La « réforme » du Pape François, Luther l’a déjà écrite : est-​ce la fin du catholicisme romain ?

Beaucoup de choses ont déjà été écrites pour faire le bilan des cinq pre­mières années du pon­ti­fi­cat du Pape François et de sa « réforme » – « révo­lu­tion » ? -, vraie ou ima­gi­naire. Mais cela a rare­ment été fait avec une telle acui­té et hau­teur de pers­pec­tive que l’analyse que nous publions ci-dessous.

L’auteur, Roberto Pertici, 66 ans, est pro­fes­seur d’histoire contem­po­raine à l’université de Bergame. Ses prin­ci­paux objets d’études portent sur la culture ita­lienne du dix-​neuvième et du ving­tième siècle, avec une atten­tion par­ti­cu­lière aux rap­ports entre l’Eglise et l’Etat.

Est-​ce la fin du « catholicisme romain » ?, de Roberto Pertici

1. Au stade actuel du pon­ti­fi­cat de François, je crois que l’on peut rai­son­na­ble­ment sou­te­nir que celui-​ci marque le déclin de cette réa­li­té his­to­rique majeure que l’on peut défi­nir comme le « catho­li­cisme romain ».

Cela ne signi­fie pas, entendons-​nous bien, que l’Eglise catho­lique serait sur le point dis­pa­raître mais bien que la manière dont elle s’est his­to­ri­que­ment struc­tu­rée et dont elle s’est elle-​même repré­sen­tée au cours des der­niers siècles touche à sa fin.

Il me semble en effet évident qu’il s’agisse là du pro­jet pour­sui­vi par le « brain trust » ras­sem­blé autour de François : un pro­jet qui se veut aus­si bien une réponse radi­cale à la crise entre l’Eglise et le monde moderne qu’un nou­veau par­cours œcu­mé­nique com­mun avec les autres confes­sions chré­tiennes et plus par­ti­cu­liè­re­ment avec les protestants.

2. Par « catho­li­cisme romain », j’entends cette grande construc­tion his­to­rique, théo­lo­gique et juri­dique qui a com­men­cé avec l’hellénisation (pour l’aspect phi­lo­so­phique) et la roma­ni­sa­tion (pour l’aspect politico-​juridique) du chris­tia­nisme pri­mi­tif et qui repose sur le pri­mat des suc­ces­seurs de Pierre, telle qu’elle a émer­gée de la crise de l’antiquité tar­dive et telle qu’elle a été théo­ri­sée à l’époque gré­go­rienne (« Dictatus Papae »).

Au cours des siècles qui sui­virent, l’Eglise s’est éga­le­ment dotée d’un droit interne propre, le droit canon, basé sur le modèle du droit romain. Et cet élé­ment juri­dique a peu à peu contri­bué à don­ner forme à une orga­ni­sa­tion hié­rar­chique com­plexe avec des normes internes pré­cises réglant aus­si bien la vie de la « bureau­cra­tie des céli­ba­taires » (l’expression est de Carl Schmitt) qui en assurent la ges­tion que celle des laïcs qui en font partie.

L’autre moment déci­sif de for­ma­tion du « catho­li­cisme romain », c’est enfin l’ecclésiologique éla­bo­rée par le Concile de Trente, qui a réaf­fir­mé la cen­tra­li­té de la média­tion ecclé­sias­tique en vue du salut, par oppo­si­tion aux thèses luthé­riennes du « sacer­doce uni­ver­sel » fixant ain­si le carac­tère hié­rar­chique, uni­fié et cen­tra­li­sé de l’Eglise ; son droit de contrô­ler et, le cas échéant, de condam­ner les posi­tions qui contrastent avec la for­mu­la­tion ortho­doxe de la véri­té de foi ; son rôle dans l’administration des sacrements.

