Marcel Lefebvre : Une histoire suisse, in lesob​ser​va​teurs​.ch le 24 janvier 2013

Entretien accordé à lesob​ser​va​teurs​.ch par Jacques-​Régis du Cray,
réalisateur du film « Mgr Lefebvre, un évêque dans la tempête »

A cin­quante ans du Concile Vatican II, quelque mois à peine après les der­niers pour­par­lers entre Rome et la Fraternité saint Pie X, un jeune réa­li­sa­teur, Jacques-​Regis du Cray, revient sur la per­son­na­li­té de son fon­da­teur, l’évêque fran­çais Marcel Lefebvre, dans un docu­men­taire mêlant témoi­gnages et images d’archives, « Monseigneur Lefebvre, un évêque dans la tem­pête ». Un docu­ment essen­tiel pour com­prendre la nais­sance d’une contes­ta­tion qui n’a pas ces­sé 40 plus tard et qui, en son temps, avait bra­qué les camé­ras du monde entier sur la Suisse et sur le Valais.

Les Observateurs : Pourquoi une bio­gra­phie de Marcel Lefebvre à cin­quante ans du Concile Vatican II ? Qui est-​il pour vous ? Par ailleurs, vous pré­sen­tez un tra­vail d’archives des plus com­plets, com­bien de temps les recherches vous ont-​elles pris ?

Jacques-​Regis du Cray : Cette conco­mi­tance n’était pas cal­cu­lée. Elle est pure­ment for­tuite. Les pré­mices de ce pro­jet nous font remon­ter à 2005. Et le véri­table lan­ce­ment des tour­nages et de la rédac­tion du script a débu­té au prin­temps 2009. A l’origine, nous visions le ving­tième anni­ver­saire de la mort de Mgr Lefebvre, dis­pa­ru le 25 mars 1991, pour faire paraître notre film docu­men­taire. Ce sont les délais qui nous ont conduits à ter­mi­ner en sep­tembre 2012. Que cela tom­bât à l’époque où l’on com­mé­mo­rait le cin­quan­tième anni­ver­saire de l’ouverture de Vatican II n’est qu’un amu­sant clin d’œil de l’histoire. Quant à moi, je suis né en 1981. Par consé­quent, je n’avais pas dix ans lorsque Mgr Lefebvre est décé­dé. Aussi, l’ai-je essen­tiel­le­ment connu par les livres, par les témoi­gnages, et, bien enten­du, en dépouillant tous les entre­tiens et repor­tages que la télé­vi­sion lui consa­cra et qui som­meillent dans les dépôts d’archives audiovisuelles.

L’accès aux archives vous a‑t-​il été faci­li­té ou, au contraire, ren­du plus dif­fi­cile en rai­son du sujet ?

Il faut savoir que les fonds d’archives audio­vi­suelles sont entre­te­nus par les droits que les pro­duc­teurs versent lorsqu’ils uti­lisent des séquences des films que ceux-​ci conservent. Par consé­quent, les déten­teurs, qu’ils soient des ins­ti­tu­tions publiques ou des socié­tés pri­vées, ne rechignent devant aucun pro­jet. Plusieurs par­ti­cu­liers ont prê­té de bon cœur les films qu’ils avaient eux-​mêmes tour­nés, soit en Afrique, soit en France ou en Suisse. Il n’a jamais fal­lu leur arra­cher ou les soudoyer.

Les témoins sont de tous bords, avez-​vous ren­con­tré des réti­cences, essuyé des refus de la part des per­sonnes que vous avez sollicitées ?

Effectivement, la moi­tié des trente-​deux témoins est consti­tuée de per­sonnes qui n’ont pas sui­vi l’itinéraire de Mgr Lefebvre à par­tir des années 1970, l’autre par­tie étant com­po­sée de gens qui ont par­ta­gé ses posi­tions. Bien que nous n’eussions jamais dis­si­mu­lé cet équi­libre recher­ché aux per­sonnes inter­ro­gées, il n’y eut que très peu de refus. En Afrique, les témoins se pres­saient au contraire pour témoi­gner et nous avons dû nous résoudre à les sélec­tion­ner. Un pré­lat de Curie a décli­né la pro­po­si­tion, sans doute gêné par sa posi­tion. Deux prêtres qui ont com­men­cé l’aventure tra­di­tio­na­liste mais qui se sont rapi­de­ment déso­li­da­ri­sés n’ont pré­fé­ré pas inter­ve­nir. L’un hési­tait. L’autre a dit sim­ple­ment que, pour lui, la page était tour­née. Il faut bien être conscient que cer­tains contem­po­rains de Mgr Lefebvre ont dû poser des choix dou­lou­reux qui ont sou­vent ébran­lé leur vie. Il était de notre devoir de savoir res­pec­ter cette dis­tance qu’ils sou­hai­taient conserver.

