Gardiens de la Tradition

Entretien avec le Supérieur géné­ral de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X paru dans la revue « The Angelus », de novembre-​décembre 2024.

« Aux catho­liques d’aujourd’hui, la Fraternité offre une véri­té sans conces­sion, ser­vie sans condi­tion­ne­ment, avec les moyens d’en vivre inté­gra­le­ment, pour le salut des âmes et le ser­vice de toute l’Église. »

  1. The Angelus : Monsieur le Supérieur géné­ral, com­ment expliqueriez-​vous le rôle de la Fraternité Saint-​Pie X en 2024 ? Plutôt qu’une église paral­lèle, comme cer­tains le pré­tendent, s’agit-il avant tout d’un témoi­gnage en faveur de la Tradition ? D’un effort mis­sion­naire dans le monde entier, comme les Pères du Saint-​Esprit aupa­ra­vant ? Ou d’autre chose encore ?

Don Davide Pagliarani : Le rôle de la Fraternité en 2024 n’est pas fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rent de celui qu’elle joue depuis sa fon­da­tion, et que pré­cisent ses sta­tuts lorsqu’ils disent : « Le but de la Fraternité est le sacer­doce et tout ce qui s’y rap­porte et rien que ce qui le concerne. » La Fraternité est d’abord une socié­té sacer­do­tale ordon­née à la sain­te­té des prêtres, et donc à la sain­te­té des âmes et de l’Église tout entière par la sain­te­té du sacer­doce. Comme le pré­cisent éga­le­ment nos sta­tuts, « la Fraternité est essen­tiel­le­ment apos­to­lique, parce que le sacri­fice de la messe l’est aussi. »

Ce rôle, la Fraternité l’exerce depuis sa fon­da­tion dans le contexte par­ti­cu­lier d’une crise inédite affec­tant pré­ci­sé­ment le sacer­doce, la messe, la foi, tous les tré­sors de l’Église. En ce sens, elle consti­tue un rap­pel de la réa­li­té de ces tré­sors, et de leur néces­si­té pour la res­tau­ra­tion de toute chose. Sans l’avoir choi­si, la Fraternité vit en témoin pri­vi­lé­gié de la Tradition dans une situa­tion où celle-​ci se trouve éclip­sée. C’est un fait que la Fraternité, à cet égard, se retrouve comme un signe de contra­dic­tion en faveur de la Tradition de l’Église. Sa force pour la défendre est unique, dans la mesure où son refus de toutes les réformes libé­rales est intrai­table et sans conces­sion. Et ain­si, sa posi­tion se trouve être une réponse directe et com­plète à ce dont l’Église a besoin dans la situa­tion actuelle.

Ce qui est peut-​être nou­veau depuis quelques années, c’est le regard que portent les catho­liques per­plexes sur la Fraternité. Aux yeux de beau­coup, la Fraternité est dédia­bo­li­sée. On ne la voit plus comme une église paral­lèle, schis­ma­tique ou en voie de le deve­nir, ni comme un grou­pus­cule en réac­tion contre la moder­ni­té, fer­mée sur ses habi­tudes pas­séistes, et inca­pable de vivre avec son temps. Aujourd’hui, sa situa­tion est sou­vent enviée, et les tré­sors dont elle vit convoi­tés. Bref, elle est un point de repère pour beau­coup. Les fidèles qui la découvrent sont atti­rés par sa pré­di­ca­tion, sa litur­gie, la cha­ri­té de ses prêtres, la qua­li­té de ses écoles, l’atmosphère de ses cha­pelles. Et de plus en plus, la Fraternité per­met aux fidèles et aux prêtres de redé­cou­vrir les tré­sors de l’Église. Cela est très encourageant.

  1. Qu’est-ce que la Fraternité Saint-​Pie X a à offrir aux catho­liques d’aujourd’hui qui n’est pas four­ni par les com­mu­nau­tés Ecclesia Dei ?

