Poursuivant son exposé sur le lien conjugal, le Saint-Père va consacrer trois importants discours aux « ennemis de l’union indissoluble ». Voici le premier de ces discours, les suivants étant ceux des 8 et 15 juillet.
Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 17 juin 1942
La séparation des cœurs
La tristesse de l’heure présente, si grande soit-elle, n’envahit pas les cœurs brûlants de foi, d’espérance et de charité jusqu’à éteindre ou diminuer, chers jeunes époux, la flamme d’amour chrétien qui a uni vos vies dans la joie et qui vous a conduits dans la joie en cette Rome qui est le cœur de l’Eglise, pour y implorer sur votre union, tel un sceau de votre lien sacré et indissoluble, la paternelle bénédiction du Vicaire de Jésus-Christ.
Cette sainte joie ne connaît ni restrictions, ni réserves. Et pourtant, Notre cœur Nous le dit, ce n’est pas sans émotion que vous avez franchi le seuil de votre demeure paternelle pour vous mettre ensemble en chemin, côte à côte et inséparables jusqu’à la mort. Une larme sans doute a brillé à votre œil au moment du départ, alors que vous avez reçu de votre père et de votre mère le baiser des adieux. En ce baiser vibraient les plus doux souvenirs de votre enfance et de votre adolescence, et votre cœur en a senti la blessure du détachement. Qui donc pourrait vous en faire le reproche ? Quel est le cœur d’époux ou d’épouse qui pourrait en éprouver de la jalousie ? Votre mutuel amour, qui doit avoir le courage de sacrifier à la vie commune sans hésitation les douceurs de la tendresse filiale, devrait-il aller jusqu’à renier cette affection, jusqu’à briser dans les enfants tous les liens de la nature ?
La piété filiale, garante de la concorde et de la félicité conjugales.
Si c’est un commandement de Dieu que de quitter la maison paternelle, c’en est un également d’aimer et d’honorer ses père et mère, et ce commandement-ci ne s’oppose pas à l’autre. C’est le même Dieu qui impose au fils un devoir d’affectueux amour envers ceux qui lui ont donné la vie, et qui lui enjoint, dans sa profonde et sage Providence, de quitter ses parents pour s’unir à son épouse [1], comme il ordonne à l’épouse de suivre son époux dans toutes les vicissitudes de la vie. Ces deux amours sont voulus de Dieu et ils se contrarient d’autant moins que la piété filiale est une des plus fermes garanties de la concorde et de la félicité conjugales. Quelle confiance pourriez-vous bien mettre dans l’union et la fidélité réciproque de ces malheureux qui ne voient et ne recherchent dans le mariage que le moyen de se débarrasser et libérer des liens si doux, du joug si suave de la vie familiale au foyer paternel ? De pareilles dispositions d’âmes, car il n’en manque pas d’exemples, déshonorent le jeune homme et la jeune fille ; c’est le triste présage que, de même qu’ils n’ont pas agi en enfants respectueux et affectueux, ils ne sauront pas être non plus des époux vertueux et fidèles. Ce n’est pas un amour plus puissant que l’affection filiale qui les a portés l’un vers l’autre, mais l’égoïsme, ce sinistre égoïsme à deux, beaucoup moins avide de trouver un conjoint que « de vivre sa vie » parallèlement, avec le pacte tacite, explicite même parfois, d’une affection conjugale menteuse et indifférente et d’une mutuelle indépendance sous le manteau d’une union apparente, stérile et révocable. Est-ce là le mariage sacré auquel le sens chrétien et la bénédiction divine destinent les époux ?
Que vous êtes heureux, chers jeunes mariés, d’avoir obéi à la loi divine, d’en avoir compris et goûté la douceur ! Par la réception du sacrement vous n’avez pas hésité à sceller devant Dieu et devant les hommes le pacte de la donation réciproque de vous-mêmes pour la vie ; le pacte d’une tendresse dévouée jusqu’au sacrifice, jusqu’à l’oubli de vous-mêmes ; le pacte d’une tendresse féconde qui aspire à porter les fleurs et les fruits d’une famille nombreuse et bénie. C’est la loi de Dieu qui proclame l’indissolubilité du mariage, et c’est dans la fidélité à la loi de Dieu que vous avez commencé la route de votre vie nouvelle. C’est dans cette loi que vous avez juré d’avancer et de cheminer, parce que vous l’avez accueillie non pas comme un joug pénible, mais comme un joug d’amour ; non pas comme une contrainte pour votre volonté, mais comme la sanction céleste de votre mutuel et immuable amour ; non pas comme l’imposition d’un esclavage moral, mais comme une divine garantie, comme une source d’inébranlable confiance en face de tout péril qui viendrait à menacer le roc de votre union.
