6 janvier 1412 – 6 janvier 2012 – 6e centenaire de sainte Jeanne d’Arc

A l’oc­ca­sion de l’an­ni­ver­saire du 6e cen­te­naire de sainte Jeanne d’Arc, Côme de Prévigny – agré­gé d’his­toire – nous pro­pose un trip­tyque sur l’é­ton­nante des­ti­née d’une frêle jeune fille choi­sie par Dieu pour sau­ver la France ! Sainte cui­ras­sée, sainte iso­lée, sainte excom­mu­niée, Jeanne est aujourd’­hui, plus que jamais, le sym­bole du refus du moindre com­pro­mis quand il s’a­git de confes­ser la Foi même au sacri­fice de sa vie.

I – Jeanne d’Arc : Une sainte cuirassée

Quelle force mys­té­rieuse peut donc chan­ger une ber­gère igno­rante issue des marges d’un pays à l’agonie en un chef de guerre der­rière lequel les plus déses­pé­rés ont repris cou­rage, à la suite duquel les saints ont bâti une nation qui lui valut le titre de « fille aînée de l’Église » ? Le saint pape Pie X le dit : « Appelée par le Seigneur à défendre sa patrie, [Jeanne] répond à sa voca­tion pour une entre­prise que tout le monde, et elle tout d’abord, croyait impos­sible ; mais ce qui est impos­sible aux hommes est tou­jours pos­sible avec le secours de Dieu1 . »

La France du début du XVe siècle était meur­trie, dépe­cée, affai­blie par un siècle de guerre. Son sou­ve­rain en titre2 n’était plus qu’un sei­gneur sans for­tune, jalou­sé par ses vas­saux, que sa mère avait dépouillé en alié­nant à leurs voi­sins anglais la moi­tié nord du pays dont Paris. C’en était fini de la belle France de saint Louis lorsque le 25 février 1429 Jeanne se pré­sen­ta devant le dau­phin Charles et lui affir­ma qu’elle avait reçu mis­sion de déli­vrer Orléans et d’aller le faire sacrer à Reims. Elle avait mira­cu­leu­se­ment fran­chi toutes les étapes, l’inquiétude de ses parents meur­tris, les vives réti­cences du sei­gneur de Vaucouleurs, les tra­ver­sées noc­turnes en terres enne­mies, les moque­ries des grands féaux de la cou­ronne. La plu­part se gaus­sait de cette enfant de dix-​sept ans qui n’avait comme expé­rience que la garde des bre­bis et qui se disait por­teuse d’un mes­sage de Dieu révé­lé par saint Michel et les saintes Catherine et Marguerite en per­sonne ! « Choisie par Dieu, dit Pie XII, une conscience inébran­lable de sa mis­sion, un désir ardent de sain­te­té, ali­men­té par la volon­té de mieux cor­res­pondre à sa très haute voca­tion, lui feront sur­mon­ter les obs­tacles, igno­rer les périls, affron­ter les grands de la terre, se mêler aux pro­blèmes inter­na­tio­naux du temps, et même se trans­for­mer en capi­taine habillé de fer, pour mon­ter, ter­rible, à l’assaut3. »

Sa divine déter­mi­na­tion pas­sée au crible des tri­bu­naux d’Église eut fina­le­ment rai­son des hési­ta­tions du roi et la petite ber­gère de Domrémy rem­por­ta vic­toire sur vic­toire. L’armée fran­çaise en déroute devint le brillant corps d’élite qui sui­vit l’héroïne dans son épo­pée depuis Orléans jusqu’à Reims, en pas­sant par Jargeau, Patay et Beaugency. Assistant quo­ti­dien­ne­ment à la messe, fai­sant chaque jour l’oraison, se confes­sant et com­mu­niant très fré­quem­ment, cette intime de Dieu et de ses saints exhor­tait ses sol­dats à la pra­tique régu­lière des sacre­ments, chas­sait de l’armée avec une grande fer­me­té les femmes de mau­vaise vie et veillait au salut de l’âme de cha­cun ses enne­mis en les fai­sant assis­ter d’un prêtre requis. Les guer­riers, habi­tués aux beu­ve­ries plu­tôt qu’aux bon­dieu­se­ries, et aux jurons plus qu’à la com­mu­nion, suc­com­baient un à un au charme céleste. « Tous s’émerveillaient de voir que, dans les choses mili­taires, elle agît avec autant de sagesse et de pré­voyance que si elle eût été un capi­taine ayant guer­royé vingt ou trente ans » (Jean II d’Alençon). « Ni les autres ni moi, quand nous étions près d’elle, nous n’avions de pen­sée mau­vaise. Selon moi, il y avait là quelque chose de divin. » (Jean de Dunois, bâtard d’Orléans)