Les com­mu­nau­tés ancien­ne­ment rat­ta­chées à la Commission Ecclesia Dei, qui n’existe plus aujourd’hui, pro­posent à leur niveau la litur­gie tra­di­tion­nelle, et dans l’ensemble, dis­pensent un caté­chisme tra­di­tion­nel. À juger super­fi­ciel­le­ment, on pour­rait pen­ser que peu de chose les dis­tingue de la Fraternité. Pourtant, eux-​mêmes insistent pour se démar­quer d’elle, sur le plan de l’obéissance en par­ti­cu­lier. Ils décrivent la Fraternité comme ani­mée d’un esprit tein­té de sédé­va­can­tisme, vivant comme si elle n’avait de compte à rendre à per­sonne, et consti­tuant ain­si un dan­ger pour l’union ecclé­siale et la foi de ses fidèles. Selon eux, pour sim­pli­fier un peu, ils pré­tendent faire « à l’intérieur de l’Église » ce que la Fraternité cher­che­rait à faire « à l’extérieur de l’Église ».

Ce qu’ils ne disent pas, c’est qu’en réa­li­té ils n’ont qu’une liber­té res­treinte. Ils n’ont que l’espace que leur accorde une hié­rar­chie plus ou moins bien­veillante, plus ou moins ins­pi­rée par des prin­cipes per­son­na­listes et libé­raux, en tout cas inca­pable de recon­naître à la Tradition de l’Église sa place néces­saire et pri­mor­diale. Par consé­quent, leur apos­to­lat et leur rayon­ne­ment sont bri­dés, entra­vés, com­pro­mis, si bien que la ques­tion de leur sur­vie concrète devient tou­jours plus pré­oc­cu­pante. Mais il y a plus : le sens même de leur atta­che­ment à la Tradition devient inau­dible. On leur concède en effet cette liber­té res­treinte au nom d’un cha­risme propre, d’une pré­fé­rence litur­gique, d’une sen­si­bi­li­té par­ti­cu­lière. Cela a plu­sieurs consé­quences extrê­me­ment graves. 

D’abord, la Tradition n’est plus défen­due comme seule néces­saire, indis­pen­sable, ayant des droits impres­crip­tibles dans l’Église. Elle est récla­mée comme un bien pré­fé­rable. On reven­dique un droit à jouir de la litur­gie tra­di­tion­nelle, sans rap­pe­ler clai­re­ment que la litur­gie moderne est inac­cep­table parce qu’elle cor­rompt la foi. On reven­dique un droit à jouir de la doc­trine tra­di­tion­nelle, sans rap­pe­ler clai­re­ment que cette Tradition est le seul garant de l’intégrité de la foi, à l’exclusion de toute orien­ta­tion qui s’en écarte. Or, la Tradition ne peut pas être défen­due comme le bien par­ti­cu­lier de telle ou telle com­mu­nau­té, qui ne demande que le droit d’en vivre pour elle-​même, de pré­fé­rence à un autre bien. La Tradition doit être défen­due comme le bien com­mun de toute l’Église, et récla­mée comme exclu­sive pour tout catho­lique. D’autre part, au-​delà de la pré­ca­ri­té de leur situa­tion, ces com­mu­nau­tés se trouvent condi­tion­nées dans l’expression publique de leur foi. En par­ti­cu­lier, l’opposition à toute forme de libé­ra­lisme leur est impos­sible. Or, on ne peut défendre effi­ca­ce­ment la Tradition sans condam­ner en même temps les erreurs qui s’y opposent. Et à force de se taire sur ces erreurs, on finit par ne plus en per­ce­voir la noci­vi­té, et par les assi­mi­ler peu à peu sans s’en apercevoir.

