Lettre aux parents, amis et bienfaiteurs de l’ISPX – Mars 2009
+ Paris, le lundi 16 mars 2009
Chers parents, bienfaiteurs et amis,
« La culture latine est le résultat de la double influence exercée sur les esprits, pendant des siècles, par l’enseignement des humanités et par l’Église. C’est l’abandon de la culture latine ainsi entendue qui explique pourquoi les générations nouvelles, pétries de culture moderne au détriment de l’antique, n’ont plus le goût, ni même le sens des idées abstraites. »
Ainsi s’exprimait le Père Gillet, op, dans l’avant-propos de l’un de ses ouvrages, Culture latine et ordre social [1]. Pourtant, les idées abstraites ne manquent pas dans les discours des hommes politiques et dans les débats contemporains. Selon les circonstances, quelques drapeaux sont agités pour mobiliser l’électorat au moment des élections et entretenir au beau fixe le baromètre des sondages, entre deux scrutins : « l’intérêt général », « la solidarité », « le progrès », « la Nation », « la République » sont autant de sésames qui se déclinent à l’infini selon une variété propre aux habiles techniciens de la langue de bois. Il est vrai que les techniques de communication et l’influence de la publicité sur le contenu et la forme des discussions prennent de plus en plus le pas sur la confrontation des idées. Il faut, certes, pallier l’indigence de la pensée politique tant de ceux qui en font pourtant leur gagne-pain que de ceux auxquels ils s’adressent. On se réfugie alors dans l’anecdotique, le singulier, l’individuel, autant d’objets de connaissance qui se limitent au singulier ou au particulier alors que l’intelligence se repose dans les idées plus universelles.
Le caractère universel d’une idée vient du fait que, dans la connaissance des choses, l’intelligence fait abstraction des données concrètes et individuelles de ce que l’on connaît pour n’en retenir que ce qui est commun ou universel à tous les représentants d’une espèce donnée. Si je dis « ceci est une table », c’est que je reconnais dans l’objet qui s’offre à mes yeux les caractéristiques propres à tout ce que l’on désigne du nom de table. Et si j’ignore ce qu’est un objet ou un être que je n’ai jamais vu, je dirai : « Qu’est-ce que c’est ? » Je chercherai à posséder la connaissance de la nature de cette chose, désignée par un nom précis, laquelle nature me donnera les caractéristiques essentielles et universelles de toutes les choses qui portent légitimement ce nom.
Or, on renonce à l’universel car on s’est résigné à ne plus l’atteindre. Et l’on s’est résigné à ne plus l’atteindre parce que l’on a appris à douter de pouvoir l’atteindre. C’est tout le problème de la philosophie idéaliste. On est loin d’un Platon qui faisait la chasse aux essences, aux définitions, à la connaissance de la nature des choses et des Idées. Aristote non plus ne fait plus recette. L’abstraction, acte propre de l’intelligence qui saisit l’essence des choses et qui les fait exister dans l’intelligence à l’état d’idées n’est plus de mise. On se réfugie donc dans la sensation, seule connaissance encore accessible et si sujette à la mobilité qu’elle charme par sa variété et ses promesses d’un avenir toujours possible. Et pourtant, en ne se limitant plus qu’au singulier, en exacerbant la réalité de l’ego, dans un véritable égocentrisme, l’homme moderne renonce sans y prendre garde à toute forme de science, car « il n’y a de science que de l’universel.»
Ne prétendant plus à l’universel, l’homme moderne s’applique à revendiquer son individualité, son « vécu » personnel. D’où la floraison des « blogs », des étalages d’opinions sur les « forums » de discussion ; on se raconte, on s’exhibe, on crie à qui veut l’entendre ou qui veut bien le lire que l’on existe et que l’on veut se faire reconnaître comme existant. On se convainc que l’on existe parce que l’on est présent sur le Web, sur l’immense Toile d’araignée qui réunit toutes ces entités isolées ; on tisse d’autre liens d’amitiés fictives ou réelles, virtuelles, par l’envahissant Facebook, phénomène d’une société qui révèle cette criante peur de se retrouver seul avec soi-même ou face à sa destinée.
Solitaires dans un monde de communication planétaire, les individus découvrent le vertige du vide de leur existence. S’il n’y a pas de nature universelle, s’il n’y a pas de loi propre à cette nature, s’il n’y a pas de Dieu d’où cette loi naturelle émane, tout est possible : et surtout l’angoissante sensation de l’absurde. Pour se rassurer, on voudra bien s’accrocher à un dieu surgi de l’inconscient, de son moi profond. L’homme engendre son dieu et pense l’idée du divin comme l’enfant de sa raison.