Les témoi­gnages sont tous, dans l’ensemble, favo­rables. Que répondez-​vous à ceux qui vous accusent d’avoir ten­du à l’hagiographie ?

Effectivement, on ne retrouve pas dans ce film les des­crip­tions com­mu­né­ment véhi­cu­lées d’un Mgr Lefebvre intrai­table et ren­fer­mé car il faut recon­naître que l’icône de « l’évêque de fer » for­gé par les jour­na­listes n’existe pas chez ceux qui ont connu de près le fon­da­teur de la Fraternité Saint-​Pie X, plu­tôt atten­tion­né pour ses proches. Nous avons veillé à ne pas trop mul­ti­plier les louanges venant de ses prêtres. Mais, même chez ceux qui ne par­tagent pas du tout les actes qu’il a posés durant les der­nières décen­nies de sa vie, on retrouve une cer­taine admi­ra­tion et, par le fait même, un cer­tain déchi­re­ment. J’ai aimé le per­son­nage, nous confiait un vieux spi­ri­tain, mais pas les idées. Un autre, arbo­rant une belle che­mise à fleurs, aux anti­podes de la pen­sée de Marcel Lefebvre, nous a même confié qu’il le consi­dé­rait comme un saint. Nous n’avons pas sou­hai­té faire paraître ce témoi­gnage car il nous a sem­blé trop sub­jec­tif. Nous fai­sions un film his­to­rique, pas un pro­cès de canonisation.

Vous recueillez des témoi­gnages pré­cieux de son pas­sage en Afrique. Mis à part ces quelques sou­ve­nirs, que reste-​t-​il de l’action de Mgr Lefebvre au Sénégal et en Afrique ?

Comme arche­vêque de Dakar et comme délé­gué apos­to­lique pour l’Afrique fran­co­phone, c’est-à-dire comme pre­mier per­son­nage de l’Église sur tout le conti­nent au cours des années 1950, Mgr Lefebvre a lais­sé un bel héri­tage, dans les fon­da­tions et dans les struc­tures de cette jeune catho­li­ci­té qui conti­nue à pros­pé­rer. Les chré­tiens d’Afrique en ont-​ils conscience ? Sans doute faut-​il faire des dis­tinc­tions. Au Gabon, où il a été mis­sion­naire pen­dant quinze ans et où la messe tra­di­tion­nelle a été à nou­veau célé­brée dès les années 1980, ce sou­ve­nir est tou­jours bien vivant dans les esprits. Au Sénégal, les « anciens » cultivent dis­crè­te­ment la dévo­tion pour celui qui était leur arche­vêque, mais faire resur­gir sa mémoire relève sou­vent du tabou. Il est tel que même la messe tra­di­tion­nelle n’y a pas encore été per­mise dans le cadre du Motu Proprio Summorum Pontificum per­met­tant la célé­bra­tion de la litur­gie tri­den­tine. Dans les cases plus recu­lées du pays, on retrouve pour­tant la pho­to de l’archevêque qui a été conser­vée avec véné­ra­tion sur les murs…

L’on découvre, dans votre film, un pré­lat majeur de l’Église afri­caine mais aus­si, et sur­tout, un adepte de la nou­velle évan­gé­li­sa­tion de l’Afrique, un homme qui, pour ins­tau­rer le « règne de Dieu » et s’opposer à l’avancée du com­mu­nisme en Afrique, a fait preuve d’un véri­table prag­ma­tisme libé­ral. On est bien loin de l’image du petit évêque sec­taire per­ché sur son conser­va­tisme. Qu’est-ce qui a changé ?