Cette ecclé­sio­lo­gie a été scel­lée dans le dogme de l’infaillibilité pon­ti­fi­cale pro­cla­mé par le concile de Vatican I, ensuite mis à l’épreuve quatre-​vingt années plus tard par l’affirmation dog­ma­tique de l’Assomption au ciel de Marie (1950) qui, avec la pro­cla­ma­tion dog­ma­tique pré­cé­dente de son Immaculée Conception (1854) réaf­firme éga­le­ment la cen­tra­li­té du culte marial.

Au risque d’être réduc­teur, on ne peut tou­te­fois se limi­ter à ce qui vient d’être dit. Il existe, ou plu­tôt il exis­tait, une façon de « se sen­tir catho­lique » qui consis­tait com­mu­né­ment en :

  • une atti­tude cultu­relle qui se base sur un réa­lisme, à pro­pos de la nature humaine, par­fois désen­chan­té et dis­po­sé à « tout com­prendre » comme pré­misse à « tout pardonner » ;
  • une spi­ri­tua­li­té non ascé­tique tenant compte de cer­tains aspects maté­riels de la vie et qui n’est pas dis­po­sée à les mépriser ;
  • un enga­ge­ment dans la cha­ri­té quo­ti­dienne envers les humbles et ceux qui sont dans le besoin, sans pour autant les idéa­li­ser ni en faire qua­si­ment de nou­velles idoles ;
  • une dis­po­si­tion à se repré­sen­ter éga­le­ment dans sa propre magni­fi­cence, sans res­ter sourd à la rai­son d’être de la beau­té et des arts en tant que témoi­gnages d’une beau­té suprême vers laquelle le chré­tien doit tendre ;
  • une atten­tion aigüe aux aspi­ra­tions les plus secrètes du cœur, de la lutte inté­rieure entre le bien et le mal, de la dia­lec­tique entre la « ten­ta­tion » et la réponse de la conscience.

On pour­rait donc dire que dans ce que je qua­li­fie de « catho­li­cisme romain » trois aspects s’entremêlent, outre bien sûr l’aspect reli­gieux : l’esthétique, le juri­dique et le poli­tique. Il s’agit d’une vision ration­nelle du monde cou­lée dans une ins­ti­tu­tion visible et com­pacte qui entre fata­le­ment en conflit avec l’idée de la repré­sen­ta­tion issue de la moder­ni­té, basée sur l’individualisme et sur une concep­tion du pou­voir qui, étant issu de la base, finit par remettre en ques­tion le prin­cipe d’autorité.

3. Ce conflit a été consi­dé­ré de diverses manières, sou­vent oppo­sées, par ceux qui l’ont ana­ly­sé. Carl Schmitt contem­plait avec admi­ra­tion la « résis­tance » du « catho­li­cisme romain », qu’il consi­dé­rait comme la der­nière force en mesure de frei­ner les forces anni­hi­la­trices de la moder­ni­té. D’autres l’ont dure­ment cri­ti­qué : selon eux, dans ce com­bat, l’Eglise catho­lique aurait mis en avant de façon désas­treuse ses carac­té­ris­tiques juridico-​hiérarchiques, auto­ri­taires et extérieures.

Au-​delà de ces consi­dé­ra­tions contra­dic­toires, il est cer­tain qu’au cours des der­nières siècles, le « catho­li­cisme romain » a été contraint à adop­ter une pos­ture défen­sive. La nais­sance de la socié­té indus­trielle et le pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion qui s’en sui­vit, avec son cor­tège de muta­tions anthro­po­lo­giques d’ailleurs tou­jours en cours, a pro­gres­si­ve­ment contri­bué à remettre en cause sa pré­sence dans la socié­té. Comme si le « catho­li­cisme romain » était « orga­nique » (pour le dire avec un voca­bu­laire vétéro-​marxiste) à une socié­té agraire, hié­rar­chique, sta­tique, basée sur la pénu­rie et sur la peur et qu’il ne trou­vait plus sa rai­son d’être dans une socié­té « fluide », dyna­mique et carac­té­ri­sée par la mobi­li­té sociale.

