La prière de l’Eglise à saint Thomas d’Aquin

Aujourd’hui, nous fêtons le 750e anni­ver­saire du rap­pel à Dieu de cet immense théo­lo­gien. L’oraison de la messe nous fait deman­der la grâce de sai­sir son ensei­gne­ment et de l’i­mi­ter, quel que soit notre poste et notre état.

Qu’est-​ce à dire ?

Dans l’oraison litur­gique en l’honneur de saint Thomas, l’Eglise mili­tante demande à Dieu, par son Fils Jésus-​Christ, dans l’unité de l’Esprit-Saint, qu’il nous donne de sai­sir par notre intel­li­gence l’en­sei­gne­ment du Docteur com­mun, ensuite d’imiter ce qu’il a fait ; quae docuit intel­lec­tu conspi­cere et quae egit imi­ta­tione com­plere. Implorer d’imiter la conduite de ce confes­seur admi­rable, de ce reli­gieux et de ce prêtre qui est l’une des gloires les plus nobles de l’Ordre des Prêcheurs, rien de plus natu­rel que cette prière. Mais sai­sir intel­lec­tuel­le­ment la doc­trine de saint Thomas est tout autre chose. Cette demande-​là ne va pas sans expli­ca­tion, car l’Eglise n’attend cer­tai­ne­ment pas de cha­cun de ses fils qu’il s’adonne à l’étude de la Somme de Théologie.

Pour ce qui est d’imiter la sain­te­té, cha­cun à notre poste et selon notre mesure, l’Eglise attend bien cela de nous et le demande pour cha­cun de nous. Comment l’Eglise en effet pourrait-​elle ne pas dési­rer de toute la ten­dresse et la force de son cœur de mère que nous aimions le Seigneur au mépris de tout consi­dé­ra­tion et de tout éta­blis­se­ment ter­restres, à l’exemple de celui qui pré­fé­ra deve­nir un simple frère dans un Ordre men­diant plu­tôt que de com­man­der comme supé­rieur, en crosse et en mitre, à la pres­ti­gieuse abbaye béné­dic­tine du Mont-​Cassin ? Comment ce grand exemple d’humilité et de renon­ce­ment ne serait-​il pas pro­po­sé à notre imi­ta­tion ? Quae egit imi­ta­tione com­plere… Que les richesses et les hon­neurs du siècle ou les gran­deurs ecclé­sias­tiques soient consi­dé­rables ou fort maigres, il n’en reste pas moins que tout dis­ciple de Jésus-​Christ est appe­lé à pré­fé­rer le Seigneur cru­ci­fié aux splen­deurs de ce monde. C’est l’immuable doc­trine de la révé­la­tion, celle que l’Eglise ne ces­se­ra d’enseigner à tous ses fils dans tous les siècles. Et pour cor­ri­ger et défor­mer les orai­sons qui demandent de mépri­ser les choses de la terre et d’aimer les choses du ciel, ter­re­na des­pi­cere et amare coe­les­tia, il n’a fal­lu rien de moins que la pseu­do­li­tur­gie « post­con­ci­liaire ». Tout chré­tien ayant écou­té l’évangile de la fête de Toussaint, l’évangile des béa­ti­tudes, ne peut plus igno­rer que la pré­pa­ra­tion au bon­heur du ciel, comme la joie de l’âme sur la terre, passent par l’esprit de pau­vre­té et non par l’attachement aux richesses ; la mor­ti­fi­ca­tion et non la recherche des plai­sirs ; la misé­ri­corde et non l’assouvissement des dési­rs de ven­geance ; la chas­te­té et non la luxure ; la per­sé­cu­tion pour le nom de Jésus, donc le cou­rage de témoi­gner pour le dogme et les sacre­ments, et non la pusil­la­ni­mi­té ou la fausse obéis­sance, qui évitent par-​dessus tout de se com­pro­mettre, de par­ler et d’agir sim­ple­ment, en témoin fidèle de l’Eglise de tou­jours [1].

