La vraie laïcité, base de la chrétienté ?

1. Ce qu’est la chrétienté

1. La chré­tien­té est l’ordre social chré­tien, c’est-à-dire l’union, conforme au des­sein de Dieu, de l’Église et de la socié­té civile, celle-​ci se situant dans la dépen­dance de celle-​là dès qu’il s’agit de faire par­ve­nir les âmes à leur fin der­nière. Cette union repré­sente un mys­tère d’ordre sur­na­tu­rel, c’est-à-dire une réa­li­té néces­saire, qui ne sau­rait être connue autre­ment que par le moyen d’une révé­la­tion divine, et que la rai­son natu­relle de l’homme, lais­sée à ses propres forces, ne sau­rait ni décou­vrir (quant à son exis­tence) ni com­prendre (quant à sa nature intime) [1]. Le fait de la chré­tien­té s’impose sans doute à la consi­dé­ra­tion de l’histoire, de la phi­lo­so­phie poli­tique ou de la socio­lo­gie, mais ce n’est alors ni plus ni moins qu’un fait d’ordre his­to­rique, poli­tique ou socio­lo­gique, selon dif­fé­rents aspects qui, pour être réels, ne cor­res­pondent pas pro­pre­ment à la nature intime de cette chré­tien­té. Seul le Magistère de l’Église est en mesure de nous en don­ner l’intelligence exacte, que la théo­lo­gie se donne ensuite pour tâche d’approfondir.

2. Le grand texte de réfé­rence par lequel l’Église affirme cette doc­trine, avec l’autorité de son Magistère ordi­naire, est l’Encyclique Immortale Dei du Pape Léon XIII, en date du 1er novembre 1885. « Il est donc néces­saire », dit le Pape, « qu’il y ait entre les deux puis­sances un sys­tème de rap­ports bien ordon­né, non sans ana­lo­gie avec celui qui, dans l’homme, consti­tue l’union de l’âme et du corps [2]. » Saint Thomas disait déjà aupa­ra­vant que « la puis­sance sécu­lière est sou­mise à la puis­sance spi­ri­tuelle comme le corps à l’âme » [3]. Que signi­fient exac­te­ment ces des­crip­tifs emprun­tés à l’ordre phy­sique ? Léon XIII l’explique dans les termes sui­vants : « Ainsi, tout ce qui, dans les choses humaines, est sacré à un titre quel­conque, tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par rap­port à son but, tout cela est du res­sort de l’autorité de l’Église. Quant aux autres choses qu’embrasse l’ordre civil et poli­tique, il est juste qu’elles soient sou­mises à l’autorité civile, puisque Jésus-​Christ a com­man­dé de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu [4]

3. La défi­ni­tion de la chré­tien­té se décom­pose donc en trois grandes véri­tés. Première véri­té : l’Église a juri­dic­tion sur les matières ordi­nai­re­ment spi­ri­tuelles, puisque « tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu par sa nature est du res­sort de l’autorité de l’Église ». Deuxième véri­té : l’Église n’a pas juri­dic­tion sur les matières ordi­nai­re­ment tem­po­relles, puisque « les choses qu’embrasse l’ordre civil et poli­tique sont sou­mises à l’autorité civile ». Troisième véri­té : l’Église a juri­dic­tion sur les matières tem­po­relles en tant qu’elles se trouvent ordon­nées aux matières spi­ri­tuelles, puisque « tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu par son but est du res­sort de l’autorité de l’Église ». Ce pro­pos du Pape nous indique plus pré­ci­sé­ment en quoi les matières tem­po­relles peuvent deve­nir spi­ri­tuelles et tom­ber pour autant sous la juri­dic­tion de l’Église : c’est en rai­son de leur but. Dans son Apologie pour le Traité sur le pape et le concile [5], Cajetan dit lui aus­si que le Pape pos­sède le pou­voir suprême en matière tem­po­relle, « dans la mesure où il y a un ordre du tem­po­rel au spi­ri­tuel ». On dira donc, selon l’expression consa­crée par saint Robert Bellarmin, que le Pape pos­sède un pou­voir indi­rect en matière tem­po­relle. Cela signi­fie que le Pape pos­sède ce pou­voir non sur le tem­po­rel en tant que tel, mais dans la mesure où celui qui agit en matière tem­po­relle se pro­pose par là d’atteindre le bien spi­ri­tuel, qui s’identifie avec la fin der­nière de l’homme. Cette fin der­nière res­tant tou­jours le motif der- nier de toute entre­prise humaine ici-​bas, l’Église ne peut jamais se dés­in­té­res­ser de l’ordre tem­po­rel et c’est pour- quoi l’union de l’Église et de l’État reste tou­jours néces­saire, union qui doit prendre la forme de la subor­di­na­tion réelle, quoiqu’indirecte, de l’État à l’Église. Le Pape saint Pie X expri­mait cette consé­quence en ces termes : « Quoiqu’il fasse, même dans l’ordre des choses tem­po­relles, le chré­tien n’a pas le droit de mettre au second rang les inté­rêts sur­na­tu­rels ; toutes ses actions, en tant que mora­le­ment bonnes ou mau­vaises, c’est-à-dire en accord ou en désac­cord avec le droit natu­rel ou divin, tombent sous le juge­ment et la juri­dic­tion de l’Église [6]. » C’est jus­te­ment pour­quoi, disait encore le même Pape, « l’on n’édifiera pas la socié­té, si l’Église n’en jette les bases et ne dirige les tra­vaux » [7].