Une pre­mière réponse à cette situa­tion de crise fut appor­tée par le concile œcu­mé­nique de Vatican II (1962–1965). Dans l’idée du pape Jean XXIII qui l’avait convo­qué, il devait ouvrir un « aggior­na­men­to » pas­to­ral, c’est-à-dire à regar­der le monde moderne avec un nou­vel opti­misme, autre­ment dit à fina­le­ment bais­ser sa garde : il ne s’agissait plus de pour­suivre un duel sécu­laire mais bien d’ouvrir un dia­logue et de sus­ci­ter une rencontre.

Ces années-​là, le monde était secoué par des chan­ge­ments extra­or­di­naires et par un déve­lop­pe­ment éco­no­mique sans pré­cé­dent : il s’agissait pro­ba­ble­ment de la plus rapide et la plus pro­fonde révo­lu­tion de la condi­tion humaine dont on ait trace dans toute l’histoire (Eric J. Hobsbawm). L’événement conci­liaire contri­bua à cette muta­tion mais il fut éga­le­ment empor­té par elle : le rythme des « aggior­na­men­ti » – notam­ment favo­ri­sé par le tour­billon des trans­for­ma­tions envi­ron­ne­men­tales et par la convic­tion géné­rale, chan­tée par Bob Dylan, que « the times they are a‑changin » – finit par échap­per des mains de la hié­rar­chie, ou à tout le moins des mains de ceux qui vou­laient entre­prendre une réforme et non pas une révolution.

C’est ain­si qu’entre 1967 et 1968, l’on assis­ta au « tour­nant » de Paul VI qui s’exprima à tra­vers l’analyse inquiète qu’il fait des tur­bu­lences des années soixante et ensuite de la « révo­lu­tion sexuelle » dans l’encyclique « Humanae vitae » de juillet 1968. Au milieu des années soixante-​dix, ce grand pape avait atteint un tel stade de pes­si­misme que, dans une de ses conver­sa­tions avec le phi­lo­sophe Jean Guitton, il se deman­dait et il lui deman­dait, en citant cet inquié­tant pas­sage de l’évangile de Luc : « Quand le Fils de l’Homme revien­dra, trouvera-​t-​il encore la foi sur la terre ? ». Et il ajou­tait : « Ce qui me frappe, quand je vois le monde catho­lique, c’est qu’une pen­sée de type non-​catholique semble pré­do­mi­ner dans le catho­li­cisme, et qu’il se pour­rait bien que demain, cette pen­sée non-​catholique au sein du catho­li­cisme devienne la plus forte ».

4. Nous savons bien quelle fut la réponse des suc­ces­seurs de Paul VI à cette situa­tion : conju­guer chan­ge­ment et conti­nui­té ; effec­tuer – sur cer­taines ques­tions – les cor­rec­tions néces­saires (souvenons-​nous, à ce sujet, de la condam­na­tion de la « théo­lo­gie de la libé­ra­tion ») ; cher­cher un dia­logue qui soit en même temps un défi avec la moder­ni­té : sur les thèmes de la vie, de la ratio­na­li­té de l’homme et de la liber­té religieuse.

Benoit XVI, dans ce qui fut le véri­table pro­gramme de son pon­ti­fi­cat (le dis­cours à la curie romaine du 22 décembre 2005), réaf­fir­ma ensuite un prin­cipe essen­tiel : les grandes orien­ta­tions de Vatican II devaient être lues et inter­pré­tées à la lumière de la tra­di­tion pré­cé­dente de l’Eglise, donc éga­le­ment à la lumière de l’ecclésiologie issue du concile de Trente et de Vatican I. Ne fût-​ce que pour la simple rai­son que l’on ne peut pas oppo­ser de démen­ti for­mel à la foi telle qu’elle a été crue et vécue par des géné­ra­tions et des géné­ra­tions sans intro­duire un « vul­nus » irré­pa­rable dans l’autoreprésentation et dans la per­cep­tion publique d’une ins­ti­tu­tion telle que l’Eglise catholique.

