Le 13 janvier 2024 a eu lieu le congrès du Courrier de Rome, dans la crypte de la chapelle Notre-Dame de Consolation, à Paris. Le thème en était : Synodalité ou romanité ? Telle est la question !
Le congrès s’est tenu sous la présidence de l’abbé Davide Pagliarani, supérieur général de la Fraternité Saint-Pie X, qui a donné la dernière conférence.
Dans une très forte synthèse, l’abbé Pagliarani a recherché les causes profondes des déviations récentes, et particulièrement celles qui se sont fait jour sous le pontificat de François, et celles qui sont liées au mouvement synodal dans l’Eglise, mouvement initié et dirigé par le Pape.
Le Supérieur général a montré que l’Eglise conciliaire s’efforçait de « sacraliser » le monde moderne, dans toutes ses tendances, même dans celles qui sont le plus éloignées de la loi divine, comme cela a été montré de manière éclatante dans l’affaire de Fiducia supplicans.
Vidéo de la conférence de M. l’abbé Pagliarani
Transcription écrite : « Fiducia supplicans : l’Église synodale à l’écoute du monde, mais sourde à la parole de Dieu »
Il nous revient d’offrir une synthèse, et d’exprimer la position de la Fraternité face à toutes les réalités que promeut l’« Église synodale ».
Essayons avant tout de mettre de l’ordre dans ces différents éléments, en particulier en ce qui concerne le document récent, Fiducia supplicans, qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. Il faut mettre cet événement à sa place. Pourquoi en est-on arrivé là, qu’est-ce que cela signifie ? Le rôle de la Fraternité ne peut pas se limiter à une réaction immédiate, instinctive : il nous incombe d’approfondir autant que possible notre compréhension de l’enjeu de ce texte. Si notre analyse manque de profondeur, nous risquons de tomber dans le travers de certains qui réduisent la question de Fiducia supplicans à une excentricité personnelle du pape François, dont on n’arrive pas à expliquer l’extravagance.
D’autres réactions à Fiducia supplicans réduisent la question des bénédictions à une question d’opportunité : cette initiative serait inopportune dans certains contextes culturels, notamment en Afrique. La réalité est quand même un peu plus complexe… Toutes ces réactions sont bienvenues, elles sont positives en tant qu’elles manifestent encore une certaine capacité de réaction ; mais la Fraternité se doit d’aller en profondeur. Prenons donc du recul par rapport à l’agitation médiatique.
I. Un pontificat qui correspond aux attentes du monde moderne
Fiducia supplicans n’est pas, au sens strict, un acte synodal, mais un acte produit par le Dicastère de la doctrine de la foi et signé par le pape lui-même. Néanmoins, c’est un document qui répond à ce qui a été évoqué à maintes reprises dans la préparation du synode lui-même. Il est donc bel et bien une réponse à une attente actuelle et synodale.
Cette « Église synodale », que nous essayons de définir, est une Église qui écoute tous les hommes : les périphéries, la base, tout le monde, dans le sens le plus ample du terme… une Église qui écoute « le monde » en tant que tel. C’est donc une Église qui affiche une sensibilité nouvelle et une volonté nouvelle d’aller à la rencontre du monde.
De fait, ce pontificat répond, de plus en plus parfaitement, aux attentes et aux exigences du monde contemporain, et plus précisément du monde « politique », au sens profond du terme. En effet, d’une part, ce pontificat correspond à une vision politique qui est aujourd’hui, communément et universellement partagée. D’autre part, il s’adapte aussi aux méthodes d’une politique qui veut créer une nouvelle organisation sociale et qui, il faut le reconnaître, a déjà triomphé en grande partie. Or, pourquoi la présence des représentants de l’Église est-elle si importante dans cette réorganisation du monde ?
Ce n’est pas la première fois qu’on remarque ce procédé : quand il y a des principes nouveaux, quand on veut construire une nouvelle société et la réorganiser, il est nécessaire qu’une institution religieuse sacralise ces mêmes principes. Cela est assez clair et correspond à une nécessité enracinée dans le cœur de l’homme. L’homme, au fond de lui-même, gardera toujours un fond religieux. Il a besoin de croire en quelque chose, et donc de sacraliser même ce qui, au fond, n’a rien de sacré. C’est un besoin qui est très souvent inconscient, mais qui se trouve enraciné dans la nature de l’homme. Pourquoi ? Parce que l’homme a été créé pour Dieu. Et même la Révolution ne peut pas changer la nature humaine.