4. La chré­tien­té ne sau­rait donc se défi­nir, dans sa nature intime, telle que Dieu nous l’a révé­lée et telle que le Magistère nous la fait connaître, ni comme l’absorption de l’État par l’Église ou de l’Église par l’État, ni comme la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État. L’absorption de l’Église par l’État ain­si que la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État sont deux erreurs direc­te­ment condam­nées par le Magistère ordi­naire de l’Église, la pre­mière dans la consti­tu­tion Licet jux­ta doc­tri­nam du Pape Jean XXII en 1327 [8], dans la Constitution Auctorem fidei du Pape Pie VI en 1794 [9] ain­si que dans le Syllabus de Pie IX en 1864 [10], la seconde dans la Lettre Encyclique Vehementer nos du Pape saint Pie X en 1906 [11]. L’absorption de l’État dans l’Église est une erreur indi­rec­te­ment condam­née par le Magistère ordi­naire de l’Église, du fait que celui-​ci enseigne que la socié­té civile est une socié­té par­faite [12].

2. La juridiction de l’Eglise

5. Dans la dépen­dance de ces ensei­gne­ments du Magistère, tous les théo­lo­giens admettent que l’Église pos­sède de droit divin un pou­voir de juri­dic­tion propre et véri­table et que celui-​ci porte sur les matières spi­ri­tuelles, c’est-à-dire ordon­nées comme à leur fin pro­chaine au bien com­mun de l’ordre sur­na­tu­rel). Tous les théo­lo­giens admettent aus­si que sur les matières tem­po­relles, c’est-à-dire ordon­nées comme à leur fin pro­chaine au bien com­mun de l’ordre natu­rel, l’Église ne pos­sède aucune juri­dic­tion et qu’en ce domaine elle peut tout au plus conseiller, mais non pres­crire. La ques­tion se pose au sujet des matières tem­po­relles envi­sa­gées non plus en tant que telles, mais en tant qu’elles entrent en connexion morale- ment néces­saire avec le bien spi­ri­tuel dont l’Église a la charge. Elles ne cessent pas d’être pour autant des matières tem­po­relles ; doit-​on admettre que l’Église exerce sur elles une véri­table juri­dic­tion en rai­son de ce lien ? La tra­di­tion théo­lo­gique [13] la plus authen­tique répond que oui.