Je disais donc que nous devons imi­ter saint Thomas dans son mépris, à cause de Dieu, des pompes et des faci­li­tés du monde ecclé­sias­tique ou du monde pro­fane. Nous devons aus­si l’imiter dans la prière assi­due qui lui per­mit de res­ter fidèle au choix que Dieu avait fait de lui, déployant une éner­gie farouche à ne pas lais­ser enta­mer les grandes réso­lu­tions dic­tées par l’amour du Seigneur.

On sait sans doute com­ment pour le jeune Thomas la fidé­li­té à l’appel de Dieu ne fut point chose facile. Sans une orai­son deve­nue habi­tuelle et sans une tendre dévo­tion à Notre-​Dame jamais il n’aurait enjam­bé les obs­tacles énormes que ses parents, mais sur­tout ses frères, avaient atten­ti­ve­ment amon­ce­lés sur sa route. Se sor­tir de l’abbaye du Mont-​Cassin dont il devait deve­nir abbé, rece­voir l’ha­bit blanc et noir du Prêcheur de la main du Maître géné­ral, cela allait presque tout seul. Mais ce fut bien autre chose, lorsque se diri­geant vers Paris avec quelques frères de l’Ordre, il fut sur­pris et arrê­té à la fon­taine d’Aquapendente par la troupe des cava­liers lan­cés à sa pour­suite par sa propre famille. A toute force les hommes d’armes et leurs valets s’acharnent sur son habit domi­ni­cain et veulent le faire défro­quer mal­gré lui. Il se serre vigou­reu­se­ment dans sa cape, ne don­nant aucune prise, de sorte que les sol­dats n’ont d’autre res­source que de le his­ser comme un bloc sur une mon­ture et de l’emporter à bride abat­tue dans la for­te­resse de Roccasecca où on va le séques­trer. — Mais après tout mieux vau­drait sans doute le séduire que le contraindre. C’est l’hiver. On lui donne une pièce bien expo­sée, bien chauf­fée, très agréable. Puis on lui envoie une char­mante per­sonne qui, sans doute, a trou­vé le plau­sible pré­texte, pour se faire agréer, de venir cher­cher une expli­ca­tion sur quelques ques­tions dif­fi­ciles de vie spi­ri­tuelle. Thomas n’est point dupe. Avec cer­taines ten­ta­tions, cer­tains ten­ta­teurs et cer­taines ten­ta­trices, il sait que la seule méthode de dis­cus­sion digne d’un ami du Seigneur est le refus de dis­cus­sion, l’exclusion sans pitié, l’offensive sans ména­ge­ment. Et tant pis pour les âmes lâches qui gémi­ront sur ce « manque fla­grant de cha­ri­té ». Saint Thomas donc bon­dit de son bureau à la che­mi­née, empoigne un tison en flamme et fonce comme un archange sur la belle demoi­selle qui venait enga­ger le dia­logue. Elle déguer­pit en hur­lant et sans deman­der un com­plé­ment d’explication. Le diable déguer­pit avec elle. Le saint ayant refer­mé la lourde porte y trace une croix avec son tison fumant, puis il tombe à genoux pour bénir et remer­cier le Seigneur. Pendant son orai­son deux anges viennent le ceindre d’un cor­don mys­té­rieux ; à comp­ter de ce jour et de cette heure le saint fut pré­ser­vé de toute ten­ta­tion impure. Or ce grand miracle n’a été accor­dé que comme cou­ron­ne­ment d’une grande vic­toire ; et la grande vic­toire elle-​même n’a été accor­dée que comme cou­ron­ne­ment d’une lutte por­tée par la prière, illu­mi­née par la sagesse que donne l’amour de Jésus-​Christ et l’inspiration de son Esprit-​Saint. Il fal­lait une grande cha­ri­té, une foi en har­mo­nie avec ce grand amour et l’inspiration des dons du Saint-​Esprit, pour per­mettre à saint Thomas de mener une lutte aus­si franche, aus­si prompte, aus­si forte, sans flé­chis­se­ment et sans faille. De la cha­ri­té, de la grande cha­ri­té seule, il est vrai de dire : docet manus meas ad prae­lium et digi­tos meos ad bel­lum ; elle nous ins­truit au manie­ment des armes spi­ri­tuelles pour toutes sortes de com­bats [2]. Evidemment cet exemple magni­fique de cha­ri­té com­ba­tive fait par­tie des mer­veilles que l’Eglise nous presse d’imiter dans la vie du doc­teur Angélique. Quae egit imi­ta­tione complere…