Tôt ou tard, donc, le sacré doit s’imposer pour donner une dimension transcendante à ce à quoi on croit, aux principes que l’on considère comme fondamentaux. Vous le voyez bien dans l’histoire, chez les Anciens, qui sacralisaient tout ce qui était important pour eux : ils sacralisaient le pouvoir, la force, le feu, la terre, la fertilité. Beaucoup plus proche de nous, la Révolution dite « française », la Révolution libérale, a fait la même chose : parce que foncièrement laïque, elle opéra un rejet total du passé, une désacralisation de tout ce qui faisait partie de l’ancienne organisation, de la religion… mais en même temps elle a tenu à sacraliser, en quelque sorte, la raison humaine. Prenez aussi la Déclaration des droits de l’homme. Des déclarations sont faites tous les jours, surtout à notre époque. On se souvient d’elles pendant quelques semaines, dans la meilleure des hypothèses, mais elles n’ont pas une portée éternelle. À la différence, la Déclaration des droits de l’homme a marqué pour toujours, semble-t-il, l’Histoire. Pourquoi ? Parce qu’elle n’est pas une simple déclaration : c’est un véritable Credo. La Déclaration des droits de l’homme est rédigée avec la solennité d’un Credo. Elle répond à cette exigence religieuse de sacraliser les principes nouveaux, les dogmes nouveaux sur lesquels on a décidé de construire la société contemporaine. On pourrait multiplier les exemples.
Et que fait le pape ? Que fait l’Église aujourd’hui ? Ils vont dans la même direction. Ils sacralisent ce qui est fondamental aux yeux du monde aujourd’hui. Donnons seulement quelques exemples. Nous savons comment l’écologie est prêchée par le pape, et enseignée par lui. Cette nouvelle théologie « écologique » dépasse les considérations d’opportunité, purement liées à un moment historique. Il s’agit d’une nouvelle morale, prêchée à tout le monde, une morale transversale proposée même aux athées. Pourquoi ? Parce qu’il faut respecter cette Maison commune – que nous appelons « création », qui est sortie des mains de Dieu, mais qui en soi, indépendamment de la façon dont nous la concevons et dont nous pouvons l’appeler, est la Maison commune de tout le monde. Il s’agit d’un caractère religieux, d’un cachet religieux, imprimé sur une prédication et une demande instante du monde politique actuel. L’Église intervient en donnant ce cachet religieux qui, nous l’avons vu, répond à une nécessité bien réelle.
Donnons un autre exemple : l’insistance sur le fait qu’il faut déhiérarchiser, sortir d’une vision hiérarchique de la société, et d’une vision hiérarchique de l’Église. On prône maintenant une société où le pouvoir n’est plus hiérarchique : il est réparti, redistribué. D’où l’autorité partagée, la lutte contre le cléricalisme, l’émancipation de la femme – qui est un sujet à l’ordre du jour depuis déjà quelques temps : l’Église veut que, même à l’intérieur de sa structure hiérarchique de gouvernement, les femmes aient leur place propre. Tout cela contre un patriarcat traditionnel, considéré comme la cause systémique et institutionnalisée d’une série d’abus de pouvoir au cours de l’Histoire. Et, parmi ces valeurs modernes qui sont proposées à tout le monde, mais à l’Église en particulier afin qu’elle les sacralise, il y a l’agenda LGBT. Il fait partie de ces « valeurs ». On assiste à la mise en place d’une sensibilité synodale qui doit inévitablement se conformer à la sensibilité du moment, y compris sur ce dernier point.
En même temps, un autre aspect mérite notre attention. L’Église est consciente d’avoir perdu de sa crédibilité, pour différentes raisons historiques, et par conséquent de son influence. Dans ce scénario, elle croit avoir besoin de prêcher ce qui est « à la page » pour rester crédible. Et c’est inévitable : ayant perdu de vue la dimension surnaturelle de son combat et de sa mission dans le monde, l’Église en vient à être complexée vis-à-vis du monde, auprès duquel elle a perdu prestige et crédibilité. Elle va donc chercher d’autres moyens pour essayer de rester crédible. Et pour être comprise par ce monde, elle va parler le même langage que lui. Grande illusion, car l’Église n’est pas faite pour cela, elle n’est pas faite pour rester dans cette perspective horizontale, cela va de soi.
Nous pouvons déjà tirer ici une première conclusion, qui nous permet de bien situer Fiducia supplicans. Pourquoi cela devait-il arriver ? Eh bien, paradoxalement, parce que le monde laïc a encore besoin de l’Église, de ce cachet religieux que l’Église seule peut donner. Et d’autre part, parce que cette Église, qui a perdu de sa crédibilité, a paradoxalement encore besoin du monde. Ce double besoin a créé une réelle symbiose, une synergie sur ce terrain politique. Fiducia supplicans répond à une exigence politique du moment.
