Les dernières orientations du pontificat de François

Entretien avec le Supérieur géné­ral de la Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X. Propos recueillis à Menzingen par FSSPX.Actualités le 5 mai 2023, fête de saint Pie V.

On prône une Eglise sans doc­trine, sans dogme, sans foi, dans laquelle on n’a dès lors plus besoin d’une auto­ri­té qui enseigne quoi que ce soit. Tout est dis­sout dans un esprit d’amour et de ser­vice, sans trop savoir à quoi cela cor­res­pond et où cela doit mener.

FSSPX.Actualités : Monsieur le Supérieur géné­ral, le pape François a récem­ment célé­bré les dix ans de son pon­ti­fi­cat. Quel est, d’après vous, le point mar­quant qui res­sort par­ti­cu­liè­re­ment de ces der­nières années ?

Don Davide Pagliarani : Après les deux idées cen­trales et ins­pi­ra­trices que furent la misé­ri­corde, com­prise comme « amnis­tie uni­ver­selle », et la nou­velle morale fon­dée sur le res­pect de la Terre consi­dé­rée comme « Maison com­mune du genre humain », il est indé­niable que ces der­nières années ont été carac­té­ri­sées par l’idée de la syno­da­li­té. Il ne s’agit pas d’une idée abso­lu­ment nou­velle[1], mais le pape François en a fait l’axe prio­ri­taire de son pontificat.

C’est une idée tel­le­ment omni­pré­sente qu’on a fini par s’en dés­in­té­res­ser par­fois, alors qu’elle repré­sente la quin­tes­sence d’un moder­nisme abou­ti et mûr. D’un point de vue ecclé­sio­lo­gique, la révo­lu­tion syno­dale est cen­sée mar­quer et trans­for­mer pro­fon­dé­ment l’Eglise dans sa struc­ture hié­rar­chique, son fonc­tion­ne­ment et, sur­tout, dans l’enseignement de la foi.

Quelles sont les rai­sons pour les­quelles on a fini par se las­ser de la synodalité ?

On a peut-​être trop per­çu cette ques­tion comme un pro­blème alle­mand ou, toutes pro­por­tions gar­dées, un pro­blème belge, et on a per­du de vue sa dimen­sion plus uni­ver­selle. Certainement, les Allemands jouent un rôle par­ti­cu­lier dans le pro­ces­sus syno­dal, mais le pro­blème posé est un pro­blème romain, et donc uni­ver­sel. Autrement dit, il concerne l’Eglise entière.

Comment définiriez-​vous ce pro­ces­sus synodal ?

Ce pro­ces­sus est d’abord une réa­li­té concrète, plus qu’une doc­trine défi­nie à l’avance. C’est une méthode confuse, ou mieux encore une « praxis », qui a été lan­cée sans qu’on en connaisse tous les abou­tis­se­ments pos­sibles. Concrètement, il s’agit d’une volon­té déter­mi­née de faire fonc­tion­ner l’Eglise à l’envers. L’Eglise ensei­gnante ne se conçoit plus comme dépo­si­taire d’une Révélation pro­ve­nant de Dieu et dont elle est gar­dienne, mais comme un groupe d’évêques asso­ciés au Pape qui sont à l’écoute des fidèles, et en par­ti­cu­lier à l’écoute de toutes les péri­phé­ries, c’est-à-dire avec une atten­tion par­ti­cu­lière por­tée à tout ce que les âmes les plus éloi­gnées pour­raient sug­gé­rer. C’est une Eglise où le pas­teur devient bre­bis et la bre­bis devient pasteur.

L’idée sous-​jacente est que Dieu ne se révèle pas à tra­vers les canaux tra­di­tion­nels que sont la Sainte Ecriture et la Tradition, gar­dées par la hié­rar­chie, mais à tra­vers « l’expérience du peuple de Dieu ». C’est pour cela que le pro­ces­sus syno­dal a débu­té par une consul­ta­tion des fidèles des dio­cèses du monde entier. C’est à par­tir de ces don­nées qu’on a éta­bli des syn­thèses au niveau des confé­rences épis­co­pales, pour abou­tir à une pre­mière syn­thèse romaine publiée il y a quelques mois.

Quelle est la por­tée de cette idée selon laquelle Dieu se révèle et fait connaître sa volon­té à tra­vers l’expérience du peuple de Dieu ?

