Recevant en audience les membres du dix-septième Congrès international des Apiculteurs, qui s’était tenu en septembre à Bologne et à Rome, le Souverain Pontife prononça l’allocution suivante, en français :
Comme tant d’autres, vous avez voulu, chers fils, venir à Rome pour y tenir votre Congrès international. Vous avez exprimé le désir de Nous mettre en quelque sorte au courant de vos activités et d’entendre de Nous quelques mots paternels. Nous vous accueillons avec plaisir et vous félicitons de vos travaux. Nous avons admiré la variété des informations de caractère théorique et des indications pratiques que vous donnez aux apiculteurs, et dont ceux-ci retireront sans aucun doute grand profit.
Le monde étonnant des abeilles.
Le monde des abeilles, en effet, est l’un des plus étonnants qui soient pour l’esprit humain, comme l’atteste l’intérêt qu’on lui porte depuis les époques les plus reculées. Le centre de ce monde, c’est la ruche, et les abeilles sont les protagonistes de la vie extraordinaire qui frémit en elle. Il s’agit d’une des espèces animales les plus riches, les mieux organisées et qu’on trouve dans toutes les régions, sous tous les climats. Elles possèdent une grande facilité d’adaptation, de sûrs moyens de défense, des organes des sens très fins, et sont étonnamment prolifiques. La vie des abeilles se déroule sous forme de société permanente ; les individus sont groupés en catégories, et chacun possède une forme adaptée à la tâche particulière qui lui incombe au profit de la communauté. L’attention des savants et des profanes se porte d’emblée vers la reine. Plus grande que les autres et vivant plus longtemps, elle a comme fonction de pondre les œufs, de quinze cents à trois mille par jour, pendant cent quarante jours environ. Comme elle est dépourvue de moyens de défense, ce sont les autres qui la protègent, et quand elle craint que d’autres reines ne deviennent ses rivales, elle fuit avec un essaim d’ouvrières et devient fondatrice d’une nouvelle ruche.
Autour de la reine, on trouve les faux bourdons, physiquement plus démunis, qui ont une part active dans la fécondation et sont nécessaires pour la continuation de la vie dans la ruche. Mais les ouvrières, toujours très nombreuses, se montrent les plus laborieuses et les plus utiles. Elles se répartissent les charges, afin que tout le travail se fasse bien et en temps opportun. Nées depuis peu, elles remplissent déjà l’office de nourrices ; à peine commencent-elles à sécréter la cire qu’elles se font constructrices ; finalement, au moment de leurs premiers vols de fleur en fleur, elles deviennent suceuses. Toutes cependant se préoccupent de leur défense individuelle et de celle de la colonie entière, sans qu’aucun poste demeure inoccupé, grâce à la relève incessante de toutes les ouvrières.
Il n’est pas possible, et de toute manière, pour vous, il n’est pas nécessaire de raconter les merveilles du monde des abeilles, monde extraordinaire, dont le mystère reste encore incomplètement dévoilé ; monde sympathique, dirions-Nous même, à cause des services variés, qu’il rend aux hommes.
Qu’il suffise, pour rappeler l’une des raisons de notre étonnement, d’évoquer la manière dont les abeilles se comprennent, se consultent, s’interrogent. Certes, on savait depuis longtemps qu’elles parlaient en quelque sorte au moyen de différentes danses ; mais récemment on a appris qu’elles communiquaient entre elles par un organe minuscule, la glande Nasonof, qui leur servirait à émettre des effluves de nature vraisemblablement corpusculaire et parfumée, rayonnante et ondulatoire ; ces effluves ne seraient captés que par les abeilles de la colonie, A laquelle appartient l’émettrice. Plus récemment encore, on aurait découvert que les abeilles correspondent aussi au moyen des ultrasons ; on peut en effet observer certains mouvements rapides et périodiques des ailes, sans qu’on perçoive pour autant aucun son. Les ultrasons aideraient les ouvrières dispersées à rejoindre l’essaim, et attireraient d’autres individus à travailler sur une fleur. Certains pensent que le sens extraordinaire de l’orientation, que possèdent les abeilles, pourrait être utilisé même pour porter des messages.
Les abeilles au service de l’homme.