6. Le point essen­tiel qui doit com­man­der toute l’intelligence de cette ques­tion est que l’Église a juri­dic­tion sur les États dans la mesure pré­cise où elle est la seule à avoir reçu de Dieu la charge du bien com­mun de l’ordre sur­na­tu­rel, en vue duquel le bien com­mun natu­rel se trouve de fait enga­gé. Et cela signi­fie deux choses très impor­tantes. Premièrement, l’Église a en tant que telle juri­dic­tion sur les États, c’est-à-dire en rai­son ce qu’elle est essen­tiel­le­ment, dans sa nature intime d’unique socié­té d’ordre sur­na­tu­rel, char­gée de faire appli­quer le droit divin posi­tif, c’est-à-dire la loi sur­na­tu­relle révé­lée par Dieu, en plus de la loi natu­relle. Deuxièmement, le motif pro­fond pour lequel l’Église a en tant que telle juri­dic­tion sur les États est le motif d’une cause finale : l’Église a juri­dic­tion sur les États parce qu’elle est la seule socié­té qui pos­sède tous les moyens néces­saires et suf­fi­sants pour faire par­ve­nir les indi­vi­dus et les socié­tés à la fin véri­ta­ble­ment ultime, qui est une fin d’ordre sur­na­tu­rel. Bref, la juri­dic­tion de l’Église sur les États n’est que la suite logique de la royau­té sociale du Christ.

3. Depuis Vatican II

7. Tout autre est le dis­cours tenu par les membres de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, depuis le concile Vatican II. Ce concile enseigne en effet ce qu’il appelle « l’autonomie » des États à l’égard de l’Église. L’explication s’en trouve au numé­ro 36 (§ 1–2‑3) de la consti­tu­tion pas­to­rale Gaudium et spes. Partant du fait qu’un grand nombre de nos contem­po­rains semblent redou­ter un lien étroit entre l’activité concrète et la reli­gion, y voyant un dan­ger pour l’autonomie des hommes, des socié­tés et des sciences (§ 1), le concile entend dis­si­per cette inquié­tude en pro­po­sant une dis­tinc­tion, au niveau même de la notion d’autonomie (§ 2–3). Premièrement, si, par auto­no­mie des réa­li­tés ter­restres, on veut dire que les choses créées et les socié­tés elles-​mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à uti­li­ser et à orga­ni­ser, une telle exi­gence d’autonomie est plei­ne­ment légi­time, car c’est en ver­tu de la créa­tion même que toutes choses sont éta­blies selon leur ordon­nance et leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à uti­li­ser et à orga­ni­ser (§ 2). En revanche, si, par « auto­no­mie du tem­po­rel », on entend que les choses créées ne dépendent pas de Dieu et que l’homme peut en dis­po­ser sans réfé­rence au Créateur, la notion n’est plus légi­time, d’autant moins que « tous les croyants, à quelque reli­gion qu’ils appar­tiennent, ont tou­jours enten­du la voix de Dieu et sa mani­fes­ta­tion, dans le lan­gage des créa­tures ». L’autonomie se dis­tingue comme telle de la dépen­dance ou de la subor­di­na­tion. Le concile affirme simul­ta­né­ment ici l’indépendance des socié­tés tem­po­relles, c’est-à-dire des États, à l’égard des dif­fé­rentes socié­tés reli­gieuses, dont l’Église catho­lique et la dépen­dance de ces mêmes socié­tés à l’égard de Dieu, envi­sa­gé comme Créateur, c’est-à-dire prin­cipe de l’ordre natu­rel. Et tout cela est dit dans un cha­pitre II, qui traite pré­ci­sé­ment de « la com­mu­nau­té humaine », c’est-à-dire de l’ordre concrè­te­ment exis­tant, sur le plan de l’activité com­mu­nau­taire. Autant dire que l’ordre des socié­tés humaines est un ordre exclu­si­ve­ment natu­rel, qui doit se défi­nir dans sa rela­tion au Créateur, auteur de la nature, et non au Dieu tri­ni­taire, auteur de la vie sur­na­tu­relle de la grâce, non au Christ et à son Église.