Cette idée est à la base même de tout l’édifice moder­niste. Saint Pie X construit toute son ency­clique Pascendi à par­tir de la dénon­cia­tion de cette fausse idée de la Révélation. Si, au lieu de se réfé­rer à la Sainte Ecriture et à la Tradition, on réduit la foi à une expé­rience – indi­vi­duelle d’abord, puis com­mu­nau­taire lorsqu’elle est par­ta­gée – alors on ouvre le conte­nu de la foi, et par consé­quent la consti­tu­tion de l’Eglise, à toutes sortes d’évolutions pos­sibles. Une expé­rience est par défi­ni­tion liée à un moment, à une période : c’est une réa­li­té qui se pro­duit dans le temps et dans l’histoire, et qui donc, par essence, est évo­lu­tive. De même que la vie de cha­cun d’entre nous contient un mou­ve­ment, et par consé­quent, évolue.

La syno­da­li­té repré­sente la quin­tes­sence d’un moder­nisme abou­ti et mûr.

Une telle foi-​expérience, des­ti­née néces­sai­re­ment à évo­luer selon les sen­si­bi­li­tés et les néces­si­tés des dif­fé­rents moments de l’histoire, « s’enrichit » constam­ment de nou­veaux conte­nus, et laisse en même temps de côté ce qui ne serait plus actuel. Ainsi, la foi devient une réa­li­té plu­tôt humaine, liée comme l’histoire de l’humanité à des contin­gences tou­jours nou­velles et chan­geantes. À la longue, il ne reste plus grand-​chose d’éternel, de trans­cen­dant, d’immuable. Si on parle encore de Dieu et de l’Eglise, ces deux réa­li­tés finissent par être la pro­jec­tion de ce que l’expérience peut res­sen­tir hic et nunc. Ces deux termes, avec tous les autres élé­ments dog­ma­tiques de notre foi, sont irré­mé­dia­ble­ment alté­rés dans leur sens et leur por­tée véri­tables : ils sont peu à peu réab­sor­bés dans le flou de ce qui est sim­ple­ment ter­restre et chan­geant. Leur signi­fi­ca­tion évo­lue avec l’humanité et l’expérience que celle-​ci fait de Dieu. Cette idée n’est pas nou­velle, mais le pro­ces­sus syno­dal en repré­sente un abou­tis­se­ment nou­veau par son ampleur et sa profondeur.

Que pouvez-​vous nous dire de cette « syn­thèse romaine » que vous avez évoquée ?

Il s’agit d’un texte publié en octobre 2022 et inti­tu­lé « Elargis l’espace de ta tente ». C’est un docu­ment de tra­vail éla­bo­ré pour la réflexion des évêques dans l’étape conti­nen­tale du che­min syno­dal, c’est-à-dire pour les évêques réunis au niveau de leurs conti­nents res­pec­tifs[2]. Cette syn­thèse est pré­sen­tée comme l’expression du sen­sus fidei des fidèles, et il est recom­man­dé aux évêques de la lire dans la prière, « avec les yeux du dis­ciple qui [la] recon­naît comme le témoi­gnage d’un che­min de conver­sion vers une Eglise syno­dale, qui apprend de l’écoute com­ment renou­ve­ler sa mis­sion évan­gé­li­sa­trice »[3]. C’est donc à par­tir de cette expres­sion pré­su­mée du sens de la foi des fidèles que les pas­teurs sont cen­sés tirer les consé­quences et prendre les déci­sions finales.

On sou­haite expli­ci­te­ment la recon­nais­sance d’une Eglise qui fonc­tionne à l’envers, et dans laquelle l’Eglise ensei­gnante n’ait plus rien à enseigner.

Or, le conte­nu de ce texte, les sug­ges­tions qu’il contient, sont un désastre du début à la fin. Il n’y a pra­ti­que­ment rien qui puisse être consi­dé­ré comme expres­sion de la foi catho­lique : la plu­part des sug­ges­tions prônent au contraire une dis­so­lu­tion de l’Eglise en une réa­li­té com­plè­te­ment nou­velle. On peut à la rigueur com­prendre que des fidèles, et même des prêtres – sur­tout aujourd’hui – puissent affir­mer des choses étranges, mais il est abso­lu­ment incon­ce­vable que de tels pro­pos aient été conser­vés dans la syn­thèse réa­li­sée par la Secrétairerie géné­rale du Synode au Vatican.

Y a‑t-​il des pas­sages de cette syn­thèse qui vous ont mar­qué davantage ?

