Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

21 septembre 1958

Discours au XIIe congrès international de philosophie

Table des matières

Le XIIe Congrès inter­na­tio­nal de phi­lo­so­phie s’est tenu à Venise et à Padoue, du 12 au 18 sep­tembre, sous la pré­si­dence du pro­fes­seur Battaglia, de l’Université de Bologne.

A l’is­sue de leurs tra­vaux, les congres­sistes furent reçus en audience par le Souverain Pontife, qui pro­non­ça en fran­çais l’al­lo­cu­tion suivante :

A l’is­sue du XIIe Congrès inter­na­tio­nal de phi­lo­so­phie, vous avez vou­lu. Messieurs, venir à Rome pour Nous témoi­gner votre défé­rence et votre atta­che­ment. Nous vous en remer­cions très sin­cè­re­ment et vous disons Notre joie de vous accueillir. Les tra­vaux de votre Congrès ont été cer­tai­ne­ment pour vous l’oc­ca­sion d’é­chan­ger des vues inté­res­santes et fécondes au sujet de quelques pro­blèmes actuels de méta­phy­sique, de morale et métho­do­lo­gie. Problèmes actuels, disons-​Nous, mais aus­si pro­blèmes de tou­jours, mal­gré les concep­tions dif­fé­rentes que l’on s’en forme ; devant eux, les hommes sen­sés d’hier, d’au­jourd’hui et de demain prennent ou pren­dront des atti­tudes fon­da­men­ta­le­ment iden­tiques, même si les termes dans les­quels ils les tra­duisent ne se res­semblent guère. Car en réa­li­té, il s’a­git tou­jours de la décou­verte que l’es­prit humain fait de lui-​même, de ses rela­tions avec le monde et avec Dieu.

Tel est en effet le rôle de la phi­lo­so­phie, qu’on l’en­vi­sage d’un point de vue objec­tif, comme une science à construire sui­vant une méthode pré­cise et exi­geante, ou d’un point de vue sub­jec­tif, comme une recherche per­son­nelle avide de com­bler les aspi­ra­tions intel­lec­tuelles et morales de l’être humain. Le centre d’in­té­rêt de vos études se déplace sans cesse de l’un de ces pôles à l’autre, des plus intimes replis du sujet pen­sant à l’ob­jet qu’il tente d’en­ser­rer dans un sys­tème aus­si com­plet que pos­sible. Mais quelles que soient les pré­fé­rences de votre pen­sée, elle est sou­mise, sous peine de perdre sa cohé­rence et sa valeur, à la règle de la véri­té. Nomen… sapien­tis, écri­vait saint Thomas, illi soli reser­va­tur, cuius consi­de­ra­tio cir­ca finem uni­versi ver­sa­tur [1], c’est-​à-​dire, explique-​t-​il, de la véri­té. La phi­losophie est amour de la sagesse [2], et par là science de la véri­té, sur­tout de la véri­té pre­mière, ori­gine de toutes les autres, parce qu’elle appar­tient au pre­mier prin­cipe de l’être de tous les êtres.

Philosophie et technique : un problème actuel.

Cette cau­sa­li­té créa­trice, pré­sente à toutes les acti­vi­tés de l’es­prit créé, sus­cite en lui la liber­té ; elle l’en­gage dans un uni­vers qui n’est pas tout fait, mais invite sans cesse à l’ef­fort, à la col­la­bo­ra­tion géné­reuse, afin d’a­che­ver non seule­ment ses struc­tures maté­rielles, mais sur­tout l’é­ta­blis­se­ment de la com­munauté humaine dans l’a­mour. Les trois thèmes, que vous avez choi­sis pour votre Congrès, envi­sagent ces divers aspects : l’homme et la nature, liber­té et valeur, logique, lan­gage et com­mu­ni­ca­tion. Sur cha­cun de ces thèmes, vous avez appor­té des contri­bu­tions d’ordre spé­cu­la­tif ou his­to­rique, qui éclairent leur signi­fi­ca­tion pré­sente. Nous n’a­vons pas l’in­ten­tion de pro­lon­ger vos débats par une inter­ven­tion de carac­tère techni­que, mais uni­que­ment de vous com­mu­ni­quer les réflexions que Nous ins­pirent Nos res­pon­sa­bi­li­tés de Pasteur d’âmes, et la pro­fonde angoisse que sus­cite en Nous le désar­roi de tant de contem­po­rains. Par l’au­to­ri­té de vos tra­vaux, par le rayonne­ment de votre ensei­gne­ment et de vos écrits, vous pou­vez exer­cer, et vous exer­cez en réa­li­té, une influence constante sur les idées et sur les ten­dances intel­lec­tuelles, lit­té­raires, artisti­ques, sociales, et même poli­tiques. Singulière confron­ta­tion que celle de l’âge tech­nique et de la phi­lo­so­phie ! Jadis les pen­seurs se rési­gnaient à n’être com­pris de leur temps, qu’a­près une longue attente. Aujourd’hui, le roman, le théâtre, le ciné­ma véhi­culent les idées, les dif­fusent dans le grand public, qui n’est point d’ha­bi­tude pré­pa­ré à les rece­voir, et en fera par­fois l’u­sage le plus détes­table. Les pro­blèmes de l’exis­tence humaine, traî­nés en quelque sorte sous les feux de la rampe, émeuvent non plus un cercle étroit d’i­ni­tiés, mais des masses immenses, qui s’é­branlent sous leur choc, comme les flots d’un océan agi­té dans ses eaux pro­fondes. Comment dou­ter que la des­ti­née de l’hu­ma­ni­té n’en subisse le contrecoup ?

La notion exacte de vérité, âme de la vraie philosophie.

Puisque la tâche pre­mière du phi­lo­sophe est de cher­cher la véri­té et de la dire, Nous voyons peser sur vous l’o­bli­ga­tion de vous employer sin­cè­re­ment à ce tra­vail. La véri­té, pour l’es­prit humain, n’est point une simple équi­va­lence entre deux conte­nus de pen­sée, mais une adae­qua­tio rei et intel­lec­tus selon la défi­ni­tion clas­sique[3]. L’esprit, en effet, quand il s’ouvre à l’u­ni­vers qui l’en­toure, pré­tend enve­lop­per de ses prises tout le réel. Tout le concerne, l’in­té­resse, l’in­ter­pelle. Cette ten­dance spon­ta­née à l’u­ni­ver­sa­li­té se mani­fes­tait naï­ve­ment dans les pre­miers sys­tèmes cos­mo­lo­giques des phi­lo­sophes présocrati­ques, qui tran­chaient de manière radi­cale le pro­blème de la struc­ture du monde. Le scep­ti­cisme des sophistes, s’il les mit à l’é­preuve, pré­pa­re­ra l’é­la­bo­ra­tion des grands sys­tèmes de Pla­ton et d’Aristote, qui, dans une pers­pec­tive vrai­ment univer­selle et scien­ti­fique, tentent de résoudre, cha­cun selon son tem­pérament, l’an­ti­no­mie de l’un et du multiple.

Il appar­te­nait tou­te­fois au chris­tia­nisme de pré­pa­rer les voies à une solu­tion d’en­semble par la Révélation d’un Dieu Père, créant l’homme par son Fils et l’ap­pe­lant, en lui, à parti­ciper à son exis­tence. Les his­to­riens de la phi­lo­so­phie médié­vale ont mis en évi­dence ce fait sin­gu­liè­re­ment signi­fi­ca­tif : la véri­té sur­na­tu­relle de la foi chré­tienne a per­mis à la rai­son humaine de prendre une pleine conscience de son auto­no­mie, de la certi­tude abso­lue de ses pre­miers prin­cipes, de la liber­té fonda­mentale de ses déci­sions et de ses actes. Mais d’a­bord elle lui avait don­né la conscience d’une voca­tion trans­cen­dante ; elle l’in­vi­tait à recon­naître la réa­li­té concrète de sa des­ti­née et l’ap­pel à par­ti­ci­per à la vie tri­ni­taire dans la lumière de la foi d’a­bord, puis dans la contem­pla­tion face à face. La phi­lo­so­phie des sco­las­tiques est res­tée ser­vante de la théo­lo­gie, mais elle n’en a pas moins conquis, dans ce ser­vice même, une pléni­tude et une digni­té qui n’ont pas été dépassées.