8. La rai­son pro­fonde de cette situa­tion est ensei­gnée par la Déclaration Dignitatis humanæ sur la liber­té reli­gieuse. Celle-​ci affirme en effet en son n° 2 que tous les hommes doivent être sous­traits à toute contrainte de la part de quelque pou­voir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière reli­gieuse nul ne soit empê­ché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en pri­vé comme en public, seul ou asso­cié à d’autres. Et ce fait s’explique lui-​même en rai­son de la digni­té de la per­sonne humaine, douée de liber­té : la véri­té ne sau­rait s’imposer à elle que « par la force de la véri­té elle-​même, qui pénètre l’esprit avec autant de dou­ceur que de puis­sance ». La reli­gion oblige bien l’homme, pris comme une per­sonne, mais indé­pen­dam­ment de l’ordre social tem­po­rel, qui reste quant à lui auto­nome, c’est-à-dire indif­fé­rent, à l’égard de toute reli­gion, y com­pris la reli­gion divi­ne­ment révé­lée de l’ordre sur­na­tu­rel. Cet ordre tem­po­rel est donc natu­ra­liste en rai­son même de son auto­no­mie. Dans l’un des der­niers actes de son pon­ti­fi­cat, le Pape Benoît XVI se fai­sait encore l’écho de ce prin­cipe : « La liber­té reli­gieuse est le som­met de toutes les liber­tés. Elle est un droit sacré et inalié­nable. Elle com­prend à la fois, au niveau indi­vi­duel et col­lec­tif, la liber­té de suivre sa conscience en matière reli­gieuse, et la liber­té de culte. Elle inclut la liber­té de choi­sir la reli­gion que l’on juge être vraie et de mani­fes­ter publi­que­ment sa propre croyance. Il doit être pos­sible de pro­fes­ser et de mani­fes­ter libre­ment sa reli­gion et ses sym­boles, sans mettre en dan­ger sa vie et sa liber­té per­son­nelle [14]. » La liber­té doit s’entendre ici à l’égard de « quelque pou­voir humain que ce soit ». L’État ne doit pas impo­ser la reli­gion aux membres de la socié­té, et cela explique que l’Église n’ait pas de juri­dic­tion sur lui.

4. L’explication de Benoît XVI

9. Est-​ce à dire que l’Église ne doit nul­le­ment inter­ve­nir dans le cadre de l’ordre tem­po­rel ? Benoît XVI a pré­ci­sé ce point, dans son dis­cours à l’union des juristes catho­liques ita­liens, le 9 décembre 2006 [15]. L’idée de l’autonomie du tem­po­rel, posée en prin­cipe par le concile, dans la consti­tu­tion Gaudium et spes, signi­fie, dit le Pape, « l’autonomie effec­tive des réa­li­tés ter­restres, non pas de l’ordre moral, mais du domaine ecclé­sias­tique ». Le domaine tem­po­rel échappe donc néces­sai­re­ment comme tel à la juri­dic­tion de l’Église, tou­jours et par­tout. Le prin­cipe énon­cé par Vatican II et reven­di­qué par Benoît XVI auto­rise tout au plus dans le domaine tem­po­rel une inter­ven­tion des reli­gions, vraies ou fausses (et pas seule­ment de l’Église) en faveur de l’ordre moral natu­rel, et seule­ment par mode de conseil ou de libre témoi­gnage. Et Benoît XVI pré­cise que cette affir­ma­tion conci­liaire de l’autonomie ain­si com­prise « consti­tue la base doc­tri­nale de la « saine laï­ci­té » ». Il vaut la peine de nous y arrê­ter, puisque c’est pré­ci­sé­ment cette laï­ci­té là que reven­dique – en s’appuyant expli­ci­te­ment sur ce dis­cours de Benoît XVI – le livret de pré­pa­ra­tion don­né en pâture aux chefs de cha­pitre du pèle­ri­nage de Pentecôte, orga­ni­sé en cette année 2019 pour mar­cher de Paris à Chartres.