Hélas, la plu­part des pas­sages sont effrayants, mais il y en a notam­ment deux qui me semblent bien expri­mer tout le docu­ment et, en par­ti­cu­lier, la volon­té de chan­ger, à tra­vers le Synode, l’essence même de l’Eglise. Tout d’abord, par rap­port à l’autorité, on sou­haite expli­ci­te­ment la recon­nais­sance d’une Eglise qui fonc­tionne à l’envers, et dans laquelle l’Eglise ensei­gnante n’ait plus rien à ensei­gner : « Il est impor­tant de construire un modèle consti­tu­tion­nel syno­dal comme para­digme ecclé­sial de décons­truc­tion du pou­voir pyra­mi­dal qui pri­vi­lé­gie la ges­tion uni­per­son­nelle. La seule auto­ri­té légi­time dans l’Eglise doit être celle de l’amour et du ser­vice, à l’exemple du Seigneur[4]. »

Ici, on se demande si on se trouve en pré­sence d’une héré­sie ou, tout sim­ple­ment, d’un néant qu’on ne par­vient pas à qua­li­fier. L’hérétique, en effet, « croit » encore en quelque chose, et peut encore avoir une idée de l’Eglise, même défor­mée. Ici, on est en pré­sence d’une idée d’Eglise non seule­ment floue mais, pour reprendre un terme à la mode, « liquide ». En d’autres termes, on prône une Eglise sans doc­trine, sans dogme, sans foi, dans laquelle on n’a dès lors plus besoin d’une auto­ri­té qui enseigne quoi que ce soit. Tout est dis­sout dans un esprit d’amour et de ser­vice, sans trop savoir à quoi cela cor­res­pond – si cela cor­res­pond à quelque chose – et où cela doit mener.

Vous avez men­tion­né un deuxième pas­sage qui a par­ti­cu­liè­re­ment rete­nu votre attention ?

Effectivement, un deuxième pas­sage me semble bien résu­mer l’esprit de l’ensemble du texte, et en même temps, le res­sen­ti propre à ces der­nières années de pon­ti­fi­cat : « Le monde a besoin d’une Eglise en sor­tie, qui rejette la divi­sion entre croyants et non-​croyants, qui tourne son regard vers l’humanité et lui offre, plu­tôt qu’une doc­trine ou une stra­té­gie, une expé­rience de salut, un don du don qui répond au cri de l’humanité et de la nature[5]. » Je suis per­sua­dé que cette courte phrase ren­ferme une signi­fi­ca­tion et une por­tée beau­coup plus pro­fondes que ce qui pour­rait paraître au pre­mier abord.

L’Eglise se trouve réduite à pro­po­ser un ‘évan­gile’ dimi­nué, natu­ra­li­sé, […] à une huma­ni­té qu’on ne veut plus convertir.

Le fait de reje­ter la dis­tinc­tion entre croyants et non-​croyants est certes folle, mais logique dans le contexte actuel : si la foi n’est plus une réa­li­té authen­ti­que­ment sur­na­tu­relle, l’Eglise elle-​même, cen­sée la gar­der et la prê­cher, altère sa rai­son d’être et sa mis­sion auprès des hommes. En effet, si la foi n’est qu’une expé­rience par­mi d’autres, on ne voit pas pour­quoi elle serait meilleure, ni pour­quoi il fau­drait l’imposer uni­ver­sel­le­ment. En d’autres termes, une expérience-​sentiment ne peut pas cor­res­pondre à une véri­té abso­lue : sa valeur est celle d’une opi­nion par­ti­cu­lière, qui ne peut plus être la véri­té au sens tra­di­tion­nel du mot. On abou­tit alors logi­que­ment au refus de dis­tin­guer entre croyants et non-​croyants. Il n’y a que l’humanité qui reste, avec ses attentes, ses opi­nions et ses cris, qui en tant que tels ne réclament rien de surnaturel.

L’Eglise offre ain­si à l’humanité un ensei­gne­ment qui ne cor­res­pond plus à la trans­mis­sion d’une Révélation trans­cen­dante. Elle se trouve réduite à pro­po­ser un « évan­gile » dimi­nué, natu­ra­li­sé, simple livre de réflexion et de sou­la­ge­ment adap­té à tous indis­tinc­te­ment. Dans cette pers­pec­tive, on com­prend com­ment la nou­velle théo­lo­gie et la nou­velle morale éco­lo­gistes pro­po­sées par Laudato si’ s’offrent à une huma­ni­té qu’on ne veut plus conver­tir, et dans laquelle on ne fait plus de dis­tinc­tion entre croyants et non-croyants.