II. Que signifie régler son pas sur la sensibilité politique moderne ?
Ouvrons ici une parenthèse philosophique pour arriver au cœur du problème. Cette perspective politique moderne est tributaire de la pensée moderne : elle est le reflet, l’image de la pensée moderne. Et la pensée moderne part d’une catégorie fondamentale qui est nouvelle : il s’agit de la conscience, individuelle ou collective. C’est à partir de la conscience que l’homme moderne va reconstruire sa pensée d’abord, puis le monde autour de soi, ce monde auquel même l’Église devra s’adapter.
Or, mettre la conscience comme principe et fondement de tout le reste signifie utiliser un principe dissocié de la réalité, d’une réalité qui, en tout cas, perd sa primauté sur les intelligences. Par là, on dépasse l’idée qu’il y a un ordre objectif à saisir, et auquel on doit se conformer. Non, cet ordre, c’est l’homme qui l’établit, c’est la conscience qui le découvre en elle-même. Et c’est en fonction de cette idée, que l’on reconstruit le monde autour de soi : c’est la politique moderne, dans le sens ample du terme.
En d’autres termes, il n’y a plus une finalité, une perfection qui serait dans l’ordre des choses. Le bonheur de l’homme ou de la société n’est plus dans une finalité reçue, conforme à leur nature. Cet ordre externe des choses ne correspond plus à ce que la conscience va désormais définir : celle-ci est le nouveau principe d’un nouvel ordre dans le monde. Il n’y a donc plus de finalité ni de perfection dans le respect de l’ordre objectif des choses.
Par conséquent, nous allons trouver dans la politique moderne quatre traits, indissociables, qu’on retrouvera parallèlement dans l’Église du pape François, dans l’Église synodale.
Tout d’abord, la politique moderne est idéologique. Elle est idéologique en tant qu’elle remplace la réalité par la représentation libre que la conscience s’est faite. C’est clair : l’idéologie accompagne toute expression de la politique moderne. Derrière chaque parti, il n’y a pas une saisie de la réalité objective, il y a une idéologie subjectiviste.
Elle est – deuxième trait – auto-déterministe. C’est la conséquence inévitable : elle décide elle-même ce qu’elle doit être, ce que l’homme doit être. Elle construit un plan et un projet toute seule, sans partir de la réalité, d’une analyse de la réalité.
Troisième trait, la politique moderne est totalitaire. Derrière l’image de la « liberté » – la « libération » qu’on affiche depuis des siècles, surtout à partir de la révolution libérale – la politique moderne est totalitaire, car c’est la réalité qui doit se conformer à elle, quitte à être forcée. On plaque sur la réalité concrète une idée qu’on a conçue dans la conscience individuelle ou collective, et donc on force la réalité. C’est de là que viennent les totalitarismes. Nous vivons dans un monde qui est totalitaire : il y a des idées qui sont plaquées sur la réalité, et qui la forcent dans un sens ou dans l’autre.
Et quatrième trait : elle est conventionnelle, elle ne repose pas sur l’ordre naturel, mais sur un ordre conventionnel : ce qui est bien, ce qu’il faut poursuivre, est décidé, choisi arbitrairement par la conscience, et n’est pas saisi ni accueilli à partir du réel.
Si ces quatre traits de la politique moderne ne sont pas nouveaux, il est toutefois intéressant d’observer comment ils s’appliquent à l’Église synodale en particulier.
Mais avant de voir cette application, il faut bien comprendre que devant cette modernité, l’Église ne peut pas rester indifférente. Il n’y a pas une troisième possibilité :
- ou l’Église condamne la primauté de la conscience sur la réalité, sur la Révélation, et toute la politique moderne qui en découle ;
- ou l’Église rentre dans ce système.
Ce système est partout. Cette perspective, cette vision des choses est omniprésente. On ne peut pas prétendre rester neutre, sans trop s’exposer, sans trop condamner, essayer de discuter, essayer de gagner quelque chose. Non, non ! Qu’est-ce qu’a fait l’Église jusqu’au Concile ? Elle a condamné ce système. Aujourd’hui, l’Église rentre dans ce système, le fait sien et le bénit. C’est cela qui est très important à saisir.
