Une année ignacienne

Deux anni­ver­saires marquent l’année, les 500 ans de la conver­sion de saint Ignace de Loyola après le siège de Pampelune (20 mai 1521) et les 400 ans de sa cano­ni­sa­tion (12 mars 1622)

Ignace est né en 1491 dans le châ­teau des Loyola au sein d’une famille de la noblesse basque espa­gnole alliée à la Castille, dont il est le 13e enfant. Ses parents l’é­duquent dans la foi chré­tienne et l’hon­neur che­va­le­resque, non sans ambi­tions mon­daines. Il connaît deux grandes épreuves, per­dant suc­ces­si­ve­ment sa mère alors qu’il n’a que 7 ans puis son père à l’âge de 15 ans. Devenu orphe­lin, ses frères l’en­voient com­plé­ter son édu­ca­tion auprès de Velasquez, ministre des Finances du roi Ferdinand d’Aragon. Jusqu’à 26 ans, Ignace se livre à tous les excès de son tem­pé­ra­ment, recher­chant la gloire des armes et sédui­sant les dames. Son pre­mier bio­graphe, Ribadeinera, le décrit comme « un sol­dat déré­glé et vain ». Mais une pre­mière décep­tion l’at­teint : après la mort de Ferdinand en 1516, son petit-​fils Charles Quint lui suc­cède et Velasquez, le pro­tec­teur d’Ignace, tombe en dis­grâce. Ce fut une occa­sion de réflé­chir à la fra­gi­li­té des faveurs mondaines.

Ô heureux boulet de canon français

Lorsqu’il était roi d’Aragon, Ferdinand avait enva­hi la Navarre, y pla­çant un vice-​roi. Charles Quint a pris la suite, mais François Ier cherche à l’af­fai­blir. A 26 ans, Ignace arrive au ser­vice du vice-​roi de Navarre. Or, en mai 1521 les Communeros navar­rais se sou­lèvent, sou­te­nus par les Français. Ils sont 13 000 à sié­ger devant Pampelune, face à un mil­lier de défen­seurs, dont Ignace, au ser­vice du vice-​roi. A un contre treize, la lutte est inégale ; mais Ignace s’en­ferme avec les plus braves dans la cita­delle pour tenir jus­qu’au bout. Le soir du siège, il avoue hum­ble­ment ses nom­breux péchés de colère, de vio­lence et de chair à un sol­dat faute de prêtre confes­seur dans la cita­delle. Le but est de s’ex­ci­ter à la contri­tion face à une mort pro­bable, pro­met­tant s’il en réchappe d’al­ler ensuite au confes­sion­nal. Dans la bataille, un bou­let de canon atteint Ignace, lui bri­sant une jambe. Ses com­pa­gnons se rendent. Le bles­sé est rapa­trié chez lui un mois après ; mais il est mal soi­gné. Ignace tient tou­jours au métier des armes, il fait ten­ter une opé­ra­tion sans anes­thé­sie – une « bou­che­rie », dira Ignace – qui le conduit aux portes de la mort et néces­site les der­niers sacre­ments. Il sur­vit contre toute attente, mais les os de la jambe se res­soudent mal, s’il veut por­ter les bottes à la mode d’a­lors, il faut recom­men­cer la ter­rible opé­ra­tion. Sans hési­ter, Ignace accepte plu­tôt que d’a­voir quelque chose de dis­gra­cieux en lui. Il n’empêche que par la suite il gar­de­ra tou­jours une légère claudication.

Cloué au lit, astreint à une longue conva­les­cence, Ignace demande des romans de che­va­le­rie, mais il n’y a que des livres pieux. Pour occu­per le temps, il se rési­gna à s’y plon­ger. Dans la Légende dorée de Jacques de Voragine, Ignace découvre des vies de saints qui finissent par enthou­sias­mer son âme de che­va­lier, le roi d’Espagne et sa cour ne lui suf­fisent plus. Il exa­mine ses pen­sées et leurs consé­quences. Quand il se met à rêver d’une jeune femme de la cour qu’il aimait et de la place qu’il tien­drait dans le monde, cela l’exalte mais le laisse ensuite vide et mal­heu­reux ; au contraire, la pen­sée de suivre les saints l’emplit d’une joie pro­fonde et stable. A la lec­ture de la Vie du Christ de Ludolphe le Chartreux son cœur géné­reux s’en­flamme de l’a­mour de Dieu. Par le secours de la grâce, voi­ci que le vaillant capi­taine se met à pleu­rer à grosses larmes, plein de dégoût pour sa vie pas­sée. Une nuit où il prie, Ignace pro­met à la Sainte Vierge de se gar­der tou­jours pur et de ne vivre désor­mais plus que pour Notre-Seigneur.

Trouver la volonté de Dieu

Ignace sou­haite s’embarquer pour un pèle­ri­nage en Terre Sainte, mais le moment n’est pas pro­pice. Le 23 mars 1522, sur les hau­teurs de Montserrat, monas­tère fon­dé au VIe siècle où l’on prie la sta­tue mira­cu­leuse de la « Vierge noire », il fait une confes­sion géné­rale et donne ses habits à un pauvre. Près de l’au­tel de la Vierge Marie, il dépose défi­ni­ti­ve­ment son épée à la grille de la cha­pelle. Le voi­ci enrô­lé dans une autre armée, celle du Christ-​Roi. Ignace s’ar­rête ensuite à Manrèse où il veut prier et faire péni­tence en s’oc­cu­pant des malades, ne vivant que d’au­mônes. Mais le démon attaque, il tra­verse une nuit spi­ri­tuelle, des tem­pêtes inté­rieures l’as­saillent, il est par­fois déses­pé­ré, ron­gé de scru­pules, assailli de phan­tasmes ten­ta­teurs. Un confes­seur domi­ni­cain lui est d’un grand secours. Il touche le fond, sai­sis­sant com­bien nous sommes impuis­sants par nous-​mêmes, misé­rables par nos péchés. Ignace met plus de mesure dans sa péni­tence et contre l’at­taque à chaque ten­ta­tion. Enfin, par la grâce de Dieu, la lumière et la paix reviennent ; il se repose dans la contem­pla­tion de la Sainte Trinité et sai­sit avec pro­fon­deur les véri­tés de foi. C’est à ce moment de sa vie qu’l­gnace met par écrit un manuel spi­ri­tuel – ins­pi­ré par Notre-​Dame – pour ceux qui veulent se libé­rer des attaches déré­glées, mettre en ordre leur exis­tence et trou­ver la volon­té de Dieu dans leur vie. Ce sont les célèbres Exercices spi­ri­tuels. De la médi­ta­tion de l’en­fer à celle de la vie éter­nelle, les prin­cipes et fon­de­ments de toute exis­tence humaine sont posés avec une clar­té remar­quable : l’homme est ici-​bas pour louer, ado­rer et ser­vir Dieu.

Après dix mois pas­sés à Manrèse, Ignace reprend son bâton de pèle­rin pour rejoindre Jérusalem. Sa ver­tu de force et son carac­tère bouillant se mani­festent. Déjà, lors­qu’un musul­man par­la avec irres­pect de la Vierge Marie sur le che­min de Montserrat, Ignace déci­da de l’oc­cire pour ven­ger l’hon­neur de la Mère de Dieu avant que la Providence ne lui mani­feste son inten­tion contraire. Maintenant, sur le che­min de Jérusalem, lors d’une étape à une ferme, une femme et sa fille sont mena­cées d’a­gres­sion par des sol­dats. Ignace se fâche avec tant d’éner­gie que tous sont effrayés et s’en tiennent là. Le voyage est long, à Rome il reçoit la béné­dic­tion du pape Adrien IV avec un groupe de pèle­rins. A Venise, le Christ lui appa­raît. Ignace par­vient à Jérusalem le 3 sep­tembre 1523. La domi­na­tion turque s’exerce, les pèle­rins sont escor­tés par des sol­dats et les fran­cis­cains sont char­gés de les gui­der. Ignace est dans l’al­lé­gresse de voir Bethléem, le Cénacle, le Golgotha, le mont des Oliviers. Il vou­drait s’ins­tal­ler là pour conver­tir les musul­mans mais le pro­vin­cial fran­cis­cain s’y oppose. Ignace doit repar­tir le 23 sep­tembre, non sans d’a­bon­dantes grâces reçues. Il décide de se mettre à étu­dier pour tra­vailler au salut des âmes et c’est ain­si qu’à 33 ans il se retrouve sur les bancs d’é­co­liers à apprendre les bases de la gram­maire et du latin à Barcelone. Pour étu­dier la logique et la théo­lo­gie, Ignace se rend à Alcala en 1526, de nom­breuses per­sonnes viennent l’é­cou­ter, des étu­diants débau­chés changent de vie. D’autres prennent ombrage de son influence, le confondent avec les héré­tiques « Illuminés » que l’in­qui­si­tion com­bat ou encore avec les juifs mal conver­tis, les conver­sas. Des enquêtes sont menées sur son apos­to­lat, il passe qua­rante jours en pri­son : on l’ac­cuse d’a­voir impru­dem­ment conseillé une femme dans ses péni­tences. Finalement dis­cul­pé, une sen­tence lui inter­dit d’en­sei­gner les véri­tés de foi avant d’a­voir étu­dié quatre ans. A Salamanque, Ignace est à nou­veau convo­qué par l’in­qui­si­tion (une œuvre d’Église trop sou­vent cari­ca­tu­rée par les anti­clé­ri­caux alors qu’elle pré­ser­va de grands périls la foi des espa­gnols). Après trois semaines, Ignace est encore une fois relâ­ché car son ensei­gne­ment est irréprochable.

Le serment de Montmartre

Notre saint arrive en 1528 à Paris. Face à la sco­las­tique, la pen­sée paga­ni­sante d’Érasme et l’hé­ré­sie de Luther tentent de cor­rompre les âmes. Ignace s’ins­crit à l’Université de Paris, la célèbre Sorbonne, drai­nant alors 15 000 étu­diants catho­liques de toute l’Europe. Un des pre­miers his­to­riens jésuites, écrit de la Compagnie de Jésus : « L’Espagne lui a don­né un père dans saint Ignace, la France une mère dans l’Université de Paris. » Ignace dis­pose de 25 écus pour cinq ans, mais un Espagnol, à qui il a confié la somme, la dila­pide ! Ignace par­donne et loge quelques temps à l’hos­pice, devant conci­lier men­di­ci­té et tra­vail sco­laire. Pour son cur­sus de phi­lo­so­phie et de théo­lo­gie, il se met en colo­ca­tion avec deux étu­diants qui devien­dront ses dis­ciples : Pierre Favre (28 ans), savoyard, et François de Xavier (27 ans), gen­til­homme navar­rais. Ce der­nier, très fier et ambi­tieux, s’en­tend deman­der par Ignace : « A quoi te sert de gagner la richesse, les hon­neurs et le monde, si tu viens à perdre ton âme ? » Il fini­ra conquis par les Exercices, puis plus tard ira évan­gé­li­ser les Indes et le Japon. Nommé patron des Missions, saint François Xavier sera cano­ni­sé en 1622 le même jour qu’l­gnace. Le groupe des dis­ciples igna­ciens compte au bout de quelque temps sept com­pa­gnons, s’y sont joints trois espa­gnols, Jacques Lainez (22 ans), Alphonse Salmeron (19 ans), Nicolas Alphonse (25 ans), sur­nom­mé Bobadilla, et un por­tu­gais, Simon Rodriguez d’Azendo (24 ans). Sur une pente de Montmartre, une cha­pelle abrite le lieu du mar­tyr de saint Denis. Le 15 août 1534, jour de l’Assomption de Notre-​Dame, Pierre Favre, deve­nu prêtre, y célèbre la messe et tous pro­noncent un vœu com­mun après une retraite de trente jours : tout quit­ter et par­tir pour Jérusalem, si cela est pos­sible, sinon aller là où le pape juge­ra que c’est le plus favo­rable à la gloire de Dieu et utile aux âmes. Rendez-​vous est don­né à Venise en 1537 afin que cha­cun puisse ter­mi­ner ses études. Auparavant, Ignace, épui­sé phy­si­que­ment, doit aller se repo­ser dans sa terre natale. Il enseigne le caté­chisme chaque jour et des foules viennent l’é­cou­ter, des conver­sions durables s’en­suivent, les concu­bi­nages disparaissent.

La société de Jésus

En jan­vier 1537 les com­pa­gnons, désor­mais au nombre de onze, se retrouvent en Italie et ren­contrent le pape Paul III, qui mani­feste son sou­tien et donne sa béné­dic­tion. A 46 ans, Ignace est ordon­né prêtre à Venise, en juin 1537. Afin de bien s’y pré­pa­rer spi­ri­tuel­le­ment, il attend plus d’un an avant de célé­brer sa pre­mière messe. Il prend la Sainte Vierge pour média­trice, la priant tous les jours de le « mettre avec son Fils ». Jusqu’alors Ignace n’a­vait eu d’autre but que de tra­vailler au salut des âmes avec ses com­pa­gnons, sans enga­ge­ment par­ti­cu­lier ; mais Dieu lui don­na des notions plus dis­tinctes de l’ins­ti­tut dont il devait être le fon­da­teur. La vision qu’il eut en 1537 avant d’ar­ri­ver à Rome, à envi­ron 15 km de la ville, le confor­ta en ce sens. Au car­re­four de la Storta, il entra dans une cha­pelle rus­tique. Dans le ciel ouvert, le Père éter­nel était appa­ru, avec le Christ devant lui, por­tant sa croix, et tous deux regar­daient amou­reu­se­ment Ignace. « Je veux que tu prennes celui-​ci pour ton ser­vi­teur », disait le Père. Le Christ d’in­ter­pel­ler Ignace : « Je veux que tu sois mon ser­vi­teur. » Et moi, reprit le Père, « je vous serai pro­pice à Rome ».