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Tout autant est pro­po­sée à notre imi­ta­tion sa cha­ri­té contem­pla­tive ; car s’il est per­mis d’employer ici un mot très moderne, cet intel­lec­tuel pro­di­gieux fut bien davan­tage encore un contem­pla­tif très humble et très aimant. Et même son labeur intel­lec­tuel tout entier, son appli­ca­tion inces­sante à scru­ter les mys­tères révé­lés n’a été ren­due pos­sible que par sa prière et sa contem­pla­tion. A la lec­ture de la Somme on voit bien qu’il avait lu de très près le plus grand des sages antiques, Aristote, le phi­lo­sophe par excel­lence – on voit bien qu’il l’avait redres­sé dans la lumière de la foi ; on voit encore com­bien il aimait et révé­rait le doc­teur d’Hippone, saint Augustin ; on voit sur­tout que l’Ecriture sainte n’avait pas de secret pour lui, qu’il la por­tait pour une très grande part dans sa mémoire et dans son cœur, Pour s’apercevoir de cela il suf­fit de faire atten­tion aux cita­tions en ita­liques qui viennent fleu­rir tous les articles de la Somme. Cependant ce que l’on ne voit pas mais dont on a le pres­sen­ti­ment, aus­si bien par la per­fec­tion de l’ordonnance géné­rale que par l’accent de beau­coup d’articles, c’est l’élévation de la contem­pla­tion qui était le par­tage de l’auteur d’une œuvre aus­si extra­or­di­naire. Il est cer­tain que ce qui sou­te­nait tout c’était les orai­sons devant le taber­nacle, la Messe célé­brée chaque, jour en ver­sant des larmes, les jeûnes, les veilles pieuses qui se pro­lon­geaient aus­si long­temps que la lumière se fai­sait attendre sur tel ou tel point de doc­trine. Saint Thomas a dit lui-​même, et les témoins de sa vie ont été una­nimes à affir­mer que cette Somme, avec ses trois par­ties et ses 591 « Questions », était le fruit de la prière encore plus que de l’étude. Des trois par­ties, des 591 « ques­tions », on peut dire qu’elles ont été implo­rées et reçues du Seigneur Dieu. L’on peut dire tout autant qu’elles ont été écrites dans l’unique inten­tion de lui plaire. Le témoi­gnage du saint, en effet, avant de com­mu­nier une der­nière fois au Corps du Christ, ne sau­rait être récu­sé : « Je vous reçois, prix de ma rédemp­tion, via­tique de mon pèle­ri­nage, pour l’amour de qui j’ai étu­dié et veillé, tra­vaillé, prê­ché, ensei­gné. Jamais je n’ai rien dit contre vous ; mais si je l’ai fait, c’est par igno­rance, et je ne m’obstine pas dans mon sens ; et si j’ai mal fait quelque chose, je laisse tout à la cor­rec­tion de l’Eglise romaine. C’est dans son obéis­sance que je m’en vais de cette vie. » Eh ! bien donc, sou­mettre entiè­re­ment notre rai­son à la foi, attendre de Jésus-​Christ qui nous les a révé­lés l’intelligence des mys­tères divins, cher­cher à les péné­trer non par vaine curio­si­té mais par amour et en grande humi­li­té, ce sont là des dis­po­si­tions inté­rieures de saint Thomas qui sont pro­po­sées a notre imi­ta­tion. De même, nous devons faire nôtre sa réponse fameuse, qui est le vœu pro­fond du pur amour, à la ques­tion que lui posait le Seigneur : 

Tu as bien écrit de moi, Thomas, quelle récom­pense veux-​tu que je te donne ? 

