Lettre du Supérieur général à l’occasion des 50 ans de la Fraternité

Un jubi­lé d’or ne se ren­contre pas tou­jours dans une vie humaine, mais il est fré­quent de l’atteindre dans la vie d’un ins­ti­tut reli­gieux. La Fraternité Sacerdotale Saint-​Pie X rend grâce à Dieu pour ces 50 années d’existence.

A l’occasion de de ce jubi­lé, le supé­rieur géné­ral de la Fraternité Saint-​Pie X, M. l’abbé Davide Pagliarani, a adres­sé une lettre « aux membres et fidèles de la Fraternité sacer­do­tale Saint-​Pie X, à l’occasion du 50e anni­ver­saire de sa fondation ».

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Le but, la rai­son d’être ultime de tous nos com­bats, c’est la vie d’u­nion à Notre-​Seigneur, Roi

Chers membres et fidèles de la FSSPX,

C’est pour moi une joie bien réelle de pou­voir m’adresser à vous, à ce moment tout par­ti­cu­lier de l’histoire de notre Fraternité qu’est la célé­bra­tion de son jubi­lé d’or.

Ce 50e anni­ver­saire de la Fraternité sacer­do­tale Saint-​Pie X est avant tout l’occasion d’une réelle et pro­fonde action de grâces. Envers Dieu d’abord, qui ne cesse de nous sou­te­nir et de nous com­bler mal­gré les épreuves, et qui nous for­ti­fie dans ces épreuves elles-​mêmes : si la croix n’a jamais fait défaut dans ce demi-​siècle d’histoire, il faut y voir la preuve d’une bien­veillance toute par­ti­cu­lière de la Providence, qui ne per­met les maux que pour l’édification de son règne et la sanc­ti­fi­ca­tion de ses fidèles ser­vi­teurs. Envers notre fon­da­teur aus­si, qui a su nous trans­mettre les tré­sors les plus pré­cieux de l’Église avec la flamme ardente d’une cha­ri­té intré­pide, éclai­rée par une foi pro­fonde et sou­te­nue par une espé­rance indé­fec­tible dans la cha­ri­té de Dieu lui-​même : « cre­di­di­mus caritati ».

Ce 50e anni­ver­saire nous invite éga­le­ment à faire le point sur notre situa­tion aujourd’hui : cette flamme reçue de notre fon­da­teur est-​elle tou­jours bien vive ? Exposé à tous les vents d’une crise qui se pro­longe indé­fi­ni­ment, dans l’Église comme dans la socié­té tout entière, ce pré­cieux flam­beau ne risque-​t-​il pas de vaciller et de faiblir ?

D’une part, les com­bats de toute sorte, qui durent et dont on ne voit pas le bout, risquent de las­ser : faut-​il vrai­ment encore lut­ter ? D’autre part, après un demi-​siècle de luttes, la Fraternité Saint-​Pie X peut trou­ver qu’elle est assez confor­ta­ble­ment ins­tal­lée, et qu’elle jouit d’une rela­tive tran­quilli­té. Une telle ins­tal­la­tion, une telle tran­quilli­té ne sont-​elles pas des dan­gers ? Cette flamme, qu’à notre tour nous avons à trans­mettre à ceux qