Abbé Barthe dans « Monde & Vie » du 21 juillet 2007


« Monde & Vie  » du 21 Juillet 2007 – Abbé Claude Barthe 

Ce texte sur la libé­ra­li­sa­tion de la messe tra­di­tion­nelle, annon­çant en fili­grane d’autres mesures (ren­for­ce­ment en pou­voirs et en per­son­nel de la Commission pon­ti­fi­cale Ecclesia Dei), immé­dia­te­ment sui­vi de la publi­ca­tion d’un docu­ment de la Congrégation pour la Doctrine de la foi qui vou­drait enca­drer l’in­ter­pré­ta­tion de l’une des expres­sions les plus floues du der­nier Concile, le sus­bis­tit in, paraît confir­mer le déve­lop­pe­ment d’un véri­table tour­nant ecclé­sio­lo­gique. Ses adver­saires ne s’y sont pas trom­pés : sur la forme, le pape passe par-​dessus une cer­taine « col­lé­gia­li­té », pour s’ap­puyer sur les curés de paroisse dont un cer­tain nombre sont notoi­re­ment acquis à la libé­ra­li­sa­tion litur­gique, contri­buant par le fait même, para­doxa­le­ment, à désen­chaî­ner l’au­to­ri­té per­son­nelle des évêques de bonne volonté.

Sur le fond, il réta­blit la plé­ni­tude de prin­cipe du droit d’un rite litur­gique anté-​conciliaire et, par voie de consé­quence, volens nolens, il mini­mise la légi­ti­mi­té du rite qui s’est vou­lu l’expression de la réforme de Vatican II. Cet acte est posé pra­ti­que­ment qua­rante ans après la réforme litur­gique : la « messe nor­ma­tive » selon le nou­vel Ordo avait, en effet, été pré­sen­tée aux évêques réunis en synode, en octobre 1967. Quarante ans… La durée de la Captivité de Babylone, ou celle du Grand Schisme, diront avec humour les ama­teurs de lec­ture « spi­ri­tuelle » de l’histoire. Quarante ans d’un inin­tel­li­gible cau­che­mar et 25 ans de préparation !

Mais la par­tu­ri­tion de ce texte a été elle-​même fort longue. On l’annonçait depuis le début du pon­ti­fi­cat : le nombre de bruits, d’informations vraies mais pré­ma­tu­rées, de dés­in­for­ma­tions, d’indiscrétions sur sa date, sur ses moda­li­tés, pour­raient faire l’objet d’un livre, qui mon­tre­rait à quel point le prin­cipe de sa publi­ca­tion a sou­le­vé d’oppositions, pro­vo­qué de démarches, entraî­né d’hésitations depuis deux ans. Et même avant : on savait que dans les der­nières années du pon­ti­fi­cat de Jean-​Paul II plu­sieurs car­di­naux, dont Joseph Ratzinger, lui avaient deman­dé une mesure sem­blable à celle qui vient d’être prise. Auparavant, le car­di­nal Stickler avait révé­lé que le car­di­nal Ratzinger avait orga­ni­sé une consul­ta­tion de car­di­naux pour leur deman­der si, à leur avis, la messe tri­den­tine avait été ou non juri­di­que­ment abro­gée. Plus ancien­ne­ment encore, pra­ti­que­ment dès l’entrée du même car­di­nal Ratzinger au Palais du Saint-​Office, comme l’ont récem­ment révé­lé divers organes de presse, une réunion qu’il pré­si­dait s’était tenue à la Congrégation pour la Doctrine de la foi, le 16 novembre 1982, avec les car­di­naux Baum, Casaroli (Secrétaire d’État), Oddi (Clergé), Baggio (Evêques), et Mgr Casoria (Culte divin), au cours de laquelle avaient été approu­vées à l’unanimité la non-​abrogation de la messe tra­di­tion­nelle et des mesures qua­si iden­tiques à celles qui viennent d’être publiées. En 1982 ! L’émergence de ce texte explo­sif n’a donc pas pris six mois ni deux ans, mais vingt-​cinq ans !

Je me limi­te­rai ici à quelques réflexions sur la por­tée ecclé­sio­lo­gique de l’article 1 de cette Lettre apos­to­lique en forme de motu pro­prio. Il contient cette affir­ma­tion para­doxale – cer­tains diront sur­réa­liste – pour qui a vécu qua­rante années d’exclusions, pres­sions, mar­gi­na­li­sa­tions, voire de véri­tables per­sé­cu­tions : le mis­sel tra­di­tion­nel, en sa der­nière édi­tion « typique » (1962), n’avait jamais été abro­gé ! Nombreux sont ceux, prêtres et fidèles, qui en ont res­sen­ti une poi­gnante émo­tion : en quelques mots, c’est toute une tranche d’histoire de leur vie, en son cœur – les condi­tions de la célé­bra­tion de l’eucharistie – qui est décla­rée n’avoir été qu’un inin­tel­li­gible cau­che­mar. Durant qua­rante ans !

Inversement (du moins appa­rem­ment, car ce n’est pas vrai­ment contra­dic­toire), l’article 1 déclare que l’un et l’autre mis­sel, celui de Paul VI et celui de Saint Pie V, sont « deux expres­sions de la lex oran­di de l’Église [qui] n’induisent aucune divi­sion de la lex cre­den­di ». Une situa­tion tota­le­ment aty­pique est ain­si créée. Certes, il a tou­jours exis­té dans l’Église des rites litur­giques dis­tincts cor­res­pon­dant à des aires géo­gra­phiques, eth­niques ou cultu­relles diverses, mais on avait jamais vu, non seule­ment une coexis­tence de fait, mais une consé­cra­tion de droit du paral­lé­lisme de deux états suc­ces­sifs du même rite.

Lex orandi lex credendi ?

En effet, il y a nor­ma­le­ment une osmose entre la crois­sance conti­nue, sans rup­ture ni invo­lu­tion, de la loi de la foi (le dogme) et de la loi de la prière (la litur­gie). L’histoire du dogme est depuis tou­jours inex­tri­ca­ble­ment liée à celle du culte, ou plu­tôt c’est une même his­toire de crois­sance, d’amélioration, de pré­ci­sion. Bien enten­du, il ne s’a­git pas d’ab­so­lu­ti­ser l’é­vo­lu­tion his­to­rique des formes rituelles en tant que telles. A stric­te­ment par­ler, l’im­pos­si­bi­li­té d’une invo­lu­tion ne concerne, à l’intérieur du culte divin, que l’ex­pres­sion de la foi et des moeurs. Mais lorsqu’une litur­gie est tota­le­ment revue et cor­ri­gée, dans l’ensemble comme dans le détail, ce qui fut le cas de la litur­gie romaine après Vatican II, le nou­vel état ne peut que repré­sen­ter un pro­grès dans l’expression de la foi.

Or, la Lettre apos­to­lique nous dit que dans ce cas, il n’en est rien : au mini­mum, la réforme de Paul VI n’a pas accom­pli de pro­grès, au pire – et le mini­mum n’est-il pas déjà le pire ? – elle a repré­sen­tée une invo­lu­tion. En réa­li­té, la nou­velle litur­gie est congé­ni­ta­le­ment mul­ti­forme : les prières eucha­ris­tiques offi­ciel­le­ment uti­li­sables en France sont au nombre de dix, les variantes pos­sibles sont innom­brables, les inter­pré­ta­tions per­son­nelles infi­nies, tout cela induit par un anti-​ritualisme de prin­cipe. De sorte qu’elle est bien, en effet, l’expression d’une « loi de la prière » floue, qui s’accorde à une « loi de la foi » non moins floue, celle du Concile dans ses par­ties qui sou­lèvent le plus de dif­fi­cul­tés. Le car­di­nal Ratzinger ne disait-​il pas dans La célé­bra­tion de la foi, que la mul­ti­pli­ca­tion des prières eucha­ris­tiques « révèle une situa­tion pré­oc­cu­pante, d’autant plus que leur qua­li­té et leur conve­nance théo­lo­gique sont par­fois à la limite du sup­por­table » ? De même donc, que la mul­ti­pli­ci­té des lec­tures pos­sibles du Concile, pra­ti­que­ment contra­dic­toires, découle de son carac­tère « pas­to­ral », toutes choses égales, la nou­velle litur­gie, qui n’a plus l’armature rituelle cor­res­pon­dant dans le culte à l’armature dog­ma­tique dans le magis­tère, ne pré­tend pas être une borne infran­gible de la foi.

Le pape veut procéder à la « réforme de la réforme »

Il serait bien ris­qué de pré­voir l’aboutissement des grandes évo­lu­tions ecclé­sio­lo­giques qui semblent s’être ébran­lées, len­te­ment d’abord (le Catéchisme de l’Église catho­lique), plus net­te­ment ensuite (Dominus Jesus), assez pré­ci­sé­ment aujourd’hui (Summorum Pontificum). On peut cepen­dant ima­gi­ner, dans le domaine stric­te­ment litur­gique, un double mou­ve­ment. Le mis­sel tra­di­tion­nel contient dans son canon l’expression tout à fait unique de l’actio eucha­ris­tique (le sacri­fice de la messe, sacri­fice non san­glant, renou­ve­lant le sacri­fice du Golgotha, accom­pli sur l’autel pour la dif­fu­sion et l’application des fruits salu­taires de la Croix), expres­sion redou­blée – comme d’ailleurs dans toutes les litur­gies tra­di­tion­nelles – par l’explicitation que consti­tuent les prières de l’offertoire, la ritua­li­sa­tion des gestes, l’orientation de la prière. 

La « forme extra­or­di­naire » du rite romain, de l’Église Mère et Maîtresse, dont la Lettre apos­to­lique dit qu’il doit être « hono­ré en rai­son de son usage antique et véné­rable », pour­rait donc se voir à nou­veau recon­naître, spé­cia­le­ment dans son canon unique – une des spé­ci­fi­ci­té majeures de la litur­gie de Rome – son rôle cultuel de regu­la fidei. D’autre part, il semble clair, dans la pen­sée de Benoît XVI, que la célé­bra­tion publique du rite tri­den­tin en de nom­breux lieux ne peut qu’aider puis­sam­ment à mettre en œuvre sa convic­tion pro­fonde : la réforme de Paul VI, après qua­rante ans d’usage n’ayant pas don­né les fruits que l’on en espé­rait, il faut en dou­ceur, avec patience, beau­coup plus dans la pra­tique que dans les textes, pro­cé­der à une « réforme de la réforme », qui la rap­pro­che­ra pro­gres­si­ve­ment de l’usage « antique et vénérable ». 

Au-​delà du réta­blis­se­ment du droit du mis­sel de Saint Pie V, Summorum Pontificum pour­rait alors annon­cer quelque chose comme un mis­sel de Benoît XVI. 

Abbé Claude BARTHE 

Article extrait du n° 782 de Monde & Vie du same­di 21 juillet 2007