Cette Église synodale est, à sa manière, idéologique. On crée des nécessités pastorales qui existent seulement dans l’esprit de celui qui les conçoit ; la doctrine n’est plus reçue, mais produite. Par exemple, pensez-vous qu’il y ait dans le monde des millions de couples LGBT qui demandent la bénédiction de l’Église ? Non ! Mais c’est important pour l’Église aujourd’hui, pour les raisons qu’on vient de voir, de donner un signe, un gage. Des documents comme Fiducia supplicans ont une valeur qui est politique vis-à-vis du monde, indépendamment de la demande de bénédiction réelle, de l’exigence pastorale, et indépendamment du nombre de bénédictions qui seront données. Peu importe qu’il y ait des personnes qui sont contre, des épiscopats entiers qui ne sont pas pour. À la rigueur, peu importe ! Ce qui est important, c’est que ces textes aient été produits, publiés pour ce qu’ils signifient politiquement.
On y trouve également l’aspect auto-déterministe. Oui, car l’Église ne se conçoit plus dans une structure immuable, donnée par Dieu, avec des objectifs immuables, avec une mission immuable. Non, c’est une Église qui, selon les circonstances historiques, et surtout selon les exigences du moment, est capable de se dynamiser et de se donner une finalité nouvelle, susceptible d’évoluer toujours.
L’Église synodale est aussi totalitaire. Pourquoi ? Parce qu’on force l’Église, en tant que corps social, à se conformer à des principes qui ne lui sont pas connaturels. On force avec violence la réalité des choses. D’où certaines réactions, parfaites ou imparfaites, complètes ou incomplètes. Il a souvent été évoqué une contradiction apparente entre l’écoute d’une Église synodale – qui s’ouvre à tout le monde, où tout le monde peut parler, participer, etc. – et en même temps des actes très autoritaires, de la part du pape François en particulier, en tout cas sous son pontificat. Cette contradiction a été évoquée. Comment la résoudre ? La réponse est là : l’Église synodale est totalitaire. On plaque sur la réalité des concepts, des idées qui ne lui correspondent pas ; et nécessairement, quand on fait violence, qu’on force les choses, on est totalitaire : on utilise son autorité pour forcer les choses, tout en se disant à l’écoute par ailleurs.
Elle est enfin conventionnelle : c’est la base synodale qui, théoriquement, suggère les choix du gouvernement. Ce qui est décidé est toujours présenté comme tel : c’est l’ensemble du peuple de Dieu qui, par son sensus fidei, suggère telle voie ou tel chemin à prendre.
Voilà ce qui doit être pour nous une clé de lecture. Il faut voir, dans les grandes décisions de ce pontificat, la volonté de se conformer le plus possible aux grands principes du monde d’aujourd’hui, et du monde politique, avec tout ce que cela peut signifier.
III. Le synode, instrument révolutionnaire
Voyons maintenant le synode en tant que tel, dans ce contexte. Le synode a‑t-il un rôle particulier ?
Je ne vais pas m’attarder sur l’aspect théologique, doctrinal, selon lequel le synode est l’expression de la collégialité, de cette volonté de gouverner l’Église tous ensemble à partir de la base.
On trouve à côté de cela une fonction pratique, nous pouvons dire « politique » du synode. À quoi sert-il ? Il sert à faire circuler des idées qu’on veut faire passer, qu’on veut transformer en loi, en les attribuant à une attente, à une exigence, à un besoin du Peuple de Dieu. Et on ne peut pas ne pas répondre à ce que tout le monde semble demander à l’intérieur de l’Église – parce que l’on attribue tout cela au sensus fidei. Or, inévitablement, dans tout ce que le Peuple de Dieu demande, on trouve l’écho de tout ce qui est attente du monde contemporain, tout simplement.
Si vous prenez le document de travail du synode, l’Instrumentum laboris[1] publié il y a plus d’un an, vous trouvez tout ! C’est un magma, une masse informe où vous trouvez tout et le contraire de tout. Avec un tel document dans les mains, l’autorité choisit ce qui lui paraît le plus opportun. « Cela, c’est bien, c’est le moment, c’est mûr, la situation est prête, on peut y aller… »
Quelle est la conséquence inévitable de cette façon de faire ? À force de dire toujours « oui » à tout et au contraire de tout, sans partir d’un principe doctrinal, sans partir de la réalité, mais uniquement en écoutant les attentes de tout le monde, on finit par faire des choses qui sont en dehors de la réalité.
Je souligne cet aspect de déconnexion par rapport à la réalité, parce que cette Église synodale est une Église qui prétend être à l’écoute de tout le monde, avec les pieds enracinés dans les sentiments du peuple de Dieu : en réalité, elle est utopique ! La bénédiction prévue par Fiducia supplicans n’est pas simplement une erreur, elle est une utopie. Elle n’a pas de sens. Derrière, il y a le rêve chimérique d’un monde nouveau, et d’une Église complètement nouvelle à sa suite. Il y a là une sorte de millénarisme. On est devant une illusion utopique et millénariste. En dehors de la réalité.
La réalité concrète, la vraie réalité que l’Église est appelée à connaître et à prêcher, c’est l’Évangile, le dogme, la Révélation, c’est Notre Seigneur Jésus-Christ, la morale chrétienne, la lutte contre le péché. Mais tout cela devient, pour les réformateurs, une réalité abstraite, qui n’a plus aucune influence sur la vie concrète. Ce qui compte dans la perspective moderne, c’est la connexion avec le Peuple de Dieu : on la considère comme la seule réalité concrète, malgré toutes ses utopies, et on l’oppose radicalement à tout ce qui est la doctrine de l’Église ; celle-ci n’est pas niée directement, mais mise de côté, considérée comme vérité abstraite.
L’Église, prise dans ce système, enchaînée, envoûtée, enlisée dans ce système… l’Église nécessairement écoute et essaye de satisfaire à toutes les attentes des gens, sans indiquer aucune finalité, aucune perfection ultime ; sans transcendance, sans bien suprême à atteindre. Qui parle aujourd’hui de la vie éternelle ?
Regardez l’état de l’Église, qui connaît actuellement ce débat mondial sur certaines « bénédictions » ! C’est bien qu’il y ait eu des réactions. Mais vous voyez où nous en sommes… Et pendant que des épiscopats entiers débattent sur la bénédiction ou pas des homosexuels, on ne parle plus de l’Évangile, on ne parle plus de Notre-Seigneur, on ne parle plus de la grâce, on ne parle plus de la croix. Pourquoi ? Parce que tout cela est abstrait.
La hiérarchie de l’Église se trouve aujourd’hui dans une situation analogue à celle où se trouvaient les pères de famille après 1968. Je parle du père de famille désabusé, qui ne sait plus pourquoi il a des enfants. Avec la crise de 1968 et toute la détérioration progressive qui a suivi, un père de famille ne sait pas pourquoi il est père. Il ne sait plus à quoi il doit éduquer, dans quel but, pour quoi… Que fait alors un père de famille moderne ?
D’abord, il faut que sa famille tienne : parce que s’il n’y a pas un but à atteindre dans l’éducation, qui justifie pleinement le rôle du père et de la mère, la famille risque de se disloquer. Mais alors, tant qu’un père arrive à tenir sa famille, il voit son rôle réduit, par la force des choses, à devoir uniquement répondre à des exigences concrètes ou matérielles. L’enfant a faim, donc il faut lui procurer de la nourriture ; il a besoin d’instruction, donc il va être envoyé à l’école ; il a besoin de faire du sport, il a besoin du médecin, il a besoin d’être vêtu… et après on ne sait pas pour quoi. Au lieu d’indiquer une finalité on répond à des exigences, bonnes ou mauvaises, mais qui restent contingentes. C’est terrible.
L’Église synodale correspond à cette paternité diminuée, handicapée, du père de famille d’après 1968. Et le plus souvent, que demandent les enfants ? Pas nécessairement l’instruction, mais ce qui correspond à des caprices.
IV. Fiducia supplicans : une histoire ancienne
Nous venons, avec ces considérations, de mettre à sa juste place cette possibilité de bénir des couples irréguliers ou de même sexe. Regardons cet événement récent comme appartenant à une histoire plus ancienne. C’est bien cela qui est important pour nous : le fléchissement de l’Église devant la pression du jour.
D’où vient cette pression ? Pourquoi cette pression est-elle si forte ? Il faut comprendre la portée de cette pression sur l’Église, pour comprendre la gravité de ce que l’Église a décidé.
Souvenons-nous toujours de ce principe : la Révolution, par définition, détruit un ordre établi. Je parle ici de la Révolution avec un R majuscule, au sens le plus ample du terme, qui englobe toutes les révolutions possibles. La Révolution détruit tout ordre, et pour y parvenir, elle doit détruire toute distinction : parce que sans distinction il n’y a plus d’ordre possible.
Pourquoi y a‑t-il un ordre dans une famille par exemple ? Dans une famille, il y a un ordre parce qu’il y a des distinctions. Le père n’est pas la mère, n’est pas le grand-père, n’est pas l’enfant, n’est pas le fils ou la fille : le père est père et n’est pas autre chose. La mère est mère et n’est pas autre chose. Chacun est censé faire ce qui lui correspond, et dans la famille il y a un ordre naturellement établi, ce qui permet à la famille d’atteindre son but.
Parce que la Révolution détruit tout ordre, elle doit donc détruire toute distinction : pas seulement au niveau de la famille, mais au niveau de toute la société. Mais pourquoi cette volonté de détruire ? Essayons de voir ces principes d’une façon théologique. Pourquoi la Révolution a‑t-elle besoin de détruire toute distinction ?
Parce que toutes les distinctions, d’une manière ou d’une autre, dérivent ou mènent à la distinction la plus fondamentale : celle qu’il y a entre l’humain et le divin, entre Dieu et l’homme. La première révolution commence avec Lucifer, qui n’accepte pas la distinction qu’il y a entre lui et Dieu. Tout l’effort du modernisme, qui mélange le surnaturel et le naturel, est une manifestation de cette révolution. La conscience humaine divinisée, c’est une autre manière de supprimer cette distinction fondamentale : par là, l’homme devient le principe du bien et du mal, le principe du vrai et du faux.
Dans cette perspective, toute distinction traditionnelle, liée au sens commun, doit être supprimée, car c’est une trace de la distinction fondamentale qu’on a évoquée, un écho de la distinction première et ultime entre l’homme et Dieu : ces distinctions sont partie intégrante d’un ordre rejeté, et qu’il faut reconsidérer de fond en comble. Très souvent on intervient alors sur le langage : on interdit certaines expressions, certains mots ne peuvent plus être utilisés, on les diabolise, surtout lorsqu’il s’agit d’expressions qui expriment les distinctions traditionnelles.
Prenons un exemple très concret : les distinctions traditionnelles entre le maître et l’élève, le patron et l’ouvrier, les parents et les enfants, les prêtres et les laïcs, les distinctions entre les différents peuples, entre les différents crédos religieux… Ces distinctions sont supprimées ou reconsidérées. L’accent est mis sur ce que les hommes ont en commun : la terre, la Maison commune, la dignité de l’homme, les droits de l’homme, etc.
Mais concrètement, quelle est la dernière distinction à détruire ? La distinction la plus enracinée dans la nature physique de l’homme et des animaux ? Celle qui est sortie directement des mains de Dieu le jour de la création ? Quelle est cette distinction ? Il le créa homme et femme [2]. Dieu créa les animaux mâle et femelle. L’homme et la femme : cette distinction est la plus immédiate, la plus évidente. Et à cette distinction sont liées des fonctions bien précises, des rôles bien déterminés.
Si vous supprimez cette distinction, ou si le monde n’arrive plus à la comprendre, essayez d’expliquer la beauté de la paternité, émanation, application ici sur terre de l’autorité de Dieu. C’est très beau, c’est un concept qui est révélé, c’est saint Paul qui le souligne. Un père de famille qui conçoit sa mission comme le prolongement de celle de Dieu sur la création, c’est très noble… Mais tout cela devient incompréhensible et doit être détruit. On veut arriver à une humanité où l’on ne comprend plus qui est homme et femme, mâle et femelle. On veut arriver à supprimer cette distinction, en tout cas dans les esprits.
C’est donc un processus qui vient de loin, qui a une raison très précise. Il faut le comprendre avec tous ses tenants et ses aboutissants. Il y a derrière tout cela une volonté qui est diabolique. Au sens théologique et profond du terme. C’est Satan qui le premier refuse cette distinction : il veut que tout le monde, sans exception, aille dans le même chemin : « Vous serez comme Dieu [3] ».
Et la suppression de toutes ces distinctions, en particulier la dernière, mène à l’autodestruction de l’humanité. Une humanité où il n’y a plus de père, plus de mère, parce qu’on ne sait plus ce qu’est un père, une mère, un homme ou une femme, c’est une civilisation qui est destinée à s’éteindre. Elle ne peut pas continuer. Pourquoi ? Parce que Satan est homicide. Dès le commencement, il essaye de tromper l’homme pour le faire périr. Et il y parvient. Tout le monde aujourd’hui doit accepter ces principes, et la suppression de ces distinctions – bien sûr avec des nuances, des tolérances, car il faut habilement cacher le jeu. Tout le monde aujourd’hui est obligé d’accepter, d’une manière ou d’une autre, la suppression de ces distinctions, et donc de l’ordre qu’elles supposent.
Or, pourquoi y a‑t-il eu l’Incarnation ? Pourquoi y a‑t-il l’Église ? Quel est le rôle de l’Église ? Quel est le rôle du pape ? C’est justement de combattre cela. C’est de rappeler quelles sont les distinctions : la première, entre l’homme et Dieu, et toutes celles qui en découlent, tout ce qui s’ensuit. Reconstruire cet ordre détruit par le péché, par la Révolution qui en est l’écho dans l’Histoire, c’est là la mission de l’Église, la raison de l’Incarnation.