La méfiance des conseillers du roi par­ve­nant à l’é­car­ter avec le temps, la « pucelle d’Orléans » fut faite pri­son­nière devant Compiègne par les Bourguignons qui réso­lurent de la vendre aux Anglais. Là com­men­ça le long cal­vaire de Jeanne, condam­née par un simu­lacre de pro­cès ecclé­sias­tique qui lui valut d’être confiée au bras civil la condui­sant sans ver­dict vers le bûcher. Le 30 mai 1431, elle était brû­lée vive à Rouen, mais l’é­qui­libre géo­po­li­tique était défi­ni­ti­ve­ment inver­sé. Celle dont la pré­sence seule à la tête des armées sus­ci­tait l’é­pou­vante d’en­ne­mis la croyant sor­tie de l’en­fer, avait ren­du espoir aux Français qui recon­quirent en quelques années tout leur ter­ri­toire. Moins d’un siècle plus tard, les fer­ments d’er­reurs accu­mu­lées depuis des années firent som­brer l’Angleterre dans le schisme pro­tes­tant. Que serait-​il adve­nu de la France et de l’Église de Rome si un pou­voir pro­tes­tant avait inves­ti le cœur de l’Europe chré­tienne ? Par la mis­sion divine confiée à Jeanne d’Arc, Dieu avait pro­vi­den­tiel­le­ment pro­té­gé la fille aînée de l’Église. Béatifiée en 1909, la libé­ra­trice d’Orléans et de la France fut cano­ni­sée par Benoît XV en 1920. Les dix-​neuf années qu’elle a pas­sées ici bas en font un modèle d’a­ban­don en la Providence et de déter­mi­na­tion à agir pour lui obéir : « Les gens d’armes bataille­ront, disait-​elle, et Dieu don­ne­ra victoire.

Jeanne d’Arc (II) : une sainte isolée

« Dieu a grande pitié du peuple de France. Il faut que toi, Jeanne, tu ailles en France » lui répé­taient inlas­sa­ble­ment ses voix. Elle l’a confié à de nom­breuses reprises, à ses com­pa­gnons d’armes comme à ses juges : Elle aurait pré­fé­ré mille fois ren­trer auprès de ses parents plu­tôt que de s’engager dans une aven­ture si éprou­vante. Mais Dieu lui avait assi­gné une mis­sion à laquelle elle demeu­ra inexo­ra­ble­ment fidèle durant les deux décen­nies de son exis­tence ter­restre. Elle fut obéis­sante jusqu’à la mort et à la mort du bûcher. Devant une vie si brève, si orien­tée vers Dieu, com­ment ne pas voir en elle une figure chris­tique, por­teuse de leçons pour notre temps ?

L’épopée johan­nique, à la suite d’une vie autant cachée qu’éclairée, paraît aus­si éphé­mère que la pré­di­ca­tion de Notre Seigneur à tra­vers la Galilée et la Judée. Les places for­ti­fiées s’ouvraient devant les assauts des armées de Jeanne comme les villes de Terre Sainte s’avouaient convain­cues par l’invincible pré­di­ca­tion du Christ. Et, pour­tant, les accla­ma­tions à l’entrée des cités appa­rais­saient comme le pré­lude d’un tra­gique dénoue­ment où la pucelle devait mon­ter sur le bûcher tan­dis que le Fils de Dieu allait por­ter sa croix jusqu’au Golgota. Jeanne, jeune ber­gère de Lorraine, était habi­tée par Dieu. Même au milieu des com­bats, elle s’éloignait pour s’agenouiller et trou­ver conseil auprès du Créateur. Jésus, fils de char­pen­tier, se reti­rait par­fois du groupe de ses dis­ciples, pour aller conver­ser, face à face, avec son Père.

Le pro­cès en sor­cel­le­rie inten­té à Rouen contre Jeanne fut inique. Il réunis­sait pour­tant toute l’élite de l’Église offi­cielle. Cent vingt hommes y par­ti­ci­pèrent, par­mi les­quels un car­di­nal, prince de l’Église, bon nombre d’évêques, des dizaines de cha­noines, soixante doc­teurs en droit canon ou théo­lo­gie, dix abbés, dix délé­gués de l’Université de Paris, la crème de la science ecclé­sias­tique au sein de la Chrétienté. Face à eux la ber­gère, mal­gré ses répliques rem­plies de bon sens et ani­mées du Saint-​Esprit, était per­due d’avance, comme parais­sait préa­la­ble­ment condam­né le fils d’un char­pen­tier convo­qué devant le Sanhédrin. Face à ce signe de contra­dic­tion, les Anglais exer­cèrent sur le tri­bu­nal pré­si­dé par l’évêque de Beauvais une pres­sion telle qu’elle rap­pe­lait celle du peuple qui mani­pu­la l’instance hébraïque et influen­ça gran­de­ment la déci­sion de Ponce-​Pilate. Hélas, même les ins­tances ecclé­sias­tiques ne sont pas à l’a­bri de céder, au détri­ment du bien com­mun, le pas à l’i­déo­lo­gie, au pou­voir ou à l’o­pi­nion du temps et en pareil cas leurs ver­dicts, loin d’ex­pri­mer la volon­té de Dieu ne font que tra­hir le man­dat qui leur a été confié.

