Rencontre « historique » entre François et Cyrille : inexactitudes historiques et problème des Uniates

Note de la rédac­tion de La Porte Latine :
il est bien enten­du que les com­men­taires repris dans la presse exté­rieure à la FSSPX
ne sont en aucun cas une quel­conque adhé­sion à ce qui y est écrit par ailleurs.

Professeur Roberto de Mattei

En retra­çant l’his­toire mou­ve­men­tée des rela­tions entre l’Eglise de Rome et le Patriarcat de Moscou, depuis 1569 (et pas depuis 1000 ans!), Roberto de Mattei res­ti­tue à la ren­contre de la Havane son vrai cadre his­to­rique. Il évoque aus­si la dif­fi­cile ques­tion des « Uniates » .

Parmi les nom­breux suc­cès attri­bués par les médias au Pape François, il y a celui de la « ren­contre his­to­rique », qui a eu lieu le 13 Février à La Havane, avec le patriarche de Moscou Cyrille. Un évé­ne­ment, a‑t-​on écrit, qui a vu tom­ber le mur qui depuis mille ans divi­sait l’Église de Rome de celle d’Orient.

L’importance de la ren­contre, selon les mots de François lui-​même, n’est pas dans le docu­ment, de carac­tère pure­ment « pas­to­ral », mais dans le fait d’une conver­gence vers un but com­mun, non pas poli­tique ou moral, mais reli­gieux. Au Magistère tra­di­tion­nel de l’Église, expri­mé par des docu­ments, le Pape François semble donc vou­loir sub­sti­tuer un néo-​magistère, véhi­cu­lé par des évé­ne­ments symboliques.

Le mes­sage que le Pape entend don­ner est celle d’un tour­nant dans l’his­toire de l’Eglise.

Mais c’est pré­ci­sé­ment de l’his­toire de l’Église qu’il faut par­tir pour com­prendre la signi­fi­ca­tion de l’é­vé­ne­ment. Les inexac­ti­tudes his­to­riques sont en effet nom­breuses et doivent être cor­ri­gées parce que c’est jus­te­ment sur les faux his­to­riques que se construisent sou­vent les dévia­tions doctrinales.

Tout d’a­bord, il est faux de dire que mille ans d’his­toire divisent l’Eglise de Rome du Patriarcat de Moscou, étant don­né que celui-​ci n’est né qu’en 1589.

Au cours des cinq siècles pré­cé­dents, et encore avant, l’in­ter­lo­cu­teur orien­tal de Rome était le Patriarcat de Constantinople. Durant le Concile Vatican II, le 6 Janvier 1964, Paul VI ren­con­tra à Jérusalem le patriarche Athénagoras pour enta­mer un « dia­logue œcu­mé­nique » entre le monde catho­lique et le monde ortho­doxe. Ce dia­logue n’a pas pu se pour­suivre en rai­son de l’op­po­si­tion mil­lé­naire des ortho­doxes à la pri­mau­té de Rome. Paul VI lui-​même l’ad­mit dans un dis­cours au Secrétariat pour l’u­ni­té des chré­tiens du 28 Avril 1967, affir­mant : « Le pape, nous le savons bien, est sans aucun doute le plus grand obs­tacle sur le che­min de l’œ­cu­mé­nisme » [1].

Le Patriarcat de Constantinople consti­tuait l’un des cinq sièges prin­ci­paux de la chré­tien­té éta­blis par le Concile de Chalcédoine en 451. Les patriarches byzan­tins sou­te­naient cepen­dant que depuis la chute de l’Empire romain, Constantinople, siège de l’Empire romain d’Orient rené, aurait dû deve­nir la « capi­tale » reli­gieuse du monde. Le canon 28 du concile de Chalcédoine, abro­gé par saint Léon le Grand, contient en germe tout le schisme byzan­tin, parce qu’il attri­bue à la supré­ma­tie du Pontife romain un fon­de­ment poli­tique et non divin. C’est pour­quoi en 515, le pape Hormisdas (514–523) fit sous­crire aux évêques orien­taux une Formule d’Union, par laquelle ils recon­nais­saient leur sou­mis­sion à la Chaire de Pierre [2].

Entre les cin­quième et dixième siècles, tan­dis qu’en Occident s’af­fir­mait la dis­tinc­tion entre le pou­voir spi­ri­tuel et le pou­voir tem­po­rel, en Orient nais­sait ce qui est connu sous le nom de « césa­ro­pa­pisme »[3], dans lequel l’Eglise est de fait subor­don­née à l’empereur qui s’en consi­dère comme le chef, en tant que délé­gué de Dieu, tant dans le domaine ecclé­sial que dans le domaine sécu­lier. Les patriarches de Constantinople étaient de fait réduits à des fonc­tion­naires de l’Empire byzan­tin et conti­nuaient à ali­men­ter une aver­sion radi­cale pour l’Eglise de Rome.