Dans le domaine média­tique, on remarque par­ti­cu­liè­re­ment l’attention que le Synode prête aux unions entre per­sonnes de même sexe. Comment voyez-​vous ce problème ?

Il est indé­niable que la pres­sion exer­cée au niveau mon­dial dans ce domaine trouve son écho dans le pro­ces­sus syno­dal. On demande à l’Eglise d’être plus accueillante et atten­tive aux besoins affec­tifs de ces per­sonnes, sur­tout après les portes qui ont été ouvertes par l’Exhortation apos­to­lique Amoris læti­tia. C’est l’un des sujets sur lequel l’attente est la plus forte. L’impression que l’on a en obser­vant ce qui se passe, c’est que, d’un côté, l’autorité de l’Eglise rap­pelle le prin­cipe selon lequel de tels couples ne peuvent pas être bénis ­– c’est ce qui s’est pas­sé par exemple avec la réponse du Dicastère pour la Doctrine de la foi de mars 2021. De l’autre côté, de tels couples ont pour­tant été bénis en plu­sieurs occa­sions : cer­tains se sont ren­dus à l’Eglise pour rece­voir une béné­dic­tion après un mariage civil à la mairie.

Il y a quelques mois, les évêques belges fla­mands ont même publié un rituel offi­ciel pour bénir ces couples, nou­velle ini­tia­tive à pro­pos de laquelle le Vatican n’a jusqu’ici pas réagi. Selon l’évêque d’Anvers, le pape aurait même été au cou­rant, et déci­dé de lais­ser faire. De même, les Allemands pro­posent des pas en avant consi­dé­rables et ouver­te­ment révo­lu­tion­naires dans ce domaine. Tout cela pro­voque inévi­ta­ble­ment des réac­tions chez une par­tie des évêques et des fidèles, tan­dis que bon nombre d’entre eux se contentent d’observer pas­si­ve­ment les choses.

Les prin­cipes moraux tra­di­tion­nels sont trans­for­més en options libres.

Ainsi, il y a une dia­lec­tique et une confu­sion qui se créent, dans ce domaine comme dans d’autres, et qui font que tout le monde finit natu­rel­le­ment par attendre que l’autorité se pro­nonce… Celle-​ci a dès lors toute liber­té de mettre un frein à ce qui paraît trop pré­ma­tu­ré, mais en même temps d’aller de l’avant et de concé­der des choses qui, peu à peu, entrent dans les mœurs et les habi­tudes. Parfois, la doc­trine tra­di­tion­nelle est rap­pe­lée et même défi­nie comme immuable, ce qui ras­sure les conser­va­teurs. Mais on met en avant les néces­si­tés pas­to­rales des cas par­ti­cu­liers, en appli­quant une misé­ri­corde « mira­cu­leuse » qui conci­lie l’inconciliable. En réa­li­té, les prin­cipes moraux tra­di­tion­nels, tout comme la foi, sont ain­si trans­for­més en options libres. C’est le propre d’une façon d’exercer l’autorité qui n’est plus gui­dée par des prin­cipes trans­cen­dants, mais se montre sen­sible aux attentes du moment, bien déter­mi­née à les satis­faire, selon une oppor­tu­ni­té éva­luée de manière pure­ment pragmatique.

Or, il faut bien com­prendre que tout cela ne s’arrête pas à un point don­né. Cette façon d’exercer l’autorité subit le même méca­nisme que celui qui régit les démo­cra­ties modernes : une chose qui ne peut pas être approu­vée aujourd’hui le sera demain, lorsque par la même dia­lec­tique, par une nou­velle pres­sion, par de nou­veaux pré­cé­dents, la situa­tion sera suf­fi­sam­ment mûre et les esprits suf­fi­sam­ment pré­pa­rés. Voilà décrit en quelques mots le méca­nisme déclen­ché par la syno­da­li­té, et voi­là pour­quoi nous nous trou­vons devant la figure la plus abou­tie du modernisme.

Tout récem­ment, un res­crit du pape François a rap­pe­lé que tout nou­veau prêtre qui vou­drait célé­brer la messe tri­den­tine doit obte­nir la per­mis­sion expresse du Saint-​Siège. De plus, si une messe tri­den­tine est auto­ri­sée dans une église parois­siale, il faut aus­si la per­mis­sion du Saint-​Siège. Comment évaluez-​vous ces mesures ?