Nous savons à quel point cette ligne a été pro­vo­qué une levée de bou­cliers non seule­ment « extra eccle­siam » où une agres­sion média­tique et intel­lec­tuelle abso­lu­ment inédite s’est abat­tue sur le pape Benoît, mais – avec cette manière toute nico­dé­mite et ces mur­mures qui sont l’apanage du monde clé­ri­cal – éga­le­ment au sein du corps ecclé­sias­tique qui aban­don­na en sub­stance ce pape à lui-​même aux moments les plus cri­tiques de son pon­ti­fi­cat. D’où, selon moi, sa renon­cia­tion de février 2013 qui, – par-​delà les inter­pré­ta­tions ras­su­rantes – consti­tue un évé­ne­ment his­to­rique dont les rai­sons et les impli­ca­tions à long terme doivent être encore lar­ge­ment approfondies.

5. Voilà la situa­tion dont a héri­té le pape François. Je me bor­ne­rai à men­tion­ner quelques traits bio­gra­phiques et cultu­rels qui ren­daient « ad ini­tio » Jorge Mario Bergoglio en par­tie étran­ger à ce que j’ai appe­lé le « catho­li­cisme romain » :

– le carac­tère péri­phé­rique de sa for­ma­tion, pro­fon­dé­ment enra­ci­née dans le monde latino-​américain, qui lui rend dif­fi­cile d’incarner l’universalité de l’Eglise, ou à tout le moins le pousse à la vivre d’une nou­velle manière, en met­tant de côté la civi­li­sa­tion euro­péenne et nord-américaine ;

– l’appartenance à un ordre tel que la Compagnie de Jésus qui, au cours du siècle der­nier, a réa­li­sé l’un des repo­si­tion­ne­ments politico-​culturels les plus spec­ta­cu­laires qu’ait connu l’histoire récente, en pas­sant d’une posi­tion « réac­tion­naire » à une posi­tion « révo­lu­tion­naire » à géo­mé­trie variable, fai­sant ain­si preuve d’une prag­ma­tisme digne de réflexion à bien des égards ;

– l’extranéité envers l’élément esthé­tique propre au « catho­li­cisme romain », sa renon­cia­tion osten­ta­toire à toute marque de digni­té de sa charge (les appar­te­ments pon­ti­fi­caux, la mozette rouge et les orne­ments pon­ti­fi­caux habi­tuels, les voi­tures de repré­sen­ta­tion, la rési­dence de Castel Gandolfo) et à ce qu’il qua­li­fie d’« habi­tudes de prince de la Renaissance » (à com­men­cer par le retard sui­vi de son absence à un concert de musique clas­sique don­né en son hon­neur au début de son pontificat).

Je cher­che­rai plu­tôt à sou­li­gner ce qui peut, à mon sens, consti­tuer l’élément com­mun des mul­tiples trans­for­ma­tions que le pape François est en train d’introduire dans la tra­di­tion catholique.

Je le ferai en me basant sur un petit livre d’un émi­nent homme d’Eglise, qui est géné­ra­le­ment consi­dé­ré comme le théo­lo­gien de réfé­rence du pon­ti­fi­cat actuel et que François citait déjà avec élo­quence lors de son pre­mier Angelus, celui du 17 mars 2013, en décla­rant : « Ces jours-​ci, j’ai pu lire le livre d’un car­di­nal – le car­di­nal Kasper, un théo­lo­gien com­pé­tent, un bon théo­lo­gien – sur la misé­ri­corde. Et il m’a fait beau­coup de bien, ce livre, mais ne croyez pas que je fasse de la publi­ci­té pour les livres de mes car­di­naux. Ce n’est pas ça. Mais il m’a fait du bien, beau­coup de bien ».

