Paul Vigneron, dans son Histoire des crises du clergé français contemporain, raconte qu’en 1872, un prêtre de 54 ans, Isaac Hecker, originaire de New-York et converti du protestantisme, effectue des séjours de repos en Europe afin de guérir une maladie qui affecte son système nerveux. Il faut dire qu’il s’est donné sans compter à son apostolat et au développement d’une petite congrégation, les Paulistes, dont il est le fondateur.
Un constat
En traversant les pays du vieux continent, le Père Hecker est frappé par les persécutions soulevées contre les catholiques. Un fait le scandalise : dans les Etats peuplés en grande majorité de catholiques, une poignée d’incrédules mène à sa guise la politique, l’éducation et les arts. Pourquoi les catholiques se laissent-ils faire ? Dans un mémoire, il explique que la vie spirituelle à laquelle on les forme ne correspond plus aux besoins du temps, l’initiative individuelle est réprimée. Ce type de dévotion était bon au XVIIe siècle pour lutter contre le protestantisme qui exagérait l’indépendance personnelle, mais aujourd’hui la spiritualité catholique néglige l’énergie. Pas d’énergie, pas de succès politique ni apostolique.
Une tentative de remède
Le Père Hecker pense qu’il y a trois priorités pour permettre à l’Eglise d’aborder le monde moderne. Tout d’abord, ne pas trop chercher à développer les vertus chrétiennes, mais faire confiance à l’Esprit-Saint qui saura nous diriger selon les circonstances. Ensuite, admettre qu’il y a une hiérarchie des vertus. Les vertus « passives » (humilité, obéissance) ont eu leur raison d’être autrefois, maintenant il faut surtout développer les vertus « actives » telles l’audace, la ténacité. Enfin, depuis la proclamation de l’infaillibilité pontificale en 1870, l’autorité de l’Eglise ne court plus de risques, chaque chrétien doit pouvoir se conduire librement au milieu de la modernité selon le souffle de l’Esprit.
Fin 1874, le Père Hecker envoie son mémoire au Vatican qui lui interdit immédiatement de le publier. Il est malgré tout édité à Londres sans nom d’auteur. Le Père meurt en 1888, après seize ans de souffrances physiques terribles, il dira : « oh ! quel était mon orgueil et ma vanité ! Ces longues années de délaissement de la part de Dieu m’en ont guéri ». Tout va-t-il s’arrêter là ? Malheureusement le mal est fait, ses idées se répandent partout, l’épiscopat américain rêve de le faire canoniser comme prophète du dynamisme. Un archevêque du Minnesota, Mgr Ireland, répand cette pensée en France, il soulève l’enthousiasme : faites comme le peuple des Etats-Unis, ne soyez pas recroquevillés sur le passé, débarrassez-vous du poids des coutumes surannées, soyez de bons citoyens modernes et aimez la Démocratie ! Avec une pointe de mépris, Mgr Ireland affirme que la prière est souvent un refuge pour la mollesse et la lâcheté, que le catholique d’aujourd’hui est bien trop résigné à ce qu’il croit être la volonté de Dieu. Ainsi, au nom d’une efficacité apostolique un peu béate, on remet en cause les fondements de la spiritualité et de la prière : c’est cela l’américanisme.
Réaction pontificale
Le Pape Léon XIII condamne cette erreur dans sa lettre du 22 janvier 1899 au cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore. Afin de « sauvegarder l’intégrité de la foi et garantir la sécurité des fidèles », il réprouve l’opinion selon laquelle « il faut que l’Eglise s’adapte davantage à la civilisation d’un monde parvenu à l’âge adulte », ainsi que ceux qui « soutiennent qu’il est opportun, pour gagner les cœurs des égarés, de taire certains points de doctrine comme étant de moindre importance, ou de les atténuer au point de ne plus leur laisser le sens auquel l’Eglise s’est toujours tenue ». Le Saint-Père condamne « ces amateurs de nouveautés qui vantent outre mesure les vertus naturelles comme si elles répondaient davantage aux mœurs et aux besoins de notre temps », ceux qui divisent « en deux classes toutes les vertus chrétiennes : les passives et les actives », et il termine en faisant l’apologie de la vie religieuse. Mgr Turinaz, évêque de Nancy, se fait le relais de cette lettre en France, il écrit dans une brochure que « les plus grands périls de l’Eglise de France ne viennent pas du dehors, mais de doctrines fausses et dangereuses qui atteignent la foi elle-même. Ils viennent de tentatives qui ont pour résultat de rompre les liens de la discipline, de transformer l’esprit et l’éducation des séminaristes et des jeunes prêtres ».
Force est de constater que 120 ans après la salutaire condamnation portée par Léon XIII, l’américanisme demeure toujours d’actualité.
Abbé Gabin Hachette
Sources : Le Carillon n°191