Je pense qu’il n’est pas néces­saire d’être un expert très aver­ti pour sai­sir la volon­té mani­feste d’en finir avec la messe tri­den­tine. Ce res­crit de février 2023, de même que la lettre apos­to­lique Desiderio desi­de­ra­vi de juin 2022, ont à la fois pour but de res­treindre au maxi­mum l’usage du mis­sel tra­di­tion­nel, et aus­si d’effrayer qui­conque vou­drait l’utiliser. Dans de telles condi­tions, je vois dif­fi­ci­le­ment un jeune prêtre avoir le cou­rage de s’adresser au Saint-​Siège pour deman­der la per­mis­sion de célé­brer la messe tri­den­tine. Qu’on le veuille ou non, depuis le Motu pro­prio Traditionis Custodes, cette messe est pra­ti­que­ment inter­dite dans l’Eglise ; comme l’a rap­pe­lé encore tout récem­ment le car­di­nal Roche, avec le Concile « la théo­lo­gie de l’Eglise a chan­gé[6] », et par consé­quent sa litur­gie aus­si, puisqu’elle en est l’expression.

Dans ce cli­mat, les membres des Instituts dits Ecclesia Dei vivent un moment d’attente et d’appréhension. On entend dire qu’un nou­veau docu­ment pon­ti­fi­cal les concer­nant pour­rait paraître pro­chai­ne­ment. Que pouvez-​vous nous dire à ce sujet ?

J’ignore tout d’un tel docu­ment, mais je pense qu’un prêtre ne peut pas vivre son sacer­doce d’une manière épa­nouie s’il accepte d’avoir constam­ment une épée de Damoclès au-​dessus de la tête ; de même, il ne peut pas vivre serei­ne­ment s’il est sans cesse à l’affût des moindres rumeurs. Un prêtre est cen­sé vivre de sa messe sans se deman­der s’il sera encore auto­ri­sé par ses supé­rieurs à la célé­brer demain. Il doit avoir le sou­ci de faire par­ti­ci­per les âmes aux tré­sors qu’il dis­pense, sans vivre constam­ment dans la crainte d’en être lui-​même pri­vé, ou dans l’attente d’un miracle qui lui per­mette d’échapper à la situa­tion pré­caire dans laquelle il se trouve. Je ne pense pas que la Providence veuille cela.

De plus, mal­heu­reu­se­ment, les membres de ces ins­ti­tuts, comme beau­coup de prêtres dési­reux de célé­brer le rite tri­den­tin, vivent dans une crainte telle qu’ils se condamnent eux-​mêmes au silence face à l’actualité de la vie de l’Eglise : car le jour où ils vou­draient expri­mer quelques réserves à l’encontre de ce qui se passe aujourd’hui, ils savent très bien que l’épée de Damoclès pour­rait tom­ber. Le car­di­nal Roche est prêt à le leur rap­pe­ler à tout moment. Je dis cela en toute cha­ri­té : cette situa­tion pro­voque une dicho­to­mie per­ma­nente entre la sphère litur­gique et la sphère doc­tri­nale, qui risque de faire vivre ces prêtres dans la décep­tion, et de les para­ly­ser irré­mé­dia­ble­ment dans la néces­saire pro­fes­sion publique de leur foi. C’est pour cela qu’aujourd’hui, sur­tout dans cer­tains pays, la réac­tion contre les folies du mou­ve­ment syno­dal, para­doxa­le­ment, pro­vient plus de milieux qui ne sont pas atta­chés à l’usage du mis­sel traditionnel.

Comment voyez-​vous l’avenir de la Fraternité Saint-​Pie X ?

Je le vois en par­faite conti­nui­té avec ce qu’elle a repré­sen­té jusqu’ici. Elle doit être pré­oc­cu­pée de l’actualité de l’Eglise, sans pour autant s’intéresser aux rumeurs, à ce que tel car­di­nal aurait dit en toute confi­den­tia­li­té à tel sémi­na­riste, à ce qui pour­rait se pro­duire, à ce qui pour­rait nous arri­ver… Nous devons vivre au-​dessus de cela.

Nous devons être conscients qu’au culte tra­di­tion­nel de l’Eglise cor­res­pond aus­si une vie morale que nous n’avons pas le droit d’altérer dans ses principes.