Bien enten­du, nous ne jugeons pas ici du bien que tel ou tel prêtre peut faire dans telle ou telle situa­tion, ni du zèle qui peut l’animer per­son­nel­le­ment au ser­vice des âmes. Mais nous consta­tons que la pré­ca­ri­té de ces com­mu­nau­tés, et le condi­tion­ne­ment auquel elles se trouvent sou­mises concrè­te­ment depuis leur fon­da­tion, les prive objec­ti­ve­ment de la pleine liber­té de ser­vir incon­di­tion­nel­le­ment l’Église universelle. 

De son côté, en ne se lais­sant pas inti­mi­der par les menaces ni par les coups, et en don­nant à la Fraternité les moyens de péren­ni­ser son com­bat pour l’Église, Mgr Lefebvre a réso­lu­ment pour­vu la Fraternité d’une liber­té sou­ve­raine : non la fausse liber­té d’une indé­pen­dance vou­lue vis-​à-​vis de toute auto­ri­té humaine, mais la vraie liber­té d’œuvrer soli­de­ment et sans condi­tion­ne­ment à la res­tau­ra­tion de la foi, du sacer­doce et de la messe. Aux catho­liques d’aujourd’hui, la Fraternité offre une véri­té sans conces­sion, ser­vie sans condi­tion­ne­ment, avec les moyens d’en vivre inté­gra­le­ment, pour le salut des âmes et le ser­vice de toute l’Église.

  1. Quel est, selon vous, le plus grand obs­tacle pour ceux qui hésitent à assis­ter aux messes de la Fraternité Saint-​Pie X ?

La rai­son qui retient sans doute davan­tage les fidèles atti­rés par la litur­gie tra­di­tion­nelle, c’est l’apparente illé­ga­li­té de notre situa­tion cano­nique, le fait que nous ne soyons pas offi­ciel­le­ment recon­nus par l’autorité ecclé­sias­tique. Et cela nous ramène à la ques­tion, effleu­rée ci-​dessus, de l’obéissance. Ce qu’il faut bien com­prendre, c’est que, si le fait d’être concrè­te­ment recon­nus et approu­vés par l’autorité est tou­jours sou­hai­table pour une œuvre d’Église, de fait, il existe des situa­tions excep­tion­nelles dans les­quelles ce n’est pas abso­lu­ment nécessaire. 

La situa­tion de la Fraternité est elle-​même dépen­dante de la situa­tion de l’Église en géné­ral, qui connaît, depuis main­te­nant plu­sieurs décen­nies, une crise sans pré­cé­dent. Le pape Paul VI lui-​même par­lait déjà d’autodémolition de l’Église. Celle-​ci s’explique mal­heu­reu­se­ment par les encou­ra­ge­ments don­nés par les plus hautes ins­tances de l’Église aux erreurs modernes, qui à l’occasion du Concile Vatican II, et dans les réformes qui en sont issues, ont péné­tré en pro­fon­deur dans toute l’Église, et ont conduit des masses innom­brables de fidèles à l’abandon de la foi. Si bien que, au lieu de conser­ver le dépôt de la foi pour le salut des âmes et le bien com­mun de toute l’Église, le pape a mis son auto­ri­té au ser­vice de la démo­li­tion de l’Église.