Protégez votre union contre les menaces du temps
Cette confiance, vous avez bien raison de la nourrir en votre cœur ; mais elle veut avoir comme compagnes de route l’humilité et la prudence, avec la protection de Dieu. L’histoire des familles offre l’exemple de jeunes époux entrés dans la vie conjugale avec les mêmes dispositions qui vous animent aujourd’hui, et qui ont, au fur et à mesure que le temps passait sur une union si intime et si tendre, laissé naître et grandir un ver corrupteur, et ce ver a dévoré et emporté chaque jour un peu de la fraîcheur et de la force de leur union. C’est le même danger qui te guette, toi aussi, ô beauté de l’univers, comme l’a chanté un grand poète italien :
… il Tempo edace, fatal nemico, colla man rugosa
ti combatte, ti vince et ti disface.
Egli il color dei giglio e della rosa
toglie alle gote più ridenti, estende
dappertutto la falce ruinosa.… le Temps vorace,
Monti, Bellezza dell’universo
fatal ennemi, de sa main calleuse
te frappe, te renverse et te défait.
Il ôte la couleur du lys et de la rose
aux plus riants visages, abat
sur toutes choses sa sinistre faux.
C’est ainsi que ces époux sont venus peu à peu à considérer leur lien comme une espèce d’esclavage et ils ont songé et cherché, sinon à le briser, du moins à le relâcher, parce qu’il n’était plus pour eux un lien d’amour. Des exemples si douloureux vont-ils peut-être vous décourager, vont-ils troubler la joie de vos cœurs ? Oh non !
La connaissance que vous avez de vous-mêmes, l’expérience que vous ferez de l’inconstance du pauvre cœur humain, loin d’affaiblir votre confiance, la rendront plus discrète, plus vigilante, plus humble, plus prudente, plus vraie, moins présomptueuse, moins trompeuse, et porteront vos cœurs à recevoir dans un esprit filial les paternels avis où Nous voudrions, pour vous préserver de cette misère conjugale, vous découvrir les racines et les causes d’un aussi déplorable affaissement de la vie commune, et les moyens de prévenir cette chute, de vous en garder et, au besoin, de l’arrêter à temps.
Ce n’est pas en un jour que les cœurs se désunissent, mais insensiblement, et faute du don total de soi-même.
Bien-aimés fils et filles, d’où peut donc provenir ce changement, cette malheureuse évolution ? Cette évolution a‑t-elle commencé subitement, par un caprice, par la découverte inattendue d’une incompatibilité de caractère, par quelque tragique incident ? D’ordinaire les cœurs qui étaient, le jour des noces, si fermement et si amoureusement résolus de vivre ensemble, n’entrent pas de cette manière dans cette voie de désaffection et de froide indifférence qui mène pas à pas à l’antipathie, à la désunion et à la séparation morale, triste prélude, trop souvent, d’une rupture plus réelle et plus grave encore. Ces caprices, ces découvertes, ces tragiques incidents qui semblent marquer les débuts de cette évolution, n’ont été de fait que l’occasion qui la révèle et qui en précipite le cours. Sous la cendre perfide couvaient les charbons ardents.
Pénétrez et sondez le fond de ces cœurs. Les séparations morales conscientes, plus ou moins connues du public, ou dissimulées dans le secret du foyer pour sauver jalousement les apparences, ont toujours été précédées d’une dissonance, peut-être imperceptible tout d’abord aux époux eux-mêmes et semblable à l’invisible fêlure d’un beau vase d’albâtre. Si l’amour avait été total, s’il avait été absolu, s’il avait été cet amour qui consiste dans le don de soi, s’il n’avait connu d’autres limites que l’amour de Dieu, ou mieux, si cet amour humain s’était élevé au-dessus des sens pour se fonder sur un commun amour de Dieu total et absolu et pour se fondre en un pareil amour, aucun tumulte du dehors n’en eût alors troublé l’harmonie, aucun heurt ne l’eût brisé, aucun nuage n’en eût obscurci le ciel. La vie d’amour peut elle-même connaître la douleur, mais, saint Augustin le dit en la vigueur coutumière de sa langue, « là où règne l’amour, il n’y a pas de peine, ou si la peine est là, la peine est aimée » [2].
Le grand coupable, c’est l’amour-propre.
Qui donc a porté à cet amour, à cette union sacrée des âmes, une blessure invisible et souvent fatale ? N’allez pas chercher bien loin. Cherchez tout près, cherchez dans les cœurs : c’est là que se tient l’ennemi, c’est là que se tient le coupable. Aussi divers que sournois dans ses manifestations, c’est l’amour-propre, c’est cet amour de soi qui naît et vit avec l’homme, et qui meurt tout juste avec lui.
« Mais, direz-vous peut-être, faut-il donc nous haïr nous-mêmes ? La nature elle-même ne nous pousse-t-elle point à aimer et à rechercher notre bien ? » Certes, la nature dispose l’homme à s’aimer lui-même, mais c’est en vue de son bien d’homme, en vue d’un bien conforme à la raison. Or, la raison montre à l’homme et à la femme non seulement le bien de l’individu, mais aussi le bien de la famille, lequel devient, grâce à l’union et à la fidélité des époux, le bien même des enfants. Vous pouvez avoir, chers jeunes mariés, un juste amour de vous-mêmes, et vous pouvez en avoir un mauvais : l’amour-propre, ce synonyme le plus décent de l’égoïsme, et qui ne vaut pas mieux. C’est Dieu qui a créé l’homme et la femme. Mais si c’est Dieu qui a fait la nature, ce n’est pas Dieu qui en a fait la corruption : la corruption de la nature vient de la faute d’Eve et d’Adam. Nous devons nous aimer selon la nature que Dieu nous a faite, et non pas selon la corruption que nos premiers parents y ont causée. Nous devons aimer notre âme et notre corps de cet amour de charité que nous portons aux choses de Dieu et à Dieu lui-même [3], de cet amour qui veut se répandre et qui vous lie à votre conjoint et à votre prochain. Mais quel est cet amour ? C’est un amour qui sauve notre âme, qui sauve l’union des cœurs dans la vie commune et dans la famille ; c’est un amour qui hait la corruption de l’âme en ce monde afin de sauver l’âme pour la vie éternelle, selon cette parole de Jésus : Qui odit animam suam in hoc mundo, in vitam aeternam custodit eam, « celui qui hait sa vie en ce monde, la conservera pour la vie éternelle » [4].
Contre cet amour sacré et si salutaire se dresse un autre amour, un amour pervers, et « celui qui aime sa vie » d’un pareil amour « la perdra » : Qui odit anima suam, perdet eam [5]. Cet amour, quel est-il ? C’est l’amour de corruption, c’est l’égoïsme, c’est l’amour-propre, source de tout mal, et l’angélique saint Thomas dit avec raison que « l’amour de soi est la racine de toute iniquité » [6]. Nous vous dénonçons cet amour, chers jeunes époux, comme le plus grand ennemi de votre union, comme le venin de votre amour sacré. Ce double égoïsme des conjoints a horreur du sacrifice de soi et il ne saurait établir entre les époux cette sainte amitié où ils veulent l’un et l’autre les mêmes choses et où ils mettent tout en commun, joie et douleur, peine et réconfort, besoin et secours. L’amour-propre désunit la vie commune ; et si l’égoïsme du mari n’égale pas toujours l’égoïsme de la femme, il arrive que les deux égoïsmes font alliance dans la faute.
L’amour-propre est un grand séducteur, c’est l’aliment de toutes les passions humaines. Centre de toutes les pensées, de tous les désirs, de tous les mouvements, il en vient souvent à se dresser comme une idole et à recevoir le culte du beau dont l’œil se repaît, de l’harmonie qui flatte les oreilles, de la douceur qui délecte le goût, du parfum qui charme l’odorat, de la mollesse qui caresse le toucher, de la louange et de l’admiration qui finissent par engluer le cœur. C’est vers son propre plaisir, son propre avantage, ses propres commodités que l’amour désordonné tourne la pensée, l’action, la vie ; il obéit aux appétits déréglés, et non pas à la raison, non pas aux inspirations de la grâce ; il n’a que dédain pour ses devoirs envers Dieu, pour ses devoirs envers le compagnon ou la compagne de sa vie. Or la vie conjugale, le lien indissoluble du mariage exigent des époux qu’ils sacrifient l’amour-propre au devoir, à l’amour de Dieu – à cet amour qui a élevé et consacré le battement de vos deux cœurs – et à l’amour des enfants, pour lesquels vous avez reçu la bénédiction du prêtre et du ciel.
Epouses, ne fuyez pas la douleur : elle peut assombrir un instant votre visage, mais elle vous conduira à la joie du berceau. Pensez donc à la joie du berceau, à ce vagissement qui fait tressaillir votre cœur, à ces lèvres d’enfant qui cherchent votre sein, à cette menotte qui vous caresse, à ce sourire d’ange qui vous met en paradis. Que devant le berceau de votre enfant, chers jeunes époux, votre amour reçoive une nouvelle consécration dans l’immolation de votre amour-propre et de tous ses rêves, et que votre amour de père et de mère chasse tous les nuages, ainsi que le brouillard se disperse et s’évanouit au soleil levant.
Cet amour-propre, bien-aimés fils et filles – Nous Nous sommes contenté aujourd’hui d’en montrer en traits généraux les dangers dont il menace votre union indissoluble, et Nous Nous réservons d’en parler avec plus de détails lors de la prochaine audience – cet amour-propre, c’est par le sacrifice que vous le vaincrez. Le sacrifice doit accompagner jour par jour votre communauté de vie conjugale ; la peine et la joie se mêlent dans le sacrifice, et il trouve son réconfort et son soutien dans la prière et dans la grâce de Dieu, dans cette grâce dont Nous implorons sur vous la puissance et l’abondance en vous accordant de toute l’effusion de Notre âme Notre paternelle Bénédiction apostolique.
PIE XII, Pape.