10. D’après cette expli­ca­tion de Benoît XVI, la saine laï­ci­té doit s’entendre au sens où la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État n’implique pas la sépa­ra­tion de l’État et de la loi morale natu­relle. Le pape réprouve donc une concep­tion de la laï­ci­té qui, en excluant toute inter­ven­tion de l’Église et des reli­gions dans le domaine social, vou­drait exclure par là toute vision reli­gieuse de la vie, de la pen­sée et de la morale. Cette exclu­sion est inac­cep­table aux yeux de Benoît XVI, parce que jus­te­ment la reli­gion est selon lui le fon­de­ment même qui donne à la loi morale son carac­tère abso­lu. Et par reli­gion, le pape désigne, à la suite de la consti­tu­tion Gaudium et spes du concile Vatican II, l’attitude de « qui­conque croit en Dieu et à sa pré­sence trans­cen­dante dans le monde créé ». C’est donc la reli­gion réduite à son plus petit déno­mi­na­teur com­mun, la simple reli­gion natu­relle, reli­gion trop théo­rique pour ne pas en deve­nir natu­ra­liste. Le Pape pour­suit d’ailleurs son pro­pos en indi­quant les limites à l’intérieur des­quelles l’État doit recon­naître la reli­gion (non seule­ment l’Église, mais les dif­fé­rentes reli­gions) comme une orga­ni­sa­tion d’utilité publique, ayant le droit d’intervenir sur le ter­rain propre- ment social. « La « saine laï­ci­té » implique que l’État ne consi­dère pas la reli­gion comme un simple sen­ti­ment indi­vi­duel, qui pour­rait être limi­té au seul domaine pri­vé. Au contraire, la reli­gion, étant éga­le­ment orga­ni­sée en struc­tures visibles, comme cela a lieu pour l’Église, doit être recon­nue comme pré­sence com­mu­nau­taire publique. Cela com­porte en outre qu’à chaque confes­sion reli­gieuse (à condi­tion qu’elle ne soit pas oppo­sée à l’ordre moral et qu’elle ne soit pas dan­ge­reuse pour l’ordre public), soit garan­ti le libre exer­cice des acti­vi­tés de culte – spi­ri­tuelles, cultu­relles, édu­ca­tives et cari­ta­tives – de la com­mu­nau­té des croyants. À la lumière de ces consi­dé­ra­tions, l’hostilité à toute forme d’importance poli­tique et cultu­relle accor­dée à la reli­gion, et à la pré­sence, en par­ti­cu­lier, de tout sym­bole reli­gieux dans les ins­ti­tu­tions publiques, n’est cer­tai­ne­ment pas une expres­sion de la laï­ci­té, mais de sa dégé­né­res­cence en laï­cisme. De même que nier à la com­mu­nau­té chré­tienne et à ceux qui la repré­sentent de façon légi­time, le droit de se pro­non­cer sur les pro­blèmes moraux qui inter­pellent aujourd’hui la conscience de tous les êtres humains, en par­ti­cu­lier des légis­la­teurs et des juristes, n’est pas non plus le signe d’une saine laïcité. »

11. Le Pape fait ici la dif­fé­rence – et les orga­ni­sa­teurs du pèle­ri­nage de Paris-​Chartres la font avec lui – entre la bonne et la mau­vaise laï­ci­té, comme entre la laï­ci­té pro­pre­ment dite et le laï­cisme. Le laï­cisme n’est pas légi­time, dans la mesure où il exclut abso­lu­ment toute expres­sion reli­gieuse dans le domaine public. La laï­ci­té en revanche recon­naît à la reli­gion son impor­tance publique et sociale, à condi­tion qu’elle ne soit pas oppo­sée à l’ordre moral et qu’elle ne soit pas dan­ge­reuse pour l’ordre public. Le régime de la saine laï­ci­té est donc celui où l’État fait repo­ser l’ordre moral de la socié­té sur ses véri­tables bases. Ces bases sont celles de la reli­gion, dans la mesure où la reli­gion est l’expression de la loi du Créateur – et donc dans la mesure aus­si où la reli­gion s’exprime à tra­vers toutes les reli­gions, dont l’Église, mais pas seule­ment. Et Benoît XVI ter­mine en fai­sant remar­quer que l’Église elle-​même ne désire inter­ve­nir dans le domaine social que pour assu­rer la pro­mo­tion de cet ordre moral, et coopé­rer ain­si avec l’État à la pro­mo­tion de la digni­té de la per­sonne humaine et de ses droits. « Il ne s’agit pas d’une ingé­rence indue de l’Église dans l’activité légis­la­tive, propre et exclu­sive de l’État, mais de l’affirmation et de la défense des grandes valeurs qui donnent un sens à la vie des per­sonnes et qui en pré­servent la digni­té. Ces valeurs, avant d’être chré­tiennes, sont humaines, c’est-à-dire qu’elles ne laissent pas indif­fé­rente et silen­cieuse l’Église, qui a le devoir de pro­cla­mer avec fer­me­té la véri­té sur l’homme et sur son des­tin. » Bref, c’est tou­jours le même prin­cipe : l’Église conci­liaire de Vatican II, par la bouche de Benoît XVI renonce ici à la juri­dic­tion de l’Église sur les États, pour s’en tenir à un régime de liber­té d’expression reli­gieuse, en faveur de la morale naturelle.