Le livre de Walter Kasper auquel je vais me réfé­rer s’intitule : « Luther : une pers­pec­tive œcu­mé­nique » et est la ver­sion retra­vaillée et aug­men­tée d’une confé­rence que le car­di­nal a tenue le 18 jan­vier 2016 à Berlin. Le cha­pitre sur lequel je vou­drais atti­rer l’attention est le sixième : « Actualité œcu­mé­nique de Martin Luther ».

Tout le cha­pitre est construit sur une argu­men­ta­tion binaire selon laquelle Luther aurait été pous­sé à appro­fon­dir la rup­ture avec Rome prin­ci­pa­le­ment à cause du refus des papes et des évêques de pro­cé­der à une réforme. Ce n’est que devant la sur­di­té de Rome – écrit Kasper – que le réfor­ma­teur alle­mand, « sur base de sa com­pré­hen­sion du sacer­doce uni­ver­sel, a dû se conten­ter d’une solu­tion de secours. Il a cepen­dant conti­nué à se res­ter confiant dans le fait que la véri­té de l’Evangile se serait impo­sée d’elle-même et il a donc lais­sé la porte fon­da­men­ta­le­ment ouverte pour une future entente possible ».

Mais du côté catho­lique éga­le­ment, au début du sei­zième siècle, de nom­breuses portes res­taient ouvertes, la situa­tion était pour ain­si dire fluide. Kasper écrit : « Il n’y avait pas une ecclé­sio­lo­gie catho­lique struc­tu­rée de façon har­mo­ni­sée mais uni­que­ment des approches qui tenaient plus d’une doc­trine sur la hié­rar­chie que d’une ecclé­sio­lo­gie à pro­pre­ment par­ler. L’élaboration sys­té­ma­tique de l’ecclésiologie ne vien­dra qu’avec la théo­lo­gie contre-​réformiste, comme anti­thèse à la polé­mique de la Réforme contre la papau­té. La papau­té devint ain­si, d’une manière incon­nue jusque-​là, l’identité dis­tinc­tive du catho­li­cisme. Les thèses et les anti­thèses confes­sion­nelles s’influencèrent et se blo­quèrent mutuellement. »

Il faut donc aujourd’hui pro­cé­der – si l’on s’en tient au rai­son­ne­ment de Kasper – à une à une « décon­fes­sion­na­li­sa­tion » des confes­sions réfor­mées comme de l’Eglise catho­lique, mal­gré que cette der­nière ne se soit jamais consi­dé­rée comme une « confes­sion » mais comme l’Eglise uni­ver­selle. Il faut reve­nir à une situa­tion sem­blable à celle qui pré­va­lait avant que n’éclatent les conflits reli­gieux du sei­zième siècle.

Cependant, tan­dis que dans le camp luthé­rien, cette « décon­fes­sion­na­li­sa­tion » est aujourd’hui lar­ge­ment ache­vée (avec la sécu­la­ri­sa­tion extrême de ces socié­tés, ce qui fait que les pro­blèmes qui étaient à la source des contro­verses confes­sion­nelles sont aujourd’hui deve­nus sans impor­tance pour l’écrasante majo­ri­té des chré­tiens « réfor­més »), du côté catho­lique en revanche, il reste encore beau­coup à faire, pré­ci­sé­ment à cause de la sur­vi­vance des carac­té­ris­tiques et des struc­tures de ce que j’ai appe­lé le « catho­li­cisme romain ». C’est donc sur­tout au monde catho­lique que s’adresse cette invi­ta­tion à la « décon­fes­sion­na­li­sa­tion ». Kasper l’appelle de ses vœux comme une « redé­cou­verte de la catho­li­ci­té ori­gi­nelle, qui ne se limite à un point de vue confessionnel ».