Et cela Nous amène à Nous arrêter sur un autre aspect du monde des abeilles : les avantages que l’homme retire de leur activité. Leur cire — la principale cire animale — est l’œuvre de ces ouvrières infatigables. Si l’on songe que les cierges destinés à l’usage liturgique doivent être faits, en tout ou en majeure partie, avec cette cire[1], l’on admettra aisément que les abeilles aident en quelque sorte les hommes à accomplir leur devoir suprême, celui de la religion.
Mais leur produit le plus caractéristique c’est le miel, obtenu par transformation du nectar des fleurs dans le jabot, grâce à la sécrétion d’une substance spéciale. Personne n’ignore les précieuses qualités nutritives du miel, mais il n’en reste pas moins qu’elles devraient être mieux connues et mises davantage à profit, grâce à la multiplication et à la rationalisation des centres d’apiculture. Les sucres contenus dans le miel semblent exceptionnellement importants, si l’on pense que le dextrose, absorbé par l’organisme sans lui imposer aucun travail de transformation, est d’un apport essentiel pour le cœur et va directement aux muscles, tandis que le lévulose, transporté au foie, y constitue une réserve indispensable à la santé. Ajoutons encore que le miel est riche en vitamines et en hormones, et que même le venin des abeilles pourra peut-être un jour servir en médecine.
Plus encore que leur production de cire et de miel, leur activité de pollinisation leur mérite une place de premier plan dans l’économie agricole. Les travaux de votre Congrès ont souligné en effet la possibilité d’augmenter dans de notables proportions le rendement des cultures fourragères et de certaines cultures industrielles, grâce à la multiplication des colonies d’abeilles. La négligence de certains producteurs de semences et de fruits envers ce facteur capital de pollinisation leur vaut des récoltes qui s’élèvent à peine au tiers ou au quart de ce qu’ils pourraient obtenir en recourant au service des abeilles.
Tels sont, brièvement esquissés, les avantages principaux que procurent à l’homme ces précieux hyménoptères.
Nous espérons avec vous qu’une meilleure organisation de la formation technique agricole donnera désormais aux jeunes gens les connaissances nécessaires et le goût requis pour s’adonner avec bonheur à ce passionnant et fructueux élevage. Bien loin de faire évanouir la poésie virgilienne de l’apiculture, la science moderne en révèle au contraire chaque jour davantage et les merveilleux mystères et les ressources nouvelles. Connaître les maladies des abeilles et leurs ennemis constitue une première condition trop souvent ignorée d’une entreprise apicole. Mais la prospérité de ce petit monde dépend encore de nombreux facteurs positifs, susceptibles de transformer la production du miel en industrie saine et sûre. L’étude théorique et pratique de ces facteurs extérieurs à la ruche ou propres à la race des abeilles, à la vitalité de la reine, à la constitution de l’essaim, apporte à l’apiculteur le moyen tant désiré d’élever la production et de la rendre suffisamment constante.
Du travail instinctif de l’abeille à l’intelligence créatrice de Dieu.
En vous remerciant de Nous avoir donné l’occasion d’en parler, Nous voudrions vous dire, avant de vous congédier, quelques mots de paternelle exhortation, certain que vous en ferez l’objet de vos méditations. Les réflexions, dont Nous vous faisons part, Nous sont suggérées par la ruche, cité des abeilles, et par le miel, fruit de leur industrieux labeur.
La ruche se présente comme l’habitat de milliers d’insectes actifs et pleins de vie, comme une cité industrielle au travail assidu et ordonné ; l’on dirait même un Etat monarchique, ou la reine toutefois apparaît non comme une souveraine et une directrice, mais comme la mère féconde de toute la colonie. Si l’on s’enquiert sur l’origine, la fonction et le but de la ruche, le naturaliste répond que les cellules faites de cire sont construites pour contenir le miel destiné à la nourriture des larves. Le mathématicien ajoute aussitôt que l’abeille construit la cellule en forme hexagonale, de sorte que les prismes aient la plus grande contenance pour une surface minimum des parois ; il note également que les trois plans, qui en forment les arêtes, se rencontrent sous l’angle juste. Donc, en conclurait-il, l’abeille a résolu, et depuis longtemps, un problème de mathématique transcendantale très ancien et très difficile, qui resta jusqu’à une époque récente l’objet d’étude de beaucoup de savants.