— Pas une autre que vous, mon Seigneur…

Quae egit imi­ta­tione complere…

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Mais l’Eglise fait deman­der encore : quae docuit intel­lec­tu conspi­cere, sai­sir ce qu’il a ensei­gné. L’Eglise demanderait-​elle au Père céleste, dans une orai­son litur­gique, que cha­cun de ses fils devienne un lec­teur assi­du de la Somme de Théologie ? La ques­tion est trop para­doxale pour être prise au sérieux. L’Eglise sait que la plu­part de ses fils ne dis­posent ni du loi­sir ni de la for­ma­tion intel­lec­tuelle qui sont indis­pen­sables pour s’adonner uti­le­ment à l’étude de la Somme. Mais l’Eglise sait aus­si qu’il faut voir dans la Somme, non seule­ment la construc­tion tech­nique mais le prin­cipe ani­ma­teur qui l’a sus­ci­tée. A ce titre, au titre de l’esprit qui l’anime, la Somme est acces­sible à tout chré­tien. Tout chré­tien en effet est capable, avec la grâce de Dieu, de conduire son esprit de la manière sui­vante : ne réflé­chir sur les mys­tères de la foi qu’à par­tir de la sou­mis­sion de l’intelligence ; — pour­suivre cette réflexion afin d’approfondir notre sou­mis­sion ado­rante et de gran­dir en cha­ri­té ; — ne jamais réduire les mys­tères sur­na­tu­rels à des connais­sances ration­nelles ; — sur­tout ne jamais les ali­gner sur les erreurs modernes, quel que soit l’aspect sous lequel elles se pré­sentent : cri­tique ou phi­lo­lo­gique, poli­tique ou psy­cho­lo­gique. En ce sens-​là l’Eglise demande la grâce pour cha­cun de ses enfants, quel que soit son poste et son état, de sai­sir l’enseignement de son doc­teur com­mun : Quae docuit intel­lec­tu conspicere.

Mais pour ceux dont l’office est pro­pre­ment doc­tri­nal, en par­ti­cu­lier pour les clercs, l’Eglise demande davan­tage, ou du moins elle implore de Dieu des biens plus déter­mi­nés. Doctrinae divi Thomae inhae­rentes : que les clercs s’attachent à la doc­trine de saint Thomas en phi­lo­so­phie et théo­lo­gie, pro­clame la loi cinq cent quatre-​vingt-​neuvième du Droit Canon ; et la loi mille trois cent soixante- sixième : que les direc­teurs des futurs prêtres traitent de la phi­lo­so­phie ration­nelle et de la théo­lo­gie et forment les élèves à ces dis­ci­plines selon les argu­ments, la doc­trine et les prin­cipes du Docteur angé­lique qu’ils gar­de­ront reli­gieu­se­ment ; ratio­nem, doc­tri­nam et prin­ci­pia. Telle est la signi­fi­ca­tion pour les clercs et les savants de l’oraison litur­gique : quae docuit intel­lec­tu conspicere.

Arguments, prin­cipes, doc­trine : essayons de mani­fes­ter la por­tée de ces termes. Ayons conscience d’abord de l’unité syn­thé­tique de la Somme ; c’est tout le contraire d’une série de mono­gra­phies rap­pro­chées plus ou moins heu­reu­se­ment ; c’est un corps de doc­trine où tout se tient. Cependant le Docteur angé­lique domine de trop haut son expo­sé d’ensemble pour éprou­ver le besoin de mul­ti­plier les rap­pels et les ren­vois. Mais le lec­teur dont la vue est tel­le­ment plus basse fera bien de ne jamais oublier la cohé­rence interne ou, si l’on veut, l’unité de lumière qui éclaire la Somme de part en part. Lorsque par exemple nous lisons le trai­té de la grâce, dans la Secunda-​Secundae, souvenons-​nous que des prin­cipes essen­tiels furent déjà don­nés dans le trai­té de Dieu et de la pré­des­ti­na­tion, et d’autre part lorsque saint Thomas ana­lyse la grâce en ce qu’elle a de for­mel, il pense déjà à l’état concret de la grâce, de sorte que le De Gratia à la fin de la Secunda-​Secundae exige pour être com­plet et équi­li­bré l’étude de la grâce du Christ et de la grâce sacra­men­telle, la Tertia Pars.