Le modernisme religieux, dans ses formes contemporaines, fleurit volontiers sur un terreau si fertile : le doute de la connaissance de l’universel qui fait renoncer à toute métaphysique digne de ce nom, l’exaltation de la connaissance sensible, comme seule source de « certitude » engendrent une religion de l’affectif et des valeurs consensuelles. Il n’y a pas de vérité, sauf celle qu’il n’y en a pas. On ne craint pas de fouler au pied le principe d’identité ou de non contradiction. Le langage ne désigne plus le réel. La vérité est morte. A défaut de pouvoir connaître le réel, on s’enferme dans l’introspection individuelle et l’on en tire sa propre morale, ses propres règles de vie, et toute opinion, faute de mieux.
Or, la perte du sens de l’universel, l’ignorance de la nature des choses, le refus de la vérité objective découlent de cette destruction de la culture latine et chrétienne. Les destructeurs de cette culture et les ennemis de cette Église catholique qui l’avait pendant longtemps sauvegardée et enrichie font payer le prix fort.
Julien Benda, dans un article du journal Le Temps [2], affirmait :
« C’est l’Église qui, par son esprit de synthèse hérité de Rome, maintient parmi les hommes et au-dessus de leurs égoïsmes individuels une notion d’intérêt général, d’où sortira la régénération des États. Toutefois, l’Église sert – et très fortement – l’idée d’État par une voie qui lui est propre : par ses dogmes et ses rites, l’Église enseigne la croyance en la réalité des universaux. Or, l’État est, au fond, un universel réalisé. »
Il reconnaissait le lien entre la perte du sens de l’universel et l’incapacité de l’homme à penser certaines réalités politiques ou sociales, fondées justement sur des concepts et des réalités universelles, ce qui va jusqu’à entraîner jusqu’au désordre social. Il est donc vrai que toute idée abstraite n’est accessible qu’aux esprits capables d’abstraction, formés à son école. En d’autres termes, à ceux qui ont reçu la culture classique.
« L’idée d’intérêt général, l’idée d’État est une idée romaine. Ne la forment vraiment que les esprits imbus de culture latine. » [3]
D’où l’importance et la nécessité de continuer à former les esprits dans la richesse de la culture classique. D’où le danger de voir les hommes d’Église d’aujourd’hui s’aligner sur les erreurs jusque-là condamnées : erreurs philosophiques, systèmes philosophiques qui engendrent des erreurs théologiques, lesquelles amplifient le mouvement de désagrégation des esprits au sein même de ses fidèles.
Ces quelques réflexions mettent en lumière l’urgence du maintien des humanités classiques dans notre Institut Universitaire Saint-Pie X. La formation culturelle et chrétienne qui y est délivrée a une incidence sur la compréhension du monde et sur son orientation future, de la part des jeunes adultes qui y prendront demain leur part de responsabilité. Et surtout chez les jeunes hommes que l’on souhaiterait voir davantage comprendre les enjeux du monde de demain et donc plus nombreux à étudier la philosophie.
Dans un monde qui cultive la superficialité, l’éphémère, le sensible et l’instantané, au détriment de la pensée et de la saisie de l’universalité, nous nourrissons les intelligences des vérités éternelles, naturelles et révélées. L’histoire enracine dans le temps. La philosophie donne accès aux causes premières des choses, à la saisie des essences. Les lettres, enfin, atteignent également à l’universel mais par la voie poétique et par le biais de l’œuvre de l’imagination. (Cf. extrait du Père Calmel, page 4)
Dans un monde qui glorifie l’action et méprise la contemplation, qui exalte la matière et renie la finalité des choses, qui refuse les autorités et cultive l’individualisme, nous apprenons la vie et l’expérience de ceux qui nous ont précédés, dans l’intelligence et au contact de la réflexion des philosophes, mais aussi sous le charme des œuvres littéraires qui délivrent, selon le mode qui leur est propre, la compréhension des intuitions métaphysiques des auteurs. Nous réconcilions l’homme avec luimême, avec son passé, nous le disposons à écouter et recevoir les réponses aux questions qu’il s’est posées et l’ouvrons ainsi aux lumières de la Révélation.
Nous avons donc à persévérer dans cette transmission de la culture chrétienne. Il en va de l’avenir de la société et de l’Église. Et c’est à cette tâche que nous vous invitons de collaborer par le soutien que vous pourrez nous accorder, soit par vos dons, soit par l’écho et la diffusion de cet idéal dont vous serez porteurs autour de vous. Nous le savons, la crise financière touche directement ou indirectement les ressources de chacun. Mais elle ne saurait en aucun cas atteindre notre capacité d’espérance, notre recours à la prière pour que le Ciel continue de nous assister dans cette tâche surhumaine de préservation et de diffusion de la culture chrétienne. C’est pourquoi nous osons vous remercier par avance de l’aide généreuse que vous pourrez nous apporter, quelle qu’en soit la forme. Nos prières reconnaissantes vous accompagnent.
Abbé Philippe Bourrat+ , Recteur
Lettre aux parents, amis et bienfaiteurs de l’ISPX de mars 2009