Mais que font les hommes d’Église ? Non seulement ils vont dans le même sens que le monde contemporain, mais ils donnent aujourd’hui leur bénédiction. C’est ici que l’on comprend la portée de la gravité de Fiducia supplicans. Il est important que chacun d’entre nous fasse un effort pour comprendre l’enjeu de ce qui se passe aujourd’hui. Cet agenda est là. Peu importe que cette bénédiction, on la donne ou on ne la donne pas ponctuellement, parce que ce n’est pas le moment, peut-être plus tard, peut-être pas en Afrique… le problème est beaucoup plus grave. Les hommes d’Église ont béni cela. Comment l’expliquer ?
V. Le pape François est-il le seul responsable ?
Il fallait y arriver. On est scandalisé, mais on n’est pas trop surpris. Pourquoi fallait-il y arriver ? Parce que la morale est fille du dogme, fille de la foi, et non l’inverse. Je définis mes règles de conduite en fonction de ce que je crois être l’homme, Dieu, l’âme, le péché, la rédemption. C’est en fonction de ce que je crois être vrai que je vais établir mes règles de comportement.
Prenons l’exemple de la liberté religieuse, la plus éclatante expression de l’erreur moderne, de la décadence du dogme et de la foi. La liberté religieuse est prêchée depuis soixante ans, depuis le Concile. Que voulez-vous ? Si on a la possibilité de choisir son Dieu, de choisir sa propre idée de Dieu, ou aucune idée de Dieu, a fortiori on choisit ses règles de comportement, sa morale, et on choisit ce que l’on veut être. On choisit si l’on veut changer et être autre, si l’on n’est pas content de ce que le bon Dieu nous a donné ou de la façon dont il nous a faits – selon des idées bizarres sur la loi naturelle par exemple. Pourquoi pas ? Puisque l’on peut choisir son propre Dieu, sa propre religion – c’est l’Église qui maintenant l’enseigne –, a fortiori on peut choisir tout autre chose, on peut choisir avec qui on va vivre, et avec qui on va fonder une famille, ou une espèce de famille.
L’œcuménisme est un autre exemple. Qu’est-ce que l’œcuménisme ? C’est le libertinage entre les religions ! Et donc nécessairement, si l’on est imprégné de cet esprit, tôt ou tard le libertinage des mœurs va suivre. La morale est fille du dogme. Le dogme a été détruit depuis longtemps. Nécessairement il fallait en tirer les conclusions. Et le pape François le fait d’une façon assez logique. Mais le problème ne commence pas avec lui.
Voilà le rôle de la Fraternité. C’est d’aller aux causes, d’aller aux principes, de revenir aux principes.
VI. Un signe des temps
Existe-t-il des éléments, dans cette trame, qui soient propres à la crise de l’Église que nous vivons ? De fait, il y a quelque chose de nouveau, il faut le reconnaître.
J’en évoque seulement un : c’est l’aveuglement de l’esprit. On vit dans un moment où les hommes d’Église sont aveugles. Ils n’ont même plus l’inquiétude de se demander s’ils sont en continuité ou en discontinuité avec la Tradition, pour résoudre certaines questions… Tout cela est déjà dépassé. C’est l’aveuglement le plus total. C’est le pire des châtiments. L’aveuglement de l’esprit est un châtiment de Dieu. C’est la réponse de Dieu qui se retire, qui retire sa lumière. C’est la réponse de Dieu qui reste en silence.
Pourquoi ? Parce que pendant soixante ans on n’a pas voulu l’écouter. Alors Dieu se retire et il montre à tous les hommes de bonne volonté ce qui arrive sans lui ; il montre les conséquences de ce retrait. C’est le châtiment de celui qui est pris par le monde, qui cherche constamment la commodité offerte par le monde, et surtout la commodité avec le monde lui-même. Tôt ou tard il devient aveugle. Le monde aveugle par ses subtilités. Le monde aveugle l’esprit et détruit la volonté. C’est inéluctable : ou l’on condamne tout ce qu’il y a de mal dans le monde, ou l’on se laisse prendre, et tôt ou tard on devient aveugle.
De là s’ensuit la perte totale du sens surnaturel, du jugement droit ; et pas seulement du jugement sur les réalités surnaturelles, sur la Trinité, sur la Rédemption… Non, on est ici en train de perdre le jugement même sur des réalités naturelles. On n’est plus capable de comprendre les distinctions les plus élémentaires, évidentes, qui sont inscrites dans la nature humaine. On n’est plus capable de les défendre pour ce qu’elles signifient : c’est proprement l’aveuglement de l’esprit.