Tous se réunirent à Rome pour dis­cu­ter de la fon­da­tion d’une socié­té reli­gieuse. Pour cela, il fal­lait pré­pa­rer l’es­prit du pape qui répu­gnait à ajou­ter de nou­velles congré­ga­tions reli­gieuses à celles déjà exis­tantes. Ils réso­lurent qu’outre les vœux de pau­vre­té et de chas­te­té qu’ils venaient de faire à Venise, ils en feraient un d’o­béis­sance per­pé­tuelle à leurs supé­rieurs et un autre encore d’al­ler par­tout où le vicaire de Jésus-​Christ les enver­rait pour tra­vailler au salut des âmes (4 vœux chez les jésuites). Trois car­di­naux exa­mi­nèrent le pro­jet. Devant leurs réti­cences, Ignace redou­bla ses prières auprès de Dieu avec confiance, il lui pro­mit trois mille messes en recon­nais­sance et en action de grâces de la faveur qu’il espé­rait obte­nir. Son espé­rance ne fut pas trom­pée, Dieu per­mit que les héré­sies qui se mul­ti­pliaient en France, en Allemagne, en Angleterre et même en Italie, fassent juger aux trois car­di­naux que ce nou­vel ins­ti­tut inédit (reli­gieux non tenus au chant de l’of­fice divin au chœur) était néces­saire pour en arrê­ter la pro­pa­ga­tion. Le pape Paul III, approu­vant les conver­sions mer­veilleuses que fai­saient les dis­ciples d’Ignace dans les lieux où ils étaient employés, se déter­mi­na enfin à confir­mer le nou­vel ins­ti­tut et à lui per­mettre de rédi­ger ses Constitutions, ce qu’il fit par la bulle Regimini Ecclesiae mili­tan­tis du 27 sep­tembre 1540, don­nant à ce nou­vel ordre reli­gieux le nom offi­ciel de « Compagnie de Jésus ». Cinq ans plus tard, il mar­que­ra sa confiance en choi­sis­sant des jésuites pour le repré­sen­ter comme théo­lo­giens au concile de Trente (1545–1563).

A cette Société de Jésus il faut un supé­rieur géné­ral, le vote una­nime désigne Ignace mal­gré ses sup­pli­ca­tions durant plu­sieurs jours pour y échap­per. Le nou­veau géné­ral com­men­ça sa charge par faire le caté­chisme pen­dant 46 jours. Ignace reste à Rome d’où il dirige la Compagnie par d’in­nom­brables lettres, tra­vaille à conver­tir les juifs, fonde des œuvres pour recueillir les femmes per­dues, les jeunes filles aban­don­nées et les gar­çons orphe­lins. En 1550, Ignace a déjà envoyé des Jésuites en Espagne, Portugal, France (mal­gré de vives oppo­si­tions au départ), Allemagne, Italie, Inde, Congo, Ethiopie, Brésil (où les jésuites fondent les vil­lages de Rio de Janeiro et Sao Paulo). Ils sont un mil­lier répar­tis dans 25 mai­sons et col­lèges. Ignace amé­nage le long temps de for­ma­tion spi­ri­tuelle et intel­lec­tuelle néces­saire pour les novices, l’un d’eux est François de Borgia, vice-​roi de Catalogne, duc de Candie, veuf, entré à 40 ans au novi­ciat après s’être occu­pé de ses six enfants. Il devien­dra le second suc­ces­seur d’Ignace et sera cano­ni­sé. Saint Pierre Canisius sera aus­si l’un des jésuites qui fera recu­ler l’hé­ré­sie luthé­rienne en Germanie. En 1556, le car­di­nal Carafa devient le pape Paul IV, celui-​ci a un juge­ment méfiant envers la Compagnie et demande à Ignace de modi­fier ses Constitutions. L’épreuve est ter­rible, va-​t-​on la sup­pri­mer ? Ignace s’a­ban­donne entre les mains de Dieu, quoi­qu’il arrive, et fina­le­ment le pape n’in­siste pas. Ignace rend son âme à Dieu le 31 juillet 1556 dans la plus grande sim­pli­ci­té. Il sera cano­ni­sé le 12 mars 1622. Puisse son élan au ser­vice de Dieu et des âmes faire des émules !

Source : L’Hermine n° 63