Après une pre­mière rup­ture, cau­sée par le patriarche Photius au IXe siècle, le schisme offi­ciel eut lieu le 16 juillet 1054, quand le patriarche Michel Cérulaire décla­ra Rome tom­bée dans l’hé­ré­sie à cause du « Filioque »[4] et sous d’autres pré­textes. Les légats romains dépo­sèrent alors contre lui la sen­tence d’ex­com­mu­ni­ca­tion sur l’au­tel de l’é­glise de Sainte-​Sophie à Constantinople. Les princes de Kiev et de Moscou, conver­tis au chris­tia­nisme en 988 par saint Vladimir, sui­virent dans le schisme les patriarches de Constantinople, dont ils recon­nais­saient la juri­dic­tion religieuse.

Les désac­cords sem­blaient insur­mon­tables, mais un évé­ne­ment extra­or­di­naire eut lieu le 6 juillet 1439 dans la cathé­drale flo­ren­tine de Santa Maria del Fiore, quand le pape Eugène IV annon­ça solen­nel­le­ment, avec la bulle “Laetentur Coeli” ( « que les cieux se réjouissent »), la recom­po­si­tion adve­nue du schisme entre les Eglises d’Orient et d’Occident.

Au cours du Concile de Florence (1439)[5], auquel avait par­ti­ci­pé l’empereur d’Orient Jean VIII Paléologue et le patriarche de Constantinople Joseph II, un accord sur tous les pro­blèmes avait été trou­vé, du Filioque à la Primauté Romaine. La Bulle pon­ti­fi­cale se concluait avec cette défi­ni­tion dog­ma­tique solen­nelle, signée par les Pères grecs : « Nous éta­blis­sons que le Saint Siège apos­to­lique et le Pontife Romain ont la pri­mau­té sur tout l’u­ni­vers ; que le même Pontife Romain est le suc­ces­seur du bien­heu­reux Pierre Prince des Apôtres, est l’au­then­tique vicaire du Christ, chef de l’Église toute entière, père et doc­teur de tous les chré­tiens ; que Notre Seigneur Jésus-​Christ a trans­mis à lui, dans la per­sonne du bien­heu­reux Pierre, le plein pou­voir de paître, diri­ger et gou­ver­ner l’Eglise uni­ver­selle, comme cela est attes­té éga­le­ment dans les actes des conciles œcu­mé­niques et les canons sacrés » [6].

Ce fut l’u­nique véri­table acco­lade his­to­rique entre les deux églises au cours du der­nier mil­lé­naire.

Parmi les par­ti­ci­pants les plus actifs au Concile de Florence, il y avait le métro­po­lite de Kiev et de toute la Russie, Isidor. A peine de retour à Moscou, il annon­ça publi­que­ment la récon­ci­lia­tion adve­nue sous l’au­to­ri­té du Pontife Romain, mais le prince de Moscou, Vassili l’Aveugle, le décla­ra héré­tique et le rem­pla­ça par un évêque qui lui était sou­mis. Ce geste mar­qua le début de l’au­to­cé­pha­lie de l’Eglise de Moscou, indé­pen­dante non seule­ment de Rome, mais aus­si de Constantinople.

Peu de temps après, en 1453, l’Empire byzan­tin fut conquis par les Turcs et entraî­na dans sa chute le patriar­cat de Constantinople. Naquit alors l’i­dée que Moscou devait recue­liir l’hé­ri­tage de Byzance et deve­nir le nou­veau centre de l’Eglise chré­tienne ortho­doxe. Après son mariage avec Zoe Paléologue, nièce du der­nier empe­reur d’Orient, le Prince de Moscou Ivan III se don­na le titre de Tsar et intro­dui­sit le sym­bole de l’aigle à deux têtes. En 1589, le Patriarcat de Moscou et de toute la Russie fut éta­bli. Les Russes deve­naient les nou­veaux défen­seurs de « l’or­tho­doxie », annon­çant l’a­vè­ne­ment d’une « Troisième Rome », après celle catho­lique et celle byzantine.

Face à ces évé­ne­ments, les évêques de cette région qui se nom­mait alors Ruthénie et qui cor­res­pond aujourd’­hui à l’Ukraine, et à une par­tie de la Biélorussie, se réunirent en octobre 1596, dans le Synode de Brest, et pro­cla­mèrent l’u­nion avec le Siège Romain. Ils sont connus sous le nom d’Uniates, en rai­son de leur union avec Rome, ou Greco-​catholiques, parce que, tout en étant sou­mis à la pri­mau­té romaine, ils conser­vaient la litur­gie byzantine.

Les Tsars russes entre­prirent une per­sé­cu­tion sys­té­ma­tique de l’Eglise uniate, laquelle, par­mi ses nom­breux mar­tyrs, compte le moine Jean (Josaphat) Kuncevitz (1580–1623), arche­vêque de Polotsk, et le jésuite Andrea Bobola (1592–1657), apôtre de la Lituanie. Tous deux furent tor­tu­rés et tués en haine de la foi catho­lique et sont aujourd’­hui véné­rés comme saints.