Soixante ans d’erreurs, de chaos, de mensonges. Soixante ans de fléchissement face au monde. Voilà où l’on arrive. Voilà ce qu’on bénit.
VII. Du primat de la conscience à la primauté du Christ-Roi
Y a‑t-il une solution ?
Oui ! La première est de croire à la grâce.
Ce souci de plaire au monde, cette crainte de le contredire, procèdent d’une vision des choses purement naturelle, purement politique. C’est pour cela que j’ai insisté sur ce terme. C’est une vision qui est purement humaine, une vision dans laquelle la grâce n’intéresse plus. Elle est exclue. On n’y croit plus !
Et le monde contemporain continuera nécessairement dans la direction prise, parce qu’il n’y a pas d’élément surnaturel capable de le changer. Il n’y a pas la grâce. Il n’y a pas de rédemption capable de renouveler ce monde. La rédemption désormais signifiera autre chose.
Il faut croire à la grâce.
Et l’autre solution qui va avec, qui est la conséquence de notre foi dans la grâce, c’est une solution sur laquelle Mgr Lefebvre insistait à chaque occasion, à chaque sermon. C’est la quintessence du trésor qu’il nous a légué. C’est une solution très simple, à condition de bien la comprendre et de s’y consacrer totalement.
C’est le Christ-Roi.
Il faut revenir au Christ-Roi.
On a vu qu’il s’agissait bien d’un problème politique, qui touche le monde et qui touche l’Église.
Revenir au Christ-Roi.
Roi des intelligences, en premier lieu. Roi des esprits. Le seul capable d’éclairer surnaturellement et naturellement. On a vu comment, si l’on perd la lumière surnaturelle, tôt ou tard on perd la lumière sur les choses naturelles les plus évidentes.
Et roi des cœurs. Roi du vrai amour, de la vraie charité. C’est cela qui manque. Tout le monde parle d’amour, mais si on perd la notion de charité, si on perd la notion de rédemption, si on perd la notion de Dieu, vous voyez comment le mot « amour », même à l’intérieur de l’Église, peut acquérir des significations scandaleuses. On appelle amour ce qui n’est pas l’amour. On bénit l’amour, quel amour !
Roi des intelligences, roi des cœurs, de la vraie charité… et roi des peuples. Voyez l’inconsistance de tous ces faux principes bénis par l’Église, par rapport aux conséquences, aux résultats : jamais le monde n’a été dans une situation aussi catastrophique. Le monde est en guerre… et il n’y a personne dans l’Église qui dise que la solution est dans le Christ-Roi. Pourquoi ? Parce qu’ils ont perdu la lumière surnaturelle, et avec elle, la lumière naturelle.
La question de la paix, le problème politique au sens le plus noble du mot, inclut une vision de l’homme, de l’histoire, elle inclut un programme. Et dans notre situation, dans la situation présente de l’Église, on comprend encore mieux la primauté du Christ-Roi ; on comprend mieux à quoi l’abandon de cette doctrine, de ce dogme, de ce principe… on voit à quoi tout cela a mené : à la destruction de tout ordre, dans l’Église et dans le monde.
Le Christ-Roi n’est pas une idée abstraite. Ce n’est pas un rêve. Ce n’est pas une chimère. C’est le seul moyen donné à l’Église pour restaurer toute chose. Et il est donné seulement à l’Église, c’est là le paradoxe qui lui est devenu incompréhensible depuis qu’elle se veut non seulement dans mais du monde. Le Christ-Roi est le moyen que l’Église seule peut comprendre et offrir aux hommes. C’est son trésor. C’est la quintessence de sa doctrine sociale. C’est bien à elle que la royauté du Christ a été confiée. Elle seule peut la prêcher et la faire fructifier. Par elle seule le Roi des rois peut régner sur les hommes, Lui qui est la Voie, la Vérité, la Vie [4].
Source : Courrier de Rome/Dici – FSSPX.Actualités
- Instrument de travail pour la première session du synode sur la synodalité (octobre 2023), « Élargis l’espace de ta tente ».[↩]
- Gn 1, 27–28 : « Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre ». Mt 19, 4 : « Il répondit : N’avez-vous pas lu que le créateur, au commencement, fit l’homme et la femme ». Mc 10, 6 : « Mais au commencement de la création, Dieu fit l’homme et la femme ».[↩]
- Gn 3, 4–5 : « Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal ».[↩]
- Cf. Jn 14, 6.[↩]