Il faut prendre garde aux termes uti­li­sés. Mgr Lefebvre a sans doute fait preuve d’un prag­ma­tisme « libé­ral » au sens où il fai­sait preuve de libé­ra­li­té, mais cer­tai­ne­ment pas de libé­ra­lisme. Pour lui, même dans ses écrits des années 1950, la liber­té comme fin, c’est-à-dire le libé­ra­lisme, est condam­nable. Il s’appuyait en cela sur toutes les ency­cliques anti-​libérales du XIXe siècle et du début du XXe. Sans doute ce prag­ma­tisme de Mgr Lefebvre est-​il l’une de ses prin­ci­pales qua­li­tés dont il a fait preuve tout au long de sa vie. Il savait s’adapter aux condi­tions des ter­rains qui lui étaient confiés. S’il avait été un doc­tri­naire intran­si­geant, fai­sant des points de dis­ci­pline des objec­tifs en soi, le mou­ve­ment tra­di­tion­nel n’aurait jamais pris et la Fraternité Saint-​Pie X ne serait aujourd’hui qu’une petite cha­pelle de quelques dizaines de per­sonnes. Chez le Marcel Lefebvre d’avant le Concile comme après, on retrouve à la foi l’intransigeance sur les prin­cipes, qui ani­maient les papes de son enfance, et en même temps une adap­ta­tion aux cir­cons­tances pré­sentes. Par exemple, Mgr Lefebvre, dans ses rela­tions dif­fi­ciles avec Rome, a expé­ri­men­té dif­fé­rentes voies, allant jusqu’à négo­cier lar­ge­ment sur ce qui ne lui parais­sait pas rele­ver de la foi.

Après le retour de Mgr Marcel Lefebvre en Europe et son élec­tion à la tête des Spiritains, le cli­mat ecclé­sias­tique semble prendre un tour tra­gique. Pensez-​vous sin­cè­re­ment que l’Église ait pu chan­ger si radi­ca­le­ment en aus­si peu de temps ? On a par­fois l’impression, à vous entendre que d’improbables anti­clé­ri­caux ont pro­fi­té des nou­veau­tés du Concile pour dévas­ter l’Église de l’intérieur, que tout change sauf la convic­tion de Marcel Lefebvre. Est-​ce vraisemblable ?

La des­crip­tion d’une infil­tra­tion d’anticléricaux au sein de l’Église est quelque peu exces­sive. Il n’en demeure pas moins que, d’un point de vue objec­tif, la rup­ture qu’a consti­tuée l’époque conci­liaire dans l’Église a été très mar­quée au point que, plus de qua­rante ans après Vatican II, un pape ait cru devoir, au risque de sur­prendre les obser­va­teurs, dire qu’il fal­lait reve­nir à une her­mé­neu­tique de conti­nui­té. Et, en effet, les chan­ge­ments ont modi­fié tous les aspects de la vie de l’Église : la litur­gie, le bré­viaire, les chants à la messe, le caté­chisme, le vête­ment reli­gieux, la struc­ture de l’Église, le mode de gou­ver­ne­ment en son sein, le rap­port avec les autres reli­gions, le rap­port avec l’autorité civile, la place des fidèles, etc. On pour­rait citer tous les domaines. Ils ont tous été concer­nés. Prenez par exemple des ency­cliques des années 1920 comme Quas Primas qui affirme que les gou­ver­nants doivent recon­naître le Christ, ou comme Mortalium Animos, qui inter­dit les ren­contres inter­re­li­gieuses. Ces textes du magis­tère appa­raissent, dans les faits, péri­més qua­rante ans plus tard. Marcel Lefebvre a, quant à lui, vou­lu main­te­nir les ensei­gne­ments qu’on lui avait trans­mis lors de sa for­ma­tion. Comment expli­quer, dans ces condi­tions, que tous les autres évêques aient chan­gé ? Tous, c’est beau­coup dire. Beaucoup par­ta­geaient les convic­tions de Mgr Lefebvre, mais pour s’élever publi­que­ment, il faut être doté d’une témé­ri­té hors du com­mun. Par ailleurs, l’épiscopat qui fait le Concile est cette géné­ra­tion trau­ma­ti­sée par les conflits mon­diaux. La recherche de la paix à tout prix a fait pas­ser sur beau­coup de doc­trines jadis ensei­gnées. Ce n’est cepen­dant que l’une des nom­breuses explications.