Ce fut l’immense mérite de Mgr Lefebvre de refu­ser cette auto­dé­mo­li­tion, et de pré­ser­ver cou­ra­geu­se­ment la Tradition de l’Église en refu­sant les nou­veau­tés des­truc­trices et en conti­nuant à offrir aux âmes les biens sur­na­tu­rels de la doc­trine, de la messe et des sacre­ments. Or, c’est pré­ci­sé­ment pour cette rai­son que l’autorité ecclé­sias­tique a choi­si de le sanc­tion­ner, de sup­pri­mer son œuvre, et de le pri­ver ain­si de recon­nais­sance cano­nique. Ce qui était en jeu à ce moment-​là, ce n’était rien de moins que la sau­ve­garde de la foi catho­lique et de la litur­gie, expres­sion de cette foi. Face à cet abus d’autorité, Mgr Lefebvre ne pou­vait pas accep­ter de ces­ser son œuvre. C’eût été aban­don­ner les fidèles, qui se seraient retrou­vés dépour­vus de la saine doc­trine et de la litur­gie tra­di­tion­nelle, et livrés sans repères aux erreurs modernes. Mgr Lefebvre com­pre­nait que la sup­pres­sion de la Fraternité était un abus d’autorité, com­pro­met­tant gra­ve­ment le bien de l’Église. Or, l’autorité est don­née au pape pour pré­ser­ver le bien de l’Église, non pour le com­pro­mettre. Et l’obéissance lui est due lorsqu’il s’agit de col­la­bo­rer au bien de l’Église, non lorsqu’il s’agit de col­la­bo­rer à sa ruine. Par consé­quent, et bien mal­gré lui, Mgr Lefebvre eut le cou­rage de ne pas obéir… pour obéir. Se sou­ve­nant que, de par la volon­té de Notre Seigneur Jésus-​Christ, le salut des âmes est la pre­mière loi de l’Église, à laquelle sont sus­pen­dues toutes les autres lois cano­niques, il pré­fé­ra obéir à cette loi pre­mière au risque d’être reje­té par sa hié­rar­chie, plu­tôt que de déso­béir à cette loi en se sou­met­tant aux inter­dic­tions qui s’abattaient sur lui. « Il faut obéir à Dieu plu­tôt qu’aux hommes. » (Ac 5, 29)

Malheureusement, la situa­tion est encore la même aujourd’hui, et la Fraternité conti­nue à faire pas­ser le bien des âmes et le bien de l’Église d’abord, sans s’inquiéter des inti­mi­da­tions ou des cri­tiques. Elle serait très heu­reuse de pou­voir être approu­vée par l’autorité suprême : ce serait le signe que l’autorité retrouve le sens de sa mis­sion et com­prend quel est le vrai bien de l’Église. Et elle serait très heu­reuse de pou­voir conti­nuer à ser­vir l’Église dans la léga­li­té. Mais tant que le prix de cette léga­li­té sera l’acceptation de l’inacceptable, des erreurs qui démo­lissent l’Église et de la litur­gie qui cor­rompt la foi, elle pré­fère conti­nuer à œuvrer sous les injustes désap­pro­ba­tions qui l’affectent, plu­tôt que de tra­hir l’Église, et les âmes qui trouvent refuge dans ses chapelles.

  1. Quelle est la meilleure façon pour les familles de pro­fi­ter de ce que la Fraternité Saint-​Pie X leur offre ?

Les familles sont tout par­ti­cu­liè­re­ment l’objet des pré­oc­cu­pa­tions de la Fraternité, car c’est là que naissent et croissent les voca­tions, et ceux qui fon­de­ront les familles de demain. En venant s’installer à proxi­mi­té de nos prieu­rés, les familles béné­fi­cient d’une vie parois­siale riche, nour­rie des sacre­ments, ryth­mée par la prière, et ani­mée par de nom­breuses autres familles, qui consti­tuent un tis­su d’entraide et de cha­ri­té chré­tienne bien récon­for­tant. Plus une famille s’implique dans la vie d’une cha­pelle ou d’un prieu­ré, plus elle se for­ti­fie et devient capable de rayon­ner. L’autel devient natu­rel­le­ment pour elle un repère et la source de sa vie spi­ri­tuelle ; le dévoue­ment dont elle fait preuve lui per­met de croître en géné­ro­si­té ; et peu à peu la vie litur­gique et sacra­men­telle la détache de l’esprit du monde, et favo­rise l’éclosion des ver­tus chrétiennes.

Il faut bien sûr men­tion­ner les écoles tenues par la Fraternité ou par les com­mu­nau­tés qui lui sont unies, où l’on s’efforce de for­mer des hommes et des femmes com­plets, aus­si bien sur le plan intel­lec­tuel et phy­sique que moral et sur­na­tu­rel. Ces écoles, quoiqu’imparfaites comme toute œuvre humaine, sont néan­moins de véri­tables béné­dic­tions pour les familles.