La crise reli­gieuse de la Renaissance et la déca­dence de la sco­las­tique allaient entraî­ner le rejet de la tra­di­tion par les pen­seurs, que sédui­sait le nou­vel idéal de la science expérimen­tale. Le point d’ap­pui de la rai­son se déplace alors du Dieu vivant, connu et aimé dans la foi chré­tienne, au Dieu abs­trait, démon­tré par la rai­son, mais déjà étran­ger à son œuvre. D’au­cuns lui refu­se­ront toute per­son­na­li­té dis­tincte, ou ne ver­ront plus en lui qu’un ordon­na­teur suprême, avant de l’i­gno­rer com­plètement ou même de le com­battre comme un mythe nuisible.

La grandeur de la philosophie est de servir la Révélation.

Actuellement on constate dans une vaste par­tie du monde les consé­quences inévi­tables de ces aber­ra­tions ; l’hu­ma­ni­té recueille les fruits amers d’un ratio­na­lisme, qu’elle a culti­vé pen­dant plu­sieurs siècles et qui conti­nue à l’empoisonner. Or, le Dieu vivant, le seul réel, celui qui a fait l’homme à son image et à sa res­sem­blance, ne cesse point de gou­ver­ner le monde d’au­jourd’­hui ; il ne cesse point d’in­vi­ter le phi­lo­sophe à le recon­naître et à reve­nir à lui. Commentant la défi­ni­tion de la phi­lo­so­phie comme amour de la sagesse, saint Augustin affirme : Si sapien­tia Deus est… verus phi­lo­so­phus est ama­tor Dei [4]. La réflexion, qui mani­feste l’es­prit à lui-​même et le rend pré­sent au monde, s’a­chève dans le déploie­ment de la liber­té, qui cherche à com­bler les dis­tances, à sur­mon­ter les oppo­si­tions et qui tend vers l’u­ni­té. Quand l’homme accepte de phi­lo­so­pher, il ne peut, sous peine d’in­sin­cé­ri­té, s’ar­rê­ter à mi-​chemin et refu­ser de tirer les conclu­sions. La recon­nais­sance intel­lec­tuelle de Dieu, pré­sent dans sa motion créa­trice, s’é­pa­nouit dans un amour prompt à accep­ter les ini­tia­tives divines, dans la doci­li­té à écou­ter sa parole et à recher­cher les marques de son authen­ticité. L’amour du Dieu vivant, du Dieu de Jésus-​Christ, loin d’i­so­ler l’homme ou de le détour­ner de ses tâches tem­po­relles, l’y engage au contraire et bien davan­tage, et fonde sa liber­té plus soli­de­ment que les valeurs mesu­rées à l’é­chelle humaine. On ne lui demande pas de renon­cer aux méthodes propres de sa recherche, de s’en éva­der, de sacri­fier ses exi­gences ration­nelles, mais plu­tôt de tenir compte de tout le réel, de la des­ti­née humaine, telle qu’elle se pré­sente concrè­te­ment dans toutes ses dimen­sions indi­vi­duelle et sociale, tem­po­relle et éter­nelle, pétrie par la souf­france, esclave du péché et de la mort. La détresse de l’hu­ma­ni­té, déchi­rée par la guerre, la per­sé­cu­tion et le men­songe, la cla­meur de mil­lions d’êtres oppri­més ou sim­ple­ment aban­don­nés à leur des­tin misé­rable, n’est-​ce pas là aus­si un aspect de la réa­li­té, la voix impla­cable des faits, que le philo­sophe doit écou­ter et com­prendre et à laquelle il doit répondre ? Pourra-​t-​il encore refu­ser obs­ti­né­ment le mes­sage de salut et d’a­mour, qui vient du Seigneur ? L’esprit, qui se détourne de la lumière, qui se ferme à toute Révélation sur­na­tu­relle et croit pou­voir inter­pré­ter l’exis­tence en termes pure­ment humains, se livre sans défense au mal qui le ronge, condam­nant à la ruine les valeurs mêmes qu’il vou­lait sauvegarder.