12. La même idée se retrouve encore un an plus tard, dans ce dis­cours d’octobre 2007 : « De cette façon se réa­lise, en effet, le prin­cipe énon­cé par le Concile Vatican II, selon lequel « la com­mu­nau­té poli­tique et l’Église sont indé­pen­dantes l’une de l’autre et auto­nomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au ser­vice de la voca­tion per­son­nelle et sociale des mêmes hommes » (Gaudium et spes, n. 75). Ce prin­cipe, pré­sen­té avec auto­ri­té éga­le­ment par la Constitution de la République ita­lienne (cf. art. 7), fonde les rela­tions entre le Saint-​Siège et l’État ita­lien, comme il est rap­pe­lé éga­le­ment dans l’Accord qui, en 1984, a appor­té des modi­fi­ca­tions au Concordat du Latran. Dans celui-​ci sont ain­si réaf­fir­mées tant l’indépendance et la sou­ve­rai­ne­té de l’État et de l’Église, que la col­la­bo­ra­tion réci­proque pour la pro­mo­tion de l’homme et du bien de la com­mu­nau­té natio­nale tout entière. En pour­sui­vant ce but, l’Église ne se pro­pose pas des objec­tifs de pou­voir ni ne pré­tend de pri­vi­lèges, ou aspire à des situa­tions d’avantages éco­no­mique et social. Son unique objec­tif est de ser­vir l’homme, en pui­sant, comme norme suprême de conduite, aux paroles et à l’exemple de Jésus Christ qui « a pas­sé en fai­sant le bien et en gué­ris­sant tous » » (Ac 10, 38). C’est pour­quoi, l’Église catho­lique demande à être consi­dé­rée en ver­tu de sa nature spé­ci­fique et de pou­voir accom­plir libre­ment sa mis­sion par­ti­cu­lière pour le bien non seule­ment des fidèles, mais de tous les Italiens. C’est pré­ci­sé­ment pour cela, comme je l’ai affir­mé l’an der­nier à l’occasion du Congrès ecclé­sial de Vérone, que l’« Église n’est pas et n’entend pas être un agent poli­tique. Dans le même temps, elle a un inté­rêt pro­fond pour le bien de la com­mu­nau­té poli­tique, dont l’âme est la jus­tice et elle lui offre à un double niveau sa contri­bu­tion spé­ci­fique » (Insegnamenti de Benoît XVI, II, 2, [2006], p. 475). Je forme de tout cœur le vœu que la col­la­bo­ra­tion entre toutes les com­po­santes de la bien-​aimé nation que vous repré­sen­tez, contri­bue non seule­ment à pré­ser­ver jalou­se­ment l’héritage cultu­rel et spi­ri­tuel qui vous carac­té­rise et qui est une par­tie inté­grante de votre his­toire, mais soit encore plus un encou­ra­ge­ment à recher­cher des voies nou­velles pour affron­ter de façon adé­quate les grands défis qui carac­té­risent l’époque post-​moderne. Parmi ceux-​ci, je me limite à citer la défense des droits de la per­sonne et de la famille, la construc­tion d’un monde soli­daire, le res­pect de la créa­tion, le dia­logue inter­cul­tu­rel et inter­re­li­gieux [16]

5. Un pèlerinage « de saine laïcité »

13. Il est alors bien dif­fi­cile de par­ler encore de chré­tien­té. C’est pour­tant ce qu’ambitionne le livret du pèle­ri­nage des com­mu­nau­tés Ecclesia Dei, lorsqu’il pré­tend que « Benoît XVI, en fait, redé­fi­nit ce qu’est la vraie laï­ci­té, base de la chré­tien­té : une dis­tinc­tion entre les deux pou­voirs, tout en deman­dant que le pou­voir tem­po­rel soit irri­gué par le pou­voir spi­ri­tuel ». À ceci près que le pou­voir spi­ri­tuel, ici, dans la pen­sée du pré­dé­ces­seur de François, ce n’est pas seule­ment l’Église, mais c’est toute reli­gion, libre de s’exprimer au pro­fit d’un ordre social natu­ra­liste. La nou­velle chré­tien­té, basée sur la saine laï­ci­té de Benoît XVI, n’est autre que la socié­té plu­ra­liste de Lamennais, déjà condam­née par le Pape Grégoire XVI dans l’Encyclique Mirari vos de 1830 et pro­po­sée comme idéal au Pape Paul VI, lors du concile Vatican II, par Jacques Maritain. Le Père Julio Meinvielle en a dres­sé la cri­tique théo­lo­gique défi­ni­tive dans son maître livre De Lamennais à Maritain, un ouvrage clas­sique et fon­da­men­tal, dont Mgr Lefebvre recom­man­dait la lec­ture à ses prêtres et à ses séminaristes.