Qu’y a‑t-​il encore de fon­da­men­tal à sai­sir dans la Somme de théo­lo­gie ? Ceci qui est si faci­le­ment mécon­nu par une rai­son orgueilleuse et qui est tra­hi sour­noi­se­ment par le moder­nisme : à savoir que l’argumentation ration­nelle la plus exi­geante doit être employée à se sou­mettre luci­de­ment aux mys­tères, jamais à les réduire et à les dis­si­per. Pas un trai­té, pas une ques­tion, pas un article de la Somme qui ne sup­pose à son prin­cipe un acte de foi simple et total et qui ne soit des­ti­né à appro­fon­dir cette même foi. Ce n’est pas à la Somme que l’on peut adres­ser le grave reproche si jus­te­ment méri­té par des sys­tèmes modernes comme le « moli­nisme » ou le « pro­ba­bi­lisme » : on com­prend fort bien, mais il ne reste pour ain­si dire rien de sur­na­tu­rel à comprendre.

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Quae docuit intel­lec­tu conspi­cere… Il est encore une grande véri­té qu’il importe de sai­sir dans la lec­ture de la Somme ; une véri­té fon­da­men­tale de la révé­la­tion et que la Petite Thérèse est venue rap­pe­ler au monde : toute âme est appe­lée à la per­fec­tion de l’amour ; la morale chré­tienne est une morale de crois­sance dans la cha­ri­té. De cette loi de crois­sance sur­na­tu­relle, la Secunda Pars four­nit la jus­ti­fi­ca­tion la plus éclai­rante et la plus solide.

Par ailleurs, le Docteur angé­lique nous explique éga­le­ment la néces­si­té de « l’inspiration » du Saint-​Esprit pour vivre de la grâce. Dans notre nature créée en effet nous avons seule­ment par par­ti­ci­pa­tion la vie sur­na­tu­relle qui est celle de Dieu en lui-​même. Nous avons besoin par suite d’être mus et ins­pi­rés par ce Dieu qui pos­sède en propre une telle vie. Les sept dons de l’esprit d’amour sont indis­pen­sables au salut, comme ils sont indis­pen­sables pour la crois­sance de l’union à Dieu, pour une vie de prière et d’action qui soient dignes de Dieu. Il n’y aurait pas de sens pour saint Thomas à trai­ter des ver­tus théo­lo­gales et morales sans trai­ter, du même mou­ve­ment, des dons par­ti­cu­liers qui y cor­res­pondent et qui les aident et des « béa­ti­tudes » spé­ciales qui les cou­ronnent, comme il n’y aurait pas de sens à étu­dier la vie divine qui est en nous sans appor­ter l’attention la plus lucide aux péchés qui la menacent ou qui la tuent. — Il est très remar­quable, mais on le fait bien rare­ment remar­quer, que saint Thomas lorsqu’il traite de telle ou telle ver­tu se demande sou­vent si elle res­te­ra encore après cette vie, post hanc vitam. De plus les rai­sons qu’il apporte de la per­ma­nence des dons, conjoints à la cha­ri­té, dans la vie éter­nelle même, sont une des preuves les plus sai­sis­santes que sa vision de la vie « ver­tueuse – d’ici-bas est pro­fon­dé­ment évan­gé­lique. Pour lui la vie ver­tueuse ne se conçoit que dans la cha­ri­té et elle ouvre sur le para­dis ; sa signi­fi­ca­tion ultime, c’est la contem­pla­tion éter­nelle du Dieu bien-aimé.

Mystique d’une manière moins concrète certes que les com­men­taires du Docteur du Carmel sur ses can­tiques, la théo­lo­gie morale de la Somme doit être cepen­dant appe­lée mys­tique. C’est la gran­deur du grand tho­miste contem­po­rain de l’Ordre des Prêcheurs, le Père Garrigou-​Lagrange, que d’avoir mis en lumière l’harmonie tacite mais pro­fonde qui existe entre les deux grands Docteurs : le Carme et le Dominicain.