Au cours du pro­cès de Jeanne, par­mi ceux qui uti­li­sèrent les titres les plus sacrés pour pro­fé­rer des sen­tences qui appa­rurent comme autant d’abus d’autorité, il y eut les cal­cu­la­teurs, comme le comte de Warwick, comme Pierre Cauchon qui se déme­na pour obte­nir la mort de Jeanne. Les geô­liers anglais l’ayant pié­gée et contrainte à se vêtir d’habits d’hommes pour se sous­traire à leurs vio­lences, l’évêque de Beauvais jubi­la : « Elle est pin­cée »4 disait-​il autour de lui, ravi d’avoir trou­vé un motif pour la sacri­fier sur l’autel des caprices humains. Siégeaient aus­si par­mi ces ins­tances, les sui­veurs, les lâches qui firent le lit de l’accusation, à l’image de l’abbé de Fécamp, lequel, non sans fausse humi­li­té, se pré­ten­dit inca­pable de par­ler après « tant et de tels doc­teurs, que leurs pareils ne sont peut-​être pas trou­vables dans l’univers »5. Comme Ponce-​Pilate, il se lava les mains, cau­tion­nant ain­si les pires déla­teurs. Au cours de la pas­sion de l’Église, on vit de la même manière ceux qui subis­saient silen­cieu­se­ment et ceux qui atten­daient par-​dessus tout la condam­na­tion ciblée des défen­seurs de la doc­trine tra­di­tion­nelle. Le tri­bu­nal condam­nant le Christ pro­cé­da de même. Juge et par­tie, il ren­dit une sen­tence sans appel. S’affranchissant des règles les plus élé­men­taires de la jus­tice, il n’entendit que les accu­sa­teurs et se sai­sit des détails les plus insi­gni­fiants pour assou­vir la haine des héri­tiers de Salomé qui, par un caprice hai­neux, exi­gea un jour qu’on lui offre une tête sur un plateau !

Jeanne d’Arc (III) : une sainte excommuniée

Dans la soli­tude, Jeanne se sen­tit chan­ce­ler. Au cime­tière de Saint-​Ouen, non loin de la cathé­drale de Rouen, devant le peuple et la cour, elle signa dans ses der­niers jours un acte d’abjuration qu’on lui avait ten­du et qu’elle n’avait pas lu, en tra­çant sous la pres­sion une croix qui valut, selon les dif­fé­rentes inter­pré­ta­tions, accep­ta­tion ou inva­li­da­tion. Dès le len­de­main pour­tant, elle se dédit, et confia vou­loir se confor­mer à ses voix. Même les plus grands saints peuvent être ten­tés de se décou­ra­ger. C’est d’ailleurs à leur capa­ci­té à se rele­ver en pareille situa­tion qu’on recon­naît leur force d’âme et l’héroïcité de leurs ver­tus. Le Sauveur n’a‑t-il pas, lui aus­si, été ten­té au jar­din des Oliviers avant de pous­ser un cri de souf­france : « Père, père, pour­quoi m’avez-vous abandonné ? »

Mais le sacri­fice suprême était à por­tée de main. Jeanne fut condam­née à mort. On lui lit la sen­tence d’excommunication, qui revê­tait toute la solen­ni­té que lui confé­raient les repré­sen­tants offi­ciels de l’Église. Elle gra­vit les marches du bûcher qui devait la consu­mer, offi­ciel­le­ment réprou­vée par la Sainte Institution dont les dépo­si­taires lui indi­quèrent dans le ver­dict, avec toute l’hypocrisie qui se devait, qu’ils pen­saient sin­cè­re­ment qu’elle, Jeanne, aurait dû « pré­fé­rer demeu­rer fidè­le­ment et constam­ment dans la com­mu­nion, ain­si que dans l’unité de l’Eglise catho­lique et du pon­tife romain. »6 On l’affubla d’une coiffe sur laquelle furent ins­crits les chefs d’inculpation que ses détrac­teurs répé­taient à l’envi : « héré­tique, schis­ma­tique et relapse ». Quelle dou­leur plus cruelle y a‑t-​il pour les vrais ser­vi­teurs de l’Église que de se sen­tir iso­lés au soir de leur vie, reje­tés par ses auto­ri­tés tan­dis qu’on cède par­fois les places d’honneur à ceux qui mal­mènent les véri­tés essen­tielles de la Foi ? Jésus Christ, aban­don­né par ses dis­ciples, n’avait-il pas été condam­né à être cru­ci­fié, alors qu’on libé­rait en échange Barabbas, le pire des brigands ?