Les observations du naturaliste et les déductions du mathématicien fournissent un point de départ aux réflexions du philosophe, qui voit en cela l’œuvre d’une intelligence capable de prévoir un but et de fixer avec précision les moyens requis pour l’atteindre. Quelle sera cette intelligence ? Le philosophe exclut sans hésiter qu’on puisse l’attribuer aux abeilles. Celles- ci agissent, et très bien, mais elles ne comprennent rien ; incapables de progresser, elles obéissent depuis des millénaires à l’instinct, qui détermine rigoureusement leur comportement individuel, même s’il permet à l’espèce certaines adaptations.
Qu’en conclure sinon que l’intelligence qui dirige l’organisation de la ruche et la vie des abeilles est celle de Dieu, qui a créé la terre et les cieux, qui a fait germer les herbes et les fleurs, qui a doté d’instinct les animaux. Nous vous invitons, chers fils, à voir le Seigneur à l’œuvre dans la ruche, devant laquelle vous demeurez émerveillés. Adorez-le donc et louez-le pour ce reflet de sa divine sagesse ; louez-le pour la cire qui se consume sur les autels, symbole des âmes qui veulent brûler et se consumer pour lui ; louez-le pour le miel, qui est doux, mais moins que ses paroles, dont le Psalmiste chante qu’elles sont « plus douces que le miel » ! (Ps. cxviii, 103).
Les délicatesses de Dieu.
Les paroles du Seigneur, qui expriment ses jugements et ses volontés, « remplissent de douceur plus que tout rayon de miel », dit-il encore (Ps. xviii, 11). Sera-ce bien vrai ? Ou plutôt le Seigneur ne donne-t-il pas seulement douleur et tristesse ? « Ce qui nous rendrait joyeux, Dieu nous le refuse », entend-on dire parfois d’un ton triste et désabusé. En fait, qui regarde de loin et s’arrête aux apparences, est tenté de croire que les interventions de Dieu dans le monde apportent la tristesse, parce qu’elles enlèvent de la vie toute la poésie et lui ôtent, pour ainsi dire, toute chaleur.
Il n’en est pas ainsi, chers fils. Demandez-le à ceux qui ne se sont jamais éloignés de Dieu, ou à ceux qui se sont rapprochés de lui avec une foi vive et un cœur humble. Demandez-leur s’il n’est pas vrai qu’après les difficultés du début, après l’incertitude des premiers pas, le chemin devient toujours plus aisé. Demandez s’il n’est pas vrai que souvent la Croix — la Croix qui éduque, qui sauve, qui transforme — réussit à enivrer les âmes. L’auteur du Stabat ne chantait-il pas : Fac me Cruce inebriari ?
Mais pourquoi dire : « Demandez » ? Faites-en plutôt l’essai, chers fils, et « voyez combien le Seigneur est doux ». (Ps. xxxiii, 9). Sachez, au début, supporter sans révolte, sans imprécations, l’amertume des rébellions instinctives, de l’indifférence, de l’incompréhension, de même celle des calomnies et de la persécution. Vous verrez ensuite quelle sérénité, quelle paix et quelle joie vous rempliront ! Puissent les hommes, quand ils ont connu Dieu ou qu’ils l’ont reconnu, faire de sa volonté le critère de leur propre vie ! Personne ne dira que l’on arrive sur terre à goûter la joie du ciel. La goûter, non, sans doute ; mais en avoir un avant-goût, certes !
Une terre était promise aux hommes après un long voyage de fatigues et d’efforts : terram fluentem lacte et melle (Ex. xiii, 5), et sur leur chemin, chaque jour descendait un don de Dieu : la manne blanche, à la saveur de fleur de farine et de miel (Ex. xvi, 31). Chers fils, qui étudiez le monde mystérieux et merveilleux des abeilles, goûtez et voyez, autant qu’il est possible ici-bas, la douceur de Dieu. Un jour, vous goûterez et vous verrez au ciel que l’océan de sa lumière et de son éternel amour est encore infiniment plus doux que le miel.
En gage des faveurs divines que Nous implorons ardemment sur vous, Nous vous accordons à vous-mêmes et à tous ceux qui vous sont chers, Notre Bénédiction apostolique.
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Edition Saint-Maurice Saint-Augustin. – D’après le texte français de l’Osservatore Romano, éd. quot, du 24 septembre 1958.
- Cf. Decreta authentica Congregationis Sacrorum Rituum, n. 4147, 14 décembre 1904.[↩]