Quae docuit intel­lec­tu conspi­cere… On ne peut dans un modeste article faire une pré­sen­ta­tion exhaus­tive de la Somme. Ajoutons seule­ment qu’une phi­lo­so­phie, une très sûre phi­lo­so­phie est vita­le­ment uti­li­sée dans tout le labeur théo­lo­gique du Docteur Commun ; c’est la phi­lo­so­phie natu­relle de l’esprit humain, la phi­lo­so­phie de l’être, déjà for­mu­lée par Aristote, mais puri­fiée dans la lumière de la foi. Il est assez visible que, pri­vée de cet ins­tru­ment, la syn­thèse théo­lo­gique de la Somme n’aurait jamais été menée à bien. — Il est assez visible d’autre part que n’importe quelle phi­lo­so­phie n’est point uti­li­sable pour celui qui veut étu­dier droi­te­ment et sans les alté­rer les véri­tés de la foi.

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Si saint Thomas n’eût pas été le prêtre qui ver­sait des larmes en disant la Messe, qui même par­fois était éle­vé au-​dessus du sol pen­dant la célé­bra­tion des saints mys­tères, s’il n’eût pas été le frère prê­cheur dont la dévo­tion tendre et forte à la sainte Eucharistie s’est expri­mée mer­veilleu­se­ment dans l’Adoro te, le Pange lin­gua et le Verbum super­num pro­diens, s’il n’eût pas été le contem­pla­tif qui conver­sait fami­liè­re­ment avec le Seigneur et Notre-​Dame, nous sommes assu­rés que, mal­gré la vigueur de son esprit, il n’eût point mené à bonne fin cette œuvre immense et défi­ni­tive d’intelligence de la foi que consti­tue la Somme de Théologie. A l’image de tant d’autres, quoique avec un génie plus har­di, plus vaste, plus puis­sant, il fût res­té un simple ratio­ci­na­teur sur le don­né révé­lé, un simple argu­men­ta­teur peut-​être ortho­doxe mais, en défi­ni­tive, peu utile à l’Eglise de Dieu.

Si saint Thomas est beau­coup plus qu’un théo­lo­gien par­mi d’autres, s’il est le sage ordon­na­teur du grand édi­fice doc­tri­nal qui est un asile sûr jusqu’à la fin des siècles, s’il est cette lampe ardente qui éclaire notre mai­son, c’est parce qu’il fut un saint et un très grand saint. Laïcs ou reli­gieux, prêtres ou évêques, quel que soit notre poste dans l’Eglise catho­lique, nous tous qui sommes acca­blés par le défer­le­ment post­con­ci­liaire du men­songe et de la stu­pi­di­té moder­nistes, ayons recours à saint Thomas, mais com­men­çons par le com­men­ce­ment : veillons à imi­ter son exemple de sain­te­té, en par­ti­cu­lier sa dévo­tion à la sainte Messe et au sacre­ment de l’autel. C’est une des condi­tions pre­mières à rem­plir, — une autre condi­tion étant, lorsque c’est pos­sible, la fré­quen­ta­tion de la Somme, — pour que le moder­nisme soit confon­du et pour que se ranime enfin le zèle de la saine doc­trine, dans la fidé­li­té au tho­misme, en vue d’une plus grande fidé­li­té à l’Evangile du Seigneur.

Notes de bas de page
  1. Pour connaître la vie de saint Thomas on peut lire : Raïssa Maritain, L’Ange de l’école (Alsatia, Paris, 1957). Jacques Maritain, Le Docteur Angélique (Desclée De B., Paris. 1930). Et sur­tout H. Ghéon, Triomphe de saint Thomas d’Aquin (édi­tion de la Vie Spirituelle, saint-​Maximin (Var), 1924).[]
  2. Psaume 143 et (17).[]

O.P.

Le père Roger-​Thomas Calmel (1914–1975) est un domi­ni­cain fran­çais, phi­lo­sophe tho­miste, qui a appor­té une immense contri­bu­tion à la lutte pour la Tradition catho­lique à tra­vers ses écrits et ses confé­rences. Son influence la plus impor­tante fût auprès des sœurs domi­ni­caines ensei­gnantes de Brignoles et de Fanjeaux.