Enfin, je vou­drais évo­quer le Tiers Ordre de notre Fraternité, qui offre aux familles en par­ti­cu­lier un cadre spi­ri­tuel très solide pour gui­der les parents dans leurs dif­fé­rents devoirs, et dans leur mis­sion édu­ca­tive tout spé­cia­le­ment. Par cette affi­lia­tion plus directe, les fidèles béné­fi­cient de toutes les grâces de la Fraternité acquises par les prières et les mérites de ses membres, et ils la sou­tiennent spi­ri­tuel­le­ment dans son com­bat pour l’Église. Cela, ajou­té à leur fidé­li­té per­son­nelle aux enga­ge­ments très simples de leur règle, leur est d’un grand appui pour leur sanc­ti­fi­ca­tion per­son­nelle et pour celle de leur famille tout entière.

  1. Quel est le plus grand dan­ger auquel les catho­liques tra­di­tion­nels sont confron­tés aujourd’hui ? En quoi sont-​ils le plus vul­né­rables ?

La pre­mière chose à laquelle je pense, c’est la menace de l’esprit du monde, fait de confort, de maté­ria­lisme, de sen­sua­li­té, de mol­lesse. Nos fidèles, et les membres eux-​mêmes de la Fraternité, sont des hommes comme les autres, bles­sés par le péché ori­gi­nel, et il est impor­tant de ne pas sous-​estimer naï­ve­ment la cor­rup­tion pos­sible de la vie chré­tienne dans l’âme de tout catho­lique, que ce soit par le biais du res­pect humain, de l’indifférence, de l’égoïsme ou de l’impureté. Il faut tout faire pour s’en pré­ser­ver soi-​même, et pour en pré­ser­ver la jeu­nesse en par­ti­cu­lier. Cela passe par l’étude des pro­blèmes concrets qui se posent aujourd’hui, notam­ment à cause de l’accès géné­ra­li­sé à inter­net, trop sou­vent cloaque aus­si bien moral qu’idéologique. L’invasion des écrans et leur usage incon­trô­lé doivent faire l’objet d’études sérieuses, afin qu’il y ait une prise de conscience des pro­blèmes que cela pose, et la mise en place de saines réac­tions pour limi­ter les dégâts et les pré­ve­nir tou­jours davantage.

Un autre point à sou­li­gner peut-​être, chez les fidèles qui ont tou­jours été tra­di­tio­na­listes, c’est le risque de s’endormir dans le confort d’une situa­tion acquise par les efforts de leurs aînés. C’est le dan­ger du relâ­che­ment. Il me semble qu’au contraire, les efforts de nos aînés nous obligent. Les faci­li­tés plus grandes que nous avons aujourd’hui pour accé­der aux tré­sors de la messe et de la Tradition, nous sont don­nées pour nous per­mettre d’en vivre tou­jours davan­tage. Non pour nous relâ­cher et nous repo­ser sur nos acquis. Les âmes à sau­ver sont tou­jours aus­si nom­breuses, et le com­bat pour elles, plus fort et néces­saire que jamais. Le temps et les faci­li­tés dont nous dis­po­sons devraient nous inci­ter à tra­vailler avec plus d’application encore à notre propre sanc­ti­fi­ca­tion et au déve­lop­pe­ment des œuvres apos­to­liques. Il est besoin d’une grande géné­ro­si­té en ce sens, et sur­tout d’une façon d’être apôtres qui soit abso­lu­ment et réso­lu­ment surnaturelle.

Enfin, un der­nier dan­ger peut-​être, c’est celui de vivre dans le confort intel­lec­tuel de celui qui sait qu’il a rai­son, et qui en vient à juger avec dédain « ceux qui ont tort ». D’une part, la néces­si­té de la for­ma­tion est uni­ver­selle, et l’on a sou­vent tort de croire qu’on n’a plus rien à apprendre, au contraire. Il est indis­pen­sable de conti­nuer à se for­mer sur les sujets impor­tants, où tout catho­lique se doit d’être lumi­neux pour éclai­rer les autres. D’autre part, il est tou­jours délé­tère de juger les autres infé­rieurs sous pré­texte qu’ils ont moins reçu. Au contraire, un catho­lique digne ce nom, et ani­mé d’une cha­ri­té authen­tique, devrait avoir à cœur d’accueillir avec bien­veillance ceux qui sont dans l’ignorance, afin de pou­voir les aider à avan­cer dans la décou­verte de la vraie foi. Une cha­ri­té vécue, bien­veillante, patiente, fait plus pour le rayon­ne­ment de la foi que les dis­cours savants, mais encom­brés de cri­tiques peu amènes et condescendantes.

  1. Nous sommes main­te­nant à mi-​parcours de votre man­dat de Supérieur Général. Quelles réflexions faites-​vous sur les six années écoulées ?

Une des choses qui m’ont le plus mar­qué dans les six der­nières années, c’est la géné­ro­si­té dont nos prêtres font preuve dans leur apos­to­lat, et qu’ils ont su tout par­ti­cu­liè­re­ment démon­trer à l’occasion de la crise de la Covid. Avec pru­dence, ils ont su prendre cer­tains risques appro­priés, avec par­fois beau­coup d’inventivité, pour répondre le mieux pos­sible aux besoins des âmes. Cette période a mon­tré la capa­ci­té de la Fraternité à trou­ver les réponses pro­por­tion­nées à une situa­tion excep­tion­nelle, en fai­sant pas­ser le bien spi­ri­tuel des fidèles avant tout. Ce fut une belle illus­tra­tion du prin­cipe rap­pe­lé plus haut : « le salut des âmes est la pre­mière loi de l’Église ».

Une autre leçon mar­quante de ces der­nières années nous fut don­née par le motu pro­prio Traditionis cus­todes. Ce texte, qui s’inscrit logi­que­ment dans la pers­pec­tive du pon­ti­fi­cat actuel, a prou­vé une fois de plus, et de façon défi­ni­tive, la grande pru­dence et la pro­fonde sagesse de la déci­sion prise par Mgr Lefebvre en 1988 : en pro­cé­dant aux sacres mal­gré l’absence d’un man­dat pon­ti­fi­cal, il a vrai­ment don­né à la Fraternité les moyens de pour­suivre sa mis­sion de « gar­dienne de la Tradition ». La per­ti­nence de ce choix appa­raît aujourd’hui incon­tes­table. Où serions-​nous sans nos évêques ? Où en serait la Tradition dans l’Église ? Et qui d’autre a aujourd’hui la liber­té que nous avons de vivre plei­ne­ment des tré­sors de l’Église ? Sans doute la crois­sance de notre apos­to­lat peut-​elle s’expliquer par cette évi­dence nouvelle.

  1. Vous par­lez de nos évêques, et je crois que nous avons tous à l’esprit le triste décès de Mgr Tissier de Mallerais. Que repré­sente ce départ pour la Fraternité ? Pouvez-​vous nous dire quelles consé­quences cela entraîne par rap­port aux moyens dont la Fraternité dis­pose pour pour­suivre sa mis­sion ? Autrement dit, pour reve­nir à votre mi-​mandat, quel est votre point de vue sur les six années à venir ?