Pour le bien de l’Eglise, la Fraternité doit gar­der et garan­tir, à ses prêtres et à ses fidèles, la pleine liber­té de la célé­bra­tion de la litur­gie tra­di­tion­nelle. En même temps, la Fraternité doit conti­nuer à assu­rer la conser­va­tion de la théo­lo­gie tra­di­tion­nelle qui accom­pagne et sou­tient cette même litur­gie. Un catho­lique encore lucide ne sau­rait renon­cer à cette doc­trine : son chan­ge­ment au cours du Concile est bien ce qui – pour para­phra­ser le car­di­nal Roche – a ins­pi­ré la nou­velle messe. Nous avons le devoir de gar­der l’une et l’autre, avec la pleine liber­té de nous oppo­ser aux erreurs et à ceux qui les enseignent. En effet, si la litur­gie est par défi­ni­tion publique, la pro­fes­sion de foi qui lui est asso­ciée l’est aussi.

En même temps, aujourd’hui plus que jamais, nous devons être conscients qu’au culte tra­di­tion­nel de l’Eglise cor­res­pond aus­si une vie morale que nous n’avons pas le droit d’altérer dans ses prin­cipes. Au centre de notre reli­gion, Dieu a plan­té la Croix et le Sacrifice. Personne ne peut se sau­ver sans la Croix ni sans le Sacrifice, en accep­tant, au nom d’un faux amour et d’une fausse misé­ri­corde, toutes sortes d’abominations. Il n’y a qu’un seul amour qui sauve, parce qu’il n’y a qu’un seul amour vrai qui puri­fie : c’est celui de la Croix, celui de la Rédemption ; celui que Notre-​Seigneur nous a mon­tré, qu’il nous com­mu­nique, et qu’il a vou­lu appe­ler « cha­ri­té ». Mais cet amour ne peut pas exis­ter sans la foi, ni sans ceux qui l’enseignent.

Source : FSSPX​.News

Notes de bas de page
  1. Le mou­ve­ment syno­dal a com­men­cé immé­dia­te­ment après le Concile, depuis lequel se sont déjà tenus plus d’un mil­lier de synodes dio­cé­sains : la fré­quente pré­sence de laïcs y fut une franche nou­veau­té.
    Le pape François a pré­ci­sé les élé­ments de sa concep­tion de la syno­da­li­té dès le début de son pon­ti­fi­cat : d’abord par son inter­pré­ta­tion du sen­sus fidei et de la pié­té popu­laire comme source de la révé­la­tion (Cf. Evangelii gau­dium, n° 119–120) ; puis en abor­dant plus fran­che­ment la ques­tion de la syno­da­li­té dans son Discours pour le 50e anni­ver­saire de l’institution du Synode des évêques (17 octobre 2015). Sur cette base, la Commission inter­na­tio­nale de théo­lo­gie éla­bo­ra un texte qui mit en forme cette notion : La syno­da­li­té dans la vie et dans la mis­sion de l’Eglise (2018), théo­ri­sant le pro­ces­sus que nous voyons à l’œuvre aujourd’hui.
    Le synode sur la syno­da­li­té appa­raît ain­si comme l’application pra­tique, à l’échelle de toute l’Eglise, de notions qui, expo­sées et théo­lo­gi­que­ment explo­rées tout au long de ce pon­ti­fi­cat, avaient été lar­ge­ment expé­ri­men­tées depuis le Concile.[]
  2. Il s’agit plus pré­ci­sé­ment de sept conti­nents, car l’Amérique du Sud et du Nord consti­tuent deux enti­tés dif­fé­rentes ; de même, le Moyen-​Orient et le reste de l’Asie forment deux régions dis­tinctes.[]
  3. Elargis l’espace de ta tente, n° 13.[]
  4. Ibidem n° 57.[]
  5. Ibidem n° 42.[]
  6. « La théo­lo­gie de l’Eglise a chan­gé », a fait valoir le car­di­nal Roche. « Auparavant, le prêtre repré­sen­tait, à dis­tance, tout le peuple : il était cana­li­sé par cette per­sonne qui, seule, célé­brait la messe. [Aujourd’hui, cepen­dant], ce n’est pas seule­ment le prêtre qui célèbre la litur­gie, mais aus­si ceux qui sont bap­ti­sés avec lui, et c’est une énorme affir­ma­tion. » (Emission sur la BBC Radio 4, dif­fu­sée le 19 mars 2023.) []

Supérieur Général FSSPX

M. l’ab­bé Davide Pagliarani est l’ac­tuel Supérieur Général de la FSSPX élu en 2018 pour un man­dat de 12 ans. Il réside à la Maison Générale de Menzingen, en Suisse.