14. Mais c’était avant les sacres du 30 juin 1988. Depuis, les béné­dic­tins du Barroux et les domi­ni­cains de Chéméré-​le-​Roi se sont fait les apo­lo­gistes de la liber­té reli­gieuse, et ce sont eux qui dif­fusent la nou­velle doc­trine sociale de l’Église auprès des chefs de cha­pitre d’un pèle­ri­nage de « nou­velle chré­tien­té », qui pour­rait désor­mais se reven­di­quer tout autant comme un pèle­ri­nage « de saine laï­ci­té ». Voilà bien la preuve de ce que nous remar­quions [17] : la dua­li­té de pèle­ri­nage n’est pas seule­ment une dua­li­té de par­cours ; elle est beau­coup plus une dua­li­té de doctrines.

Abbé Jean-​Michel Gleize

Source : Courrier de Rome n°622

Notes de bas de page
  1. Cf. GARRIGOU-​LAGRANGE, De reve­la­tione, T. I, 3e édi­tion de 1926, p. 76–78[]
  2. LÉON XIII, Immortale Dei dans Acta sanctæ Sedis, T. XVIII (1885), p. 166.[]
  3. SAINT THOMAS D’AQUIN, Somme théo­lo­gique, 2a2æ pars, ques­tion 60, article 6, 3e objec­tion et ad 3.[]
  4. LÉON XIII, Immortale Dei dans Acta sanctæ Sedis, T. XVIII (1885), p. 166–167.[]
  5. Au cha­pitre XI, n° 639–640 de l’édition Pollet.[]
  6. SAINT PIE X, Lettre Encyclique Singulari qua­dam du 24 sep­tembre 1912 dans Acta apos­to­licæ Sedis, T. IV (1912), p. 658.[]
  7. ID., Lettre aux arche­vêques et évêques fran­çais Notre charge apos­to­lique du 25 août 1910 dans Acta apos­to­licæ Sedis, T. II (1910), p. 612.[]
  8. Proposition condam­née n° 3, DS 943.[]
  9. Proposition condam­née n° 5, DS 2605.[]
  10. Proposition condam­née n ° 19, DS 2919.[]
  11. SAINT PIE X, Lettre ency­clique Vehementer nos du 11 février 1906 dans Acta sanctæ Sedis, T. XXXIX (1906), p. 12–13.[]
  12. LÉON XIII, Immortale Dei dans Acta sanctæ Sedis, T. XVIII (1885), p. 166–167 ; PIE XI, Divini illius magis­tri du 31 décembre 1930 dans Acta apos­to­licæ Sedis, T. XXII, p. 53.[]
  13. CHARLES JOURNET, La Juridiction de l’Église sur la cité, ch. VI, p. 145–171.[]
  14. BENOÎT XVI, « Exhortation apos­to­lique Ecclesia in Medio Oriente du 14 sep­tembre 2012 », § 26 dans DC n° 2497, p. 846.[]
  15. DC n° 2375, p. 214–215.[]
  16. BENOÎT XVI, « Discours à M. Antonio Zanardi, nou­vel ambas­sa­deur d’Italie, le 4 octobre 2007 » dans DC n° 2389, p. 935–936.[]
  17. Cf. l’article « Face à face » dans le pré­sent numé­ro du Courrier de Rome.[]

FSSPX

M. l’ab­bé Jean-​Michel Gleize est pro­fes­seur d’a­po­lo­gé­tique, d’ec­clé­sio­lo­gie et de dogme au Séminaire Saint-​Pie X d’Écône. Il est le prin­ci­pal contri­bu­teur du Courrier de Rome. Il a par­ti­ci­pé aux dis­cus­sions doc­tri­nales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011.