Jeanne mon­ta vers le mar­tyre. Sa peau allait rou­gir, ses che­veux devaient griller et ses membres allaient être car­bo­ni­sés par les flammes et déjà, cer­tains de ses accu­sa­teurs, comme Loyseleur, s’approchèrent en toute hâte de la char­rette qui la menait au sup­plice pour la conju­rer de lui accor­der le par­don. Devant tant de sain­te­té, son bour­reau s’enfuit éper­du et tom­ba à genoux devant un frère prê­cheur : « Je crains fort d’être dam­né car j’ai brû­lé une sainte »4, ultime aveu qui rap­pelle la sen­tence biblique pré­fi­gu­rant l’attitude ce ceux qui ont cru­ci­fié Notre Seigneur : « Ils regar­de­ront vers Celui qu’ils ont transpercé. »

Un quart de siècle après sa mort, la cause de l’héroïne d’Orléans fut revi­si­tée et l’Église la réha­bi­li­ta offi­ciel­le­ment. En atten­dant, nom­breux furent ceux qui pen­sèrent qu’il était de rigueur de ne pas juger les ver­dicts des repré­sen­tants de l’institution ecclé­sias­tique. Pie XII célé­bra cette digne fin d’une héroïne fran­çaise qui devait obte­nir un jour sur terre comme au ciel la cou­ronne des saints : « Dans le silence résonnent les paroles d’une mar­tyre fidèle à sa voca­tion, pleine de foi en l’Église, à laquelle elle en appe­lait, invo­quant le très doux nom de Jésus, son unique conso­la­tion. À tra­vers la fumée qui monte, elle fixe la croix, cer­taine qu’un jour elle obtien­dra jus­tice. »3

N’est-ce pas de ces belles figures à l’image de Jeanne dont parle saint Augustin dans ces lignes : « Souvent aus­si la divine pro­vi­dence per­met que, vic­times des agi­ta­tions sédi­tieuses exci­tées par les hommes sen­suels, des justes même soient exclus de l’as­sem­blée des chré­tiens. S’ils endurent patiem­ment ces outrages et ces injus­tices, sans vou­loir trou­bler la paix de l’Eglise par les nou­veau­tés du schisme ou de l’hé­ré­sie, ils montrent à tous avec quel dévoue­ment véri­table, quel amour sin­cère l’homme doit ser­vir son Dieu. Ces chré­tiens dévoués ont des­sein de ren­trer au port, quand le calme aura suc­cé­dé à la tem­pête. S’ils ne le peuvent, soit parce que l’o­rage conti­nue à gron­der, soit parce qu’ils craignent que leur retour n’en­tre­tienne la tem­pête ou n’en excite de plus ter­rible, ils pré­fèrent pour­voir au salut des agi­ta­teurs qui les ont chas­sés : et sans réunir des assem­blées secrètes, ils sou­tiennent jus­qu’à la mort et confirment par leur témoi­gnage la foi qu’ils savent prê­chée dans l’Eglise catho­lique. Celui qui voit leurs secrets com­bats sait en secret cou­ron­ner leur vic­toire. Cette situa­tion semble rare dans l’Eglise, mais elle n’est pas sans exemple, elle se pré­sente même plus fré­quem­ment qu’on ne pour­rait le croire. Ainsi tous les hommes et toutes leurs actions servent à l’ac­com­plis­se­ment des des­seins de la divine pro­vi­dence pour la sanc­ti­fi­ca­tion des âmes et l’é­di­fi­ca­tion du peuple de Dieu. »7

Côme de Prévigny – Janvier 2012

Source : Rorate Coeli (en anglais)

  1. Saint Pie X, Discours du 13 décembre 1908. []
  2. Charles VII, roi de France 1403–1461. []
  3. Pie XII, Message radio à la France, 25 juin 1956. [] []
  4. Procès de Jeanne d’Arc, Déposition de frère Isambard de la Pierre, frère prê­cheur. [] []
  5. Procès de Jeanne d’Arc, 44e séance, 12 avril 1431 []
  6. Procès de Jeanne d’Arc, 56e séance, 30 mai 1431. []
  7. Saint Augustin, De la vraie reli­gion, VI, 11. []