La per­sé­cu­tion se fit encore plus âpre sous l’empire sovié­tique. Le Cardinal Jossyp Slipyj (1892–1984), dépor­té pen­dant 18 ans dans les camps de concen­tra­tion com­mu­nistes, fut le der­nier défen­seur intré­pide de l’Eglise catho­lique ukrainienne.

Aujourd’hui, les uniates forment le plus impor­tant groupe de catho­liques de rite orien­tal et consti­tuent un témoi­gnage vivant de l’u­ni­ver­sa­li­té de l’Eglise catholique. 

Il est dépou­vu de géné­ro­si­té d’af­fir­mer, comme le fait le docu­ment de François et Cyrille, que la « méthode de l’u­nia­tisme », enten­due « comme la réunion d’une com­mu­nau­té à une autre, en la déta­chant de son Eglise, n’est pas un moyen pour recou­vrir l’unité » et qu”« Il ne peut donc être ques­tion d’utiliser des moyens indus (ndt : tra­duc­tion offi­cille en fran­çais ; le texte ita­lien dit « déloyaux ») pour pous­ser des croyants à pas­ser d’une Eglise à une autre, niant leur liber­té reli­gieuse ou leurs tra­di­tions propres ».

Le prix que François a dû payer pour ces mots requis par Cyrille est très éle­vé : l’ac­cu­sa­tion de « tra­hi­son » qui lui est aujourd’­hui adres­sée par les catho­liques uniates, tou­jours fidèles à Rome.

Mais la ren­contre de François avec le patriarche de Moscou va bien au-​delà de celle de Paul VI avec Athénagoras. L’accolade à Cyrille tend sur­tout à accueillir le prin­cipe ortho­doxe de la syno­da­li­té, néces­saire pour « démo­cra­ti­ser » l’Eglise romaine. 

En ce qui concerne non pas la struc­ture de l’Eglise, mais la sub­stance de sa foi, l’é­vé­ne­ment sym­bo­lique le plus impor­tant de l’an­née sera peut-​être la com­mé­mo­ra­tion par François du 500e anni­ver­saire de la Révolution pro­tes­tante, pré­vue pour Octobre pro­chain à Lund, en Suède.

Roberto de Mattei – 17 février 2016

Sources : Corrispondenza Romana du 17 février 2016/​Traduction de Benoit-etmoi/

Notes de bas de page
  1. Paul VI , Insegnamenti, VI, pp. 192–193[]
  2. Denz‑H, n. 363[]
  3. Le césa­ro­pa­pisme – mot né au milieu du XIXe siècle – désigne un sys­tème de gou­ver­ne­ment tem­po­rel (césar) qui, dans une volon­té de domi­na­tion uni­ver­selle, cherche à exer­cer son pou­voir sur les affaires reli­gieuses (pou­voir spi­ri­tuel du pape). L’Empereur empiète donc sur les affaires de l’Église. Il occupe ain­si une place pri­vi­lé­giée dans la sphère légis­la­tive et théo­lo­gique de l’Église. Pour le cas des monar­chies, on peut aus­si par­ler de théo­cra­tie royale. Le pro­blème que posent les rela­tions entre le pou­voir tem­po­rel et le pou­voir spi­ri­tuel est le sui­vant : il s’a­git de savoir qui dirige au nom de Dieu ; il faut donc déter­mi­ner si c’est le pape ou le patriarche qui est sou­mis à l’empereur en tant que citoyen romain ou si l’empereur est sou­mis au pape en tant que chré­tien. La nais­sance du césa­ro­pa­pisme est contem­po­raine de la conver­sion au chris­tia­nisme de l’empereur Constantin au début du IVe siècle. Ce mode de gou­ver­ne­ment est lié à l’Antiquité tar­dive et à l’Empire byzan­tin. En Occident, il concerne la période otto­nienne. []
  4. La que­relle autour du« Filioque » reflète deux concep­tions dif­fé­rentes du dogme de la Trinité : pour les ortho­doxes, l’Esprit est issu du Père par le Fils, c’est le Père qui est pre­mier par rap­port au Saint-​Esprit : mono­pa­trisme ; pour les catho­liques, le Filioque exprime en outre la com­mu­nion consub­stan­tielle entre le Père et le Fils : filio­quisme. []
  5. Concile de Bâle-​Ferrare-​Florence-​Rome, dit Concile de Florence : le XVIIe concile œcu­mé­nique de l’Église catho­lique com­mence à Bâle le 23 juillet 1431. Transféré par Eugène IV à Ferrare en 1437 puis à Florence en 1439, il se ter­mine à Rome en 1441. []
  6. Conciliorum Oecumenicorum Decreta, Centro Editoriale Dehoniano, Bologna 2013, pp. 523–528[]