Vous pei­gnez un tableau bien sombre de l’Église post­con­ci­liaire, une Église détruite et un évêque scan­da­li­sé par la réunion d’Assise. Mais, selon vous, celui qui avait été si conci­liant devant les dan­gers du com­mu­nisme en Afrique s’est-il trou­vé trop rigide devant les néces­si­tés du dia­logue du temps présent ?

Le film est cen­tré sur la vie de Mgr Lefebvre. S’il s’inquiète de l’évolution de l’Église, c’est essen­tiel­le­ment pour expli­quer les mobiles qui ont conduit cet arche­vêque à agir. Le docu­men­taire montre, sans pour autant col­lec­tion­ner les abus les plus extra­va­gants, une rapide expli­ca­tion des muta­tions en éclai­rant en quelques secondes ou minutes des modi­fi­ca­tions de la litur­gie, de la vie des sémi­naires ou des rap­ports avec les autres reli­gions, autant de réa­li­tés qui ont alar­mé Mgr Lefebvre et l’ont conduit à ouvrir le sémi­naire d’Ecône. Certes, la réunion pour la paix d’Assise en 1986 a consti­tué un bou­le­ver­se­ment à ses yeux. Mais il était déjà très strict à l’égard de ces ques­tions de rap­ports avec les autres reli­gions dans les années 1950. Comme arche­vêque de Dakar, il avait dû reprendre cer­tains de ses prêtres qui avaient orga­ni­sé une céré­mo­nie œcu­mé­nique en son absence. Les prêtres spi­ri­tains que nous avons inter­ro­gés nous ont confié que la posi­tion de Mgr Lefebvre était alors conforme aux normes de l’époque. Encore une fois, il faut bien se dire qu’Assise aurait été inima­gi­nable avant Vatican II. L’encyclique de Pie XI, Mortalium Animos (1928) que nous venons de citer a été publiée au moment où le jeune Marcel se trou­vait au sémi­naire fran­çais de Rome. Elle affirme qu’aucun catho­lique ne peut prendre part à des congrès qui, com­po­sés de repré­sen­tants de reli­gions diverses, vise­raient à favo­ri­ser la paix : « se soli­da­ri­ser des par­ti­sans et des pro­pa­ga­teurs de pareilles doc­trines, pré­vient le texte, c’est s’éloigner com­plè­te­ment de la reli­gion divi­ne­ment révé­lée ». Mgr Lefebvre était pro­fon­dé­ment impré­gné de ces docu­ments des papes.

1974 semble repré­sen­ter le tour­nant entre le dia­logue ins­tau­ré par un Concile réso­lu­ment « ouvert » et « pas­to­ral » et un refus total de la moindre oppo­si­tion. Comment se fait-​il qu’un évêque retrai­té, flan­qué de quelques sémi­na­ristes, soit deve­nu le sym­bole d’une sorte de résis­tance à « l’évolutionnisme » dans l’Église.

Je ne suis pas cer­tain qu’on puisse par­ler d’une période apai­sée pour carac­té­ri­ser l’immédiat après-​Concile. En France, la crise d’identité des prêtres et de reli­gieux était très forte. Quinze mille d’entre eux ont quit­té leurs fonc­tions au cours des décen­nies 1960–1970. Ce n’est pas ano­din. Aux postes de res­pon­sa­bi­li­té, les pré­lats aux vues conser­va­trices ont été peu à peu rem­pla­cés. Mgr Lefebvre voyait dans ces bou­le­ver­se­ments une adap­ta­tion trop accen­tuée au monde. Il ne faut pas attendre les années 1970 pour consta­ter cette pen­sée. Déjà, au cours du Concile, Mgr Lefebvre s’était déme­né avec des cen­taines de confrères pour main­te­nir la dimen­sion tra­di­tion­nelle de l’Église.

Aussi, les évêques fran­çais, géné­ra­le­ment très favo­rables aux réformes conci­liaires, ont-​ils été fort réti­cents au déve­lop­pe­ment d’Ecône. Ils étaient par­ti­cu­liè­re­ment habi­tés par l’adaptation de l’Église à son époque qui pas­sait à leurs yeux par une modi­fi­ca­tion très nette de tous les sec­teurs de l’Église. Très vite, ils ont fer­mé leurs portes aux prêtres qui sor­taient d’un sémi­naire qui leur parais­sait aller à l’encontre de toutes leurs aspi­ra­tions. Déjà, en 1971, Mgr Ménager, l’évêque de Meaux, avait pré­ve­nu l’un de ses prêtres, en lui disant : « Nous ferons inter­dire la Messe de Saint Pie V par le Pape Paul VI : ou bien [Mgr Lefebvre] obéi­ra au pape en disant la nou­velle messe, ou bien nous le pous­se­rons au schisme ! » Quand on consi­dère que la messe tra­di­tion­nelle est per­mise aux prêtres du monde entier aujourd’hui, on mesure quel gâchis a consti­tué cette inter­dic­tion dras­tique et sans conces­sion de l’époque qui a fini par dérou­ter des âmes et en a conduit plus d’une à l’abandon de la pratique.

Forcément, la figure de Mgr Lefebvre, qui avait exer­cé son cha­risme en Afrique, a cata­ly­sé tous les dési­rs de main­te­nir les normes tra­di­tion­nelles face à une ligne réfor­ma­trice qui se vou­lait par­ti­cu­liè­re­ment exclu­sive. Il avait pour lui que sa per­son­na­li­té démen­tait les cli­chés. On atten­tait une poigne de fer. Il était plu­tôt atten­tion­né et mesu­ré. On ima­gi­nait un homme mouillé dans l’extrême droite. Or il était réti­cent à s’immiscer dans les clans par­ti­sans et son père est mort dépor­té. On le croyait mar­gi­nal. Et il a été le prin­ci­pal per­son­nage de l’Église en Afrique.

La messe, tant pour Mgr Lefebvre que pour Rome, était-​elle vrai­ment le pro­blème cen­tral ? Comment se fait-​il que Rome ait pro­non­cé toutes ces inter­dic­tions et sanc­tions pour reve­nir le plus natu­rel­le­ment du monde, quelques années plus tard, à l’ancien mis­sel tridentin ?

Disons que la messe a consti­tué la par­tie visible de l’iceberg. La litur­gie syn­thé­tise toute la foi. Un adage du Ve siècle, repris du pape Célestin Ier, Lex oran­di, lex cre­den­di, indique que la manière de prier reflète celle de croire. Et, lorsque Paul VI indi­quait à son entou­rage qu’il n’accepterait aucune per­mis­sion de célé­brer l’ancien mis­sel, car cela déva­lue­rait l’œuvre du Concile, il voyait bien qu’il exis­tait un lien étroit entre prière et foi. Sans doute est-​ce en ce sens que Mgr Lefebvre a décla­ré en 1976 : « il est clair, il est net que c’est sur le pro­blème de la messe que se joue tout le drame entre Ecône et Rome. »

Les années ont pas­sé, et les auto­ri­tés de l’Église ont sans doute vu qu’il était dif­fi­cile de reti­rer le titre de « catho­lique » à ceux qui priaient avec l’ancienne ver­sion du mis­sel romain. Avec le temps, les gens qui ont pla­cé leur amour propre dans les modi­fi­ca­tions conci­liaires dis­pa­raissent. Aussi, semble-​t-​il plus facile de par­ve­nir à une décris­pa­tion du pro­blème qui, même s’il repose sur une vraie diver­gence de fond, char­rie aus­si beau­coup d’éléments passionnels.

Dans votre film, l’on entend que le Concile Vatican II a son­né la « fin des mis­sions », com­ment cela ?

Le film rap­porte les pro­pos de Mgr Lefebvre à l’annonce de la réunion d’Assise. Il se serait mis le visage dans les mains et se serait écrié avec dou­leur : « c’est la fin des mis­sions ». Effectivement, lui qui avait été mis­sion­naire pen­dant plu­sieurs décen­nies a tou­jours vu les âmes qui n’avaient pas eu la grâce d’être tou­chées par la foi comme les des­ti­na­taires d’une nou­velle évan­gé­li­sa­tion. Lui-​même ne les for­çait pas. Il rece­vait par exemple des petits musul­mans dans les écoles catho­liques de Dakar. Mais il mul­ti­pliait les pos­si­bi­li­tés de leur faire connaître et aimer Jésus Christ. Or, dans l’optique du dia­logue qui est née avec le Concile, on ne cherche plus vrai­ment à évan­gé­li­ser. Ce qui est recher­ché, ce ne sera plus le bien immé­diat de l’âme mais des contin­gences tem­po­relles, comme la paix dans le monde, les échanges cultu­rels, le vivre-​ensemble. Cette perte de vue du bien des âmes et de la néces­si­té de leur don­ner toutes les chances de par­ve­nir à Jésus Christ était impen­sable aux yeux de Mgr Lefebvre. Sans pour autant for­cer les âmes, pensait-​il, on ne pou­vait pas non plus négli­ger les chances de leur appor­ter le Christ.

De votre point de vue, pour quelles rai­sons la Suisse, Fribourg, puis le Valais, deux régions pour le moins iso­lées, ont-​elles été choi­sies. La Fraternité sacer­do­tale Saint-​Pie X (FSSPX) n’aurait-elle pu naître et se déve­lop­per en France, où elle compte d’ailleurs la majo­ri­té de ses fidèles ?

Cette implan­ta­tion est due à des rai­sons his­to­riques. Les can­tons suisses four­nis­saient beau­coup de voca­tions chez les Pères du Saint-​Esprit dont Mgr Lefebvre était supé­rieur géné­ral à par­tir de 1962. Il était venu plu­sieurs fois en Suisse où il avait par exemple inau­gu­ré la mai­son du Bouveret.

Par la suite, il a gar­dé des rela­tions avec des clercs vivant dans ces régions. Il était par exemple assez lié avec les évêques de Fribourg et de Sion, NN​.SS. Charrière et Adam qu’il avait eu l’occasion de connaître auparavant.

Et c’est grâce à leur accord qu’il a fon­dé la Fraternité Saint-​Pie X dans le dio­cèse du pre­mier – dont l’université était encore acquise aux idées tra­di­tion­nelles – et le sémi­naire d’Ecône dans celui du second. Ces ins­tal­la­tions auraient-​elles été pos­sibles en France ? La pres­sion de la tête de l’épiscopat n’aurait pro­ba­ble­ment pas été aus­si clé­mente, même si Mgr Lefebvre était lié avec quelques-​uns de ses membres.

Cependant, un bon nombre d’entre eux avait dû quit­ter leur poste, comme Mgr Morilleau, évêque de La Rochelle, un mois seule­ment après la fon­da­tion de la FSSPX.

Vous n’êtes pas sans connaître les dis­sen­sions qui ont agi­té la FSSPX à l’interne devant l’éventualité d’un retour à l’obédience romaine. Alors que, par le pas­sé, Mgr Lefebvre a souf­fert de déplaire, sa suc­ces­sion ne souffre-​t-​elle pas de vou­loir com­plaire aujourd’hui ? Selon vous, le noyau dur des prêtres et des fidèles, qui ont connu les débuts de la Fraternité et qui ont par­ta­gé chaque lutte, est-​il prêt à cette sorte de renon­ce­ment qui le ramè­ne­ra dans le giron romain ?

Les choses ne sont pas si simples. L’histoire de la Fraternité a été jalon­née par ces ten­ta­tives de régu­la­ri­sa­tion, la plus célèbre étant celle du 5 mai 1988. Mgr Lefebvre a signé et puis, esti­mant que les garan­ties n’étaient pas réunies, il est fina­le­ment reve­nu sur sa signa­ture le len­de­main. La ques­tion de fond, aux yeux de ceux qui suivent Mgr Lefebvre, réside dans cette garan­tie de pou­voir déve­lop­per des lieux de culte tra­di­tion­nels. Il n’y a pas de refus de prin­cipe de s’engager sous l’autorité de Rome. C’est pour­quoi il n’y a pas de dyna­mique schis­ma­tique dans l’engagement de Mgr Lefebvre et de ses suc­ces­seurs. Cependant, il y a une cer­taine réti­cence à être sous le contrôle d’évêques qui auraient comme des­sein de ne pas lais­ser se déve­lop­per comme aupa­ra­vant la litur­gie et le caté­chisme traditionnels.

Article publié le 24 jan­vier 2013 in lesob​ser​va​teurs​.ch