Le décès de Mgr Tissier de Mallerais est un des évé­ne­ments les plus mar­quants de l’histoire de la Fraternité. C’est vrai­ment toute une page de notre his­toire qui se tourne, et qui entre dans l’éternité. Mais quelle page magni­fique ! Mgr Tissier était pré­sent dès le tout début, dès les pre­mières heures de l’épopée de Mgr Lefebvre. Il a vécu dans l’intimité de notre fon­da­teur, par­ta­geant avec lui les joies et les peines qui ont accom­pa­gné la crois­sance de la Fraternité, jusqu’à être fina­le­ment choi­si pour être l’un des quatre évêques qui lui ont suc­cé­dé. Et toute sa vie aura été une vie de fidé­li­té ardente et cou­ra­geuse au com­bat de la foi, à la mis­sion de la Fraternité. Pour l’Église, pour les âmes, jusqu’au bout. Il est allé même au-​delà de ses forces. Sa géné­ro­si­té et son zèle l’ont empor­té plus loin que ses pas ne pou­vaient le por­ter. Il avait aus­si une flamme unique pour nous entre­te­nir de Mgr Lefebvre et de l’histoire de la Fraternité. Sa pré­sence nous manque. Mais nous sommes fiers de Mgr Tissier de Mallerais. Fiers de notre évêque et de l’exemple qu’il nous laisse.

Alors bien évi­dem­ment, la Providence nous parle à tra­vers cet évé­ne­ment. Il est très clair que ce décès sou­lève la ques­tion de la conti­nui­té de l’œuvre de la Fraternité, qui ne compte plus que deux évêques désor­mais, et dont la mis­sion auprès des âmes appa­raît tou­jours aus­si néces­saire, dans les temps de ter­rible confu­sion que vit l’Église aujourd’hui. Mais cette ques­tion ne peut être trai­tée que dans le calme et la prière. À l’exemple de Mgr Lefebvre, la Fraternité se laisse gui­der par la Providence, qui a tou­jours indi­qué clai­re­ment les voies à suivre et les déci­sions à prendre. Aujourd’hui comme hier, cette Providence nous conduit. L’avenir est dans ses mains, suivons-​la avec confiance. Le moment venu, nous sau­rons prendre nos res­pon­sa­bi­li­tés, en conscience. Devant les âmes et devant les membres de la Fraternité. Devant l’Église. Devant Dieu. Demeurons dans la paix et confions sim­ple­ment cela à Notre-Dame.

Quant à l’avenir, plus géné­ra­le­ment, je sou­hai­te­rais vive­ment que ces pro­chaines années voient prêtres et fidèles don­ner une nou­velle impor­tance à une ques­tion vitale : celle des voca­tions. Non seule­ment quant aux moyens d’attirer tou­jours davan­tage de nou­velles recrues au ser­vice du Christ, que ce soit dans la vie sacer­do­tale ou reli­gieuse, mais aus­si quant aux moyens de garan­tir la per­sé­vé­rance des vocations.

Et je crois que nous devons com­prendre en par­ti­cu­lier qu’il nous faut prier davan­tage. Oui, prier. Prier pour que Dieu envoie des ouvriers à sa mois­son, car elle est abon­dante et qu’ils sont peu nom­breux. Et prier pour remer­cier des voca­tions déjà reçues, car ces der­nières années ont été très encou­ra­geantes à ce sujet. Mais l’idéal de la sain­te­té doit atti­rer tou­jours davan­tage les âmes consa­crées, et sus­ci­ter tou­jours plus d’attrait par­mi notre jeu­nesse. Les âmes attendent. Elles ont soif. Elles ont besoin de légions d’apôtres. Et ces apôtres, pas­teurs ou âmes contem­pla­tives, Dieu seul les sus­cite. Il faut donc prier Dieu qu’il appelle, et que les âmes géné­reuses sachent s’ouvrir à sa voix pour y répondre fidè­le­ment. Demandons spé­cia­le­ment cette grâce à la Vierge Immaculée, à Notre-​Dame de Compassion, mère des prêtres et modèle des âmes religieuses.

Dieu vous bénisse.

Supérieur Général FSSPX

M. l’ab­bé Davide Pagliarani est l’ac­tuel Supérieur Général de la FSSPX élu en 2018 pour un man­dat de 12 ans. Il réside à la Maison Générale de Menzingen, en Suisse.