions confuses, comme il s’en présente parfois à ceux qui étudient l’histoire de la discipline humaine de l’Eglise.
Mais cette édition critique doit se faire selon les exigences de la science moderne, car l’édition de Friedberg, pourtant bien digne de louanges ne satisfait plus les historiens du Droit canonique.
Le droit est basé sur la doctrine et la morale :
Trop souvent les profanes donnent à la science juridique, civile ou canonique, à ses textes, à ses canons, à ses codes, un visage austère et rébarbatif ; ils n’y voient qu’une nomenclature de fas et nefas. D’où il est clair qu’ils ne la connaissent pas à fond, et surtout qu’ils ne l’ont pas pénétrée jusqu’au cœur. Tout ensemble de lois humaines reflète le visage de son auteur, qu’il s’agisse d’un individu, d’un groupe ou d’un peuple. La grandeur et la dignité de l’Ancienne Rome illustrèrent ainsi de leur éclat la gravité des Lois des XII Tables qui, dès lors, étaient selon Tite-Live, « dans cet immense entassement de lois accumulées les unes sur les autres la source de tout droit public et privé [4] ».
Et la Loi divine – même celle de l’Ancienne Alliance qui n’est appelée loi de crainte que par comparaison à la Nouvelle – comment n’aurait-elle pas fait resplendir la majesté suprême et la clémence paternelle du Créateur et Maître Souverain ? Ceux qui la révèrent seulement dans un mouvement de crainte, comme ils sont loin de la contempler avec les yeux du Psalmiste : « Quam dulcis palato meo eloquia tua ! super mel sunt ori meo [5] ! »
Et la loi du Christ, loi d’amour, pouvait-elle manquer des traits qui la rendent si aimable ? De la loi de son Eglise une bénignité maternelle pouvait-elle être absente ? Evidemment non. Pourtant cette douceur de sentiment paraissait comme étouffée sous l’amas des lois multiformes, particulières et successives que les âges avaient accumulées. Les travaux récents consacrés à l’œuvre de Gratien ont montré qu’une note caractéristique de la législation canonique est son humanité, c’est-à-dire ce sens de la doctrine et de la conscience chrétiennes qui tourne le cœur de l’homme vers les « inscrutables richesses du Christ » [6] et élève cette législation au-dessus même de l’indéniable grandeur du Droit canonique : c’est-à-dire que celui-ci plonge ses racines dans les profondeurs de la révélation chrétienne, y puisant ces sucs vivifiants que sont la bénignité, la tempérance, l’humanité, l’adoucissement de la rigueur, la charité. Grâce à ces vertus, le Droit canonique revêtit dès le début une nuance originale ; il reçut comme le sceau de l’équité chrétienne qui se transforma en équité canonique. Dans quelques œuvres antérieures au Décret de Gratien telles le Liber de misericordia et justitia d’Alger de Liège, le Liber de vita christiana de Bonitins, évêque de Sutri, la Panormia d’Yves de Chartres, brille d’une nouvelle splendeur l’esprit de charité qui anime la vie intérieure de l’Eglise.
Dans Gratien, la doctrine catholique ne se départit jamais de ce temperamentum qui mitige la rigueur du droit par la charité maternelle et compréhensive dont les Pontifes Romains et les Saints Pères ont imprégné toutes les prescriptions ecclésiastiques. Il faudrait citer ici toute la Cause XXIII de la seconde partie du Décret, et les premières Distinctions de la Cause XXXIII (quest. III) qui constituent le si célèbre traité de Pœnitentia.
Comment les pasteurs de l’Eglise du Christ auraient-ils pu rester sourds aux appels incessants et suppliants que la charité adresse à leurs cœurs paternels ? « L’expérience de maladies multiples presse en effet de trouver de multiples remèdes. Mais en des causes de cet ordre, où de graves dissensions entraînent non pas le péril de tel ou tel homme, mais la ruine des peuples, il convient de se relâcher en quelque mesure de la sévérité pour permettre à une charité sincère de remédier à de plus grands maux » [7]. Grand avertissement, toujours actuel, pour tous ceux qui exercent quelque charge dans le gouvernement des hommes, législateurs et juges ! Où trouver meilleur commentaire des qualités que saint Paul, en ses Epîtres Pastorales, réclame des Supérieurs, sinon dans les Distinctions de la première partie du Décret[8] ?
La défense du Pontife Romain, son action de gouvernement et d’unification, la vie ecclésiastique libérée de la simonie et de l’intrusion des laïcs, la réglementation des patrimoines, la vie spirituelle des fidèles alimentée par la fréquentation des sacrements, la vie sociale et domestique dans le mariage, la vie liturgique, l’ordre judiciaire et pénal – et tout ceci avec un large exposé des sources du droit – : telle est en résumé l’œuvre immense qu’écrivit le Magister Gratianus, divinæ paginæ doctor egregius [9].
Le Décret de Gratien a orienté l’Histoire de l’Eglise :
Des collections canoniques du haut moyen âge, on a pu dire que la meilleure connaissance qu’on a acquise dans les temps modernes, manifeste de plus en plus la part importante qu’elles ont eue dans l’histoire des idées et des doctrines, et aussi pour la vie de l’Eglise, ses institutions et son gouvernement [10]. Combien c’est plus vrai encore du Décret de Gratien, témoignage vivant de l’influence exercée par la discipline de l’Eglise, le gouvernement de ses Pontifes, l’action pastorale de ses Prélats pour refréner les vices et les désordres des peuples, et établir le règne de la loi morale parmi les individus et parmi les sociétés.
A l’illustre Université de Bologne, fière de compter Gratien au nombre de ses gloires, et qui s’est honorée en célébrant solennellement le huitième centenaire de l’immortel Décret, avec, la participation de tant d’éminents canonistes et juristes du monde entier, Nous adressons en ce jour Nos félicitations et Nos vœux : qu’il lui soit donné encore à l’avenir de former des savants, dignes héritiers des générations qui les ont précédés, et de contribuer ainsi efficacement à la défense du patrimoine de la civilisation chrétienne, qui seule peut empêcher le genre humain de retomber dans les funestes erreurs de la barbarie et la corruption des mœurs, et le rendre apte à de plus hautes et heureuses ascensions dans les voies de la vérité et du bien.
Sur vous enfin qui, par vos travaux érudits et par une habile organisation, avez su donner à cette commémoration un éclat égal à son importance, Nous invoquons l’abondance des célestes faveurs, en gage desquelles Nous vous accordons de tout cœur la Bénédiction apostolique.
Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, année 1955, Édition Saint-Augustin Saint-Maurice. – D’après le texte latin de l’Osservatore Romano du 23 avril 1952.
- Gratien (1050–1150) est un canoniste italien ; camaldule au monastère de Saint-Félix à Bologne ; il composa, sous le titre de Decretum, le premier recueil des Décrétales des Papes.[↩]
- De Claris Archigymnasii Bononiensis Professoribus a sæc, XI, usque ad sæc. XIV, Bononiæ, t I, p. 344, n. XXVI.[↩]
- Dictum Gratiani ante c. I, D. XX.[↩]
- L., 5, n. 34.[↩]
- Ps., CXVIII, 103.[↩]
- Eph., iii, 8.[↩]
- c. xxv, D. L.[↩]
- D. XXV à D. L.[↩]
- Cod. Mon. Lat., 16084, in Archiv. für kath. Kirchenrecht, vol. 69, 1893, p. 382.[↩]
- Cf. Ghellinck S. J., Le Mouvement théologique du XIIe siècle, p. 417.[↩]