Le Verbe Incarné, vie et lumière des hommes.

Sans doute l’ac­cep­ta­tion de la foi chré­tienne ne résout-​elle pas tous les pro­blèmes spé­cu­la­tifs, mais elle oblige le philo­sophe à sor­tir de son iso­le­ment ; elle le situe dans un uni­vers plus vaste ; elle lui four­nit des points de repère solides, dans l’ordre de la connais­sance et dans celui de l’ac­tion. Au lieu d’en­tra­ver sa recherche, elle la sus­cite et la sti­mule ; elle lui découvre la vraie splen­deur de l’homme, celle qu’il reçoit de l’Incarnation du Fils de Dieu, qui le sauve et l’as­so­cie à la gloire de son œuvre rédemptrice.

L’Eglise attend de vos tra­vaux, Messieurs, qu’ils contri­buent à rendre les hommes meilleurs, en fai­sant écla­ter la gangue de ratio­na­lisme et d’or­gueil latent, qui para­lyse encore de larges sec­teurs de la pen­sée phi­lo­so­phique contem­po­raine et l’empêche de connaître la véri­té. La parole de saint Jean reste actuelle : « Le Verbe était la lumière véri­table, qui éclaire tout homme venant dans ce monde. Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a pas recon­nu » (Jean, i, 9–10). Les ten­ta­tives les plus géniales pour fon­der une com­mu­nau­té humaine fra­ter­nelle res­te­ront vaines aus­si long­temps que l’hom­me ne se sou­met­tra pas avec une doci­li­té filiale à la Providence du Père, qui le crée et l’a­dopte en son Fils.

S’il accepte le don de Dieu, l’Esprit-​Saint, comme guide de sa pen­sée, le phi­lo­sophe confes­se­ra, avec le Docteur Angélique : Inter omnia stu­dia homi­num, sapien­tiae stu­dium est per­fec­tius, subli­mius, et uti­lius et iucun­dius [5] ; comme lui, appuyé sur la force divine, qui vient en aide à sa fai­blesse, il se déci­de­ra à rendre témoi­gnage à la véri­té, parce qu’il aura trou­vé en elle une anti­ci­pa­tion de la vraie béa­ti­tude, un gage de l’a­mi­tié divine, de l’im­mor­ta­li­té et de la joie indéfectible.

Nous sou­hai­tons de tout cœur, Messieurs, que vous méri­tiez ce prix de vos labeurs et, priant le Seigneur qu’il vous comble de ses faveurs, Nous vous accor­dons pour vous-​mêmes, pour vos familles, vos col­la­bo­ra­teurs et tous ceux qui vous sont chers, Notre Bénédiction apostolique.

Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Edition Saint-​Maurice Saint-​Augustin. – D’après le texte fran­çais des A. A. S., L, 1958, p. 943.

Notes de bas de page
  1. Contra Gentes, lib. I, chap. 1.[]
  2. Cf. S. Augustin, De Ordine, lib. I, chap. II, n. 32 ; Migne, P. L., t. 32, col. 993.[]
  3. S. Thomas, De Verit., Quaest. dis­put., 1 q., a. 1, in c.[]
  4. De Civitate Dei, lib. 8, chap. 1 ; Migne, P. L., t. 41, col, 224–225.[]
  5. Contra Gentes, lib. I, chap. 2.[]