Pour y par­ve­nir, il est donc néces­saire d’achever une fois pour toute le dépas­se­ment de l’ecclésiologie tri­den­tine et de celle de Vatican I. Selon Kasper, le concile Vatican II a ouvert la voie mais sa récep­tion a été contro­ver­sée et n’a pas été linéaire. D’où le rôle du pape actuel : « Le pape François a ouvert une nou­velle phase de ce pro­ces­sus de récep­tion. Il met en évi­dence l’ecclésiologie du peuple de Dieu, le peuple de Dieu en che­min, le sens de la foi du peuple de Dieu, la struc­ture syno­dale de l’Eglise, et en ce qui concerne la com­pré­hen­sion de l’unité il a déve­lop­pé une nou­velle approche inté­res­sante. Il décrit l’unité œcu­mé­nique non plus avec l’image des cercles concen­triques autour du centre mais par l’image du poly­èdre, c’est-à-dire d’une réa­li­té à plu­sieurs facettes, non pas comme un ‘puzzle’ assem­blé de l’extérieur mais comme un tout et, puisqu’il s’agit d’une pierre pré­cieuse, d’un tout qui reflète de mille feux la lumière qu’il reçoit. En évo­quant Oscar Cullmann, le pape François reprend le concept de la diver­si­té réconciliée ».

6. Si nous reli­sons briè­ve­ment sous cette lumière les com­por­te­ments de François qui ont sus­ci­té le plus d’émoi, nous com­pre­nons mieux leur logique commune :

- le fait qu’il mette en évi­dence, depuis le jour de son élec­tion, sa charge d’évêque de Rome davan­tage que celle de pape de l’Eglise uni­ver­selle ;
- sa déstruc­tu­ra­tion de la figure cano­nique du pon­tife romain (le fameux « qui suis-​je pour juger ? ») qui ne n’explique pas seule­ment par des rai­sons liées à son carac­tère mais par des moti­va­tions plus pro­fondes, de nature théo­lo­gique ;
- le fait que cer­tains sacre­ments par­mi les plus carac­té­ris­tiques de la manière de « se sen­tir catho­lique » (la confes­sion auri­cu­laire, le mariage indis­so­luble, l’eucharistie), soient pra­ti­que­ment vidés de leur sub­stance sous cou­vert de rai­sons pas­to­rales telles que la « misé­ri­corde » et l’« accueil » ;
- l’exaltation de la « par­rhé­sie » autour de l’Eglise, de la confu­sion soi-​disant créa­trice, à laquelle se rat­tache une vision de l’Eglise qua­si comme une fédé­ra­tion d’Eglises locales dotées de larges pou­voir dis­ci­pli­naires, litur­giques et même doctrinaux.

Certains se scan­da­lisent du fait qu’en Pologne, l’interprétation d’ « Amoris lae­ti­tia » qui fini­ra par entrer en vigueur sera dif­fé­rente de celle de l’Allemagne ou de l’Argentine au sujet de la com­mu­nion des divorcés-​remariés. Mais François pour­rait répondre qu’il s’agit de facettes diverses de ce poly­èdre qu’est l’Eglise catho­lique à laquelle pour­raient tôt ou tard s’ajouter – pour­quoi pas – les Eglises réformes post-​luthériennes, jus­te­ment dans cet esprit de « diver­si­té réconciliée ».

Sur cette route, il est facile de pré­voir que les pro­chaines étapes consis­te­ront en une nou­velle concep­tion de la caté­chèse et de la litur­gie dans un sens œcu­mé­nique, et là aus­si le che­min que devra par­cou­rir la par­tie catho­lique sera bien plus exi­geant que celui de la par­tie « pro­tes­tante », étant don­né les dif­fé­rents points de départ, tout comme un affai­blis­se­ment du sacre­ment de l’ordre dans ses aspects les plus « catho­liques », c’est-à-dire le céli­bat ecclé­sias­tique, après quoi la hié­rar­chie catho­lique ces­se­ra enfin d’être cette « bureau­cra­tie des céli­ba­taires » décrite par Schmitt.

On com­prend alors mieux la véri­table exal­ta­tion du per­son­nage et de l’œuvre de Luther qui a eu lieu au som­met de l’Eglise catho­lique à l’occasion du cinq-​centième anni­ver­saire de 1517, jusqu’au timbre com­mé­mo­ra­tif contro­ver­sé qui lui a été dédié par les postes vati­canes, avec lui et Melanchthon aux pieds de Jésus sur la croix.

Personnellement, je ne doute pas que Luther soit l’un des géants de l’ « his­toire uni­ver­selle », comme on se plai­sait à dire autre­fois, mais « est modus in rebus » : par-​dessus tout, les ins­ti­tu­tions doivent avoir une sorte de pudeur à se lan­cer dans des retour­ne­ments de cette enver­gure, sous peine de se cou­vrir de ridi­cule : ce même ridi­cule que le ving­tième siècle nous a infli­gé, quand les com­mu­nistes réha­bi­li­taient à en chœur et remet­taient au pou­voir les « héré­tiques » qu’ils condam­naient et com­bat­taient avec achar­ne­ment la veille encore : le fameux « contre-​ordre, cama­rades ! » des vignettes de Giovannino Guareschi.

7. Si donc hier le « catho­li­cisme romain » était consi­dé­ré comme un corps étran­ger à la moder­ni­té, une extra­néi­té qu’on ne lui par­don­nait pas, il est nor­mal que son déclin soit aujourd’hui salué avec enthou­siasme par le « monde moderne », c’est-à-dire par les ins­ti­tu­tions poli­tiques, média­tiques et cultu­relles et que le pape actuel soit consi­dé­ré comme celui qui vient com­bler ce fos­sé entre le som­met de l’Eglise et le monde de l’information, des orga­ni­sa­tions et des « think tanks » inter­na­tio­naux, un fos­sé qui s’était ouvert en 1968 avec l’encyclique « Humanae vitae » et qui s’était creu­sé davan­tage au cours des pon­ti­fi­cats suivants.

Il est donc tout aus­si nor­mal que les groupes et des milieux ecclé­sias­tiques qui déjà dans les années soixante appe­laient de leurs vœux le dépas­se­ment de l’Eglise tri­den­tine et qui avaient lu Vatican II dans cette pers­pec­tive, sortent aujourd’hui au grand jour après avoir vécu dans l’ombre ces qua­rante der­nières années et se retrouvent, avec leurs héri­tiers laïcs et ecclé­sias­tiques, par­mi les membres de ce « brain trust » dont nous par­lions au début.

Quelques inter­ro­ga­tions res­tent cepen­dant ouvertes et méri­te­raient des réflexions qui sont loin d’être évidentes.

L’opération lan­cée par le pape François et son entou­rage connaîtra-​elle un suc­cès durable ou finira-​t-​elle par ren­con­trer des résis­tances plus impor­tantes que celles, en défi­ni­tive mar­gi­nales, qui ont déjà émer­gé au sein de la hié­rar­chie ou de ce qui reste du peuple catholique ?

A quel genre de nou­velle réa­li­té « catho­lique » donnera-​t-​elle nais­sance dans les socié­tés occidentales ?

Et plus géné­ra­le­ment : quelles consé­quences pourrait-​il y avoir dans le champ cultu­rel, poli­tique et reli­gieux pour monde occi­den­tal qui, mal­gré qu’il ait atteint un niveau de sécu­la­ri­sa­tion géné­ra­li­sé, repose en par­tie sur le « catho­li­cisme romain » ?

Mais il est pré­fé­rable que les his­to­riens se gardent d’émettre des pro­phé­ties et qu’ils se contentent de com­prendre quelque chose, s’ils le peuvent, aux pro­ces­sus en cours.

Roberto Pertici

Sources : Roberto Pertici /​Sandro Magister​-dia​ko​nos​.be/​s​e​t​t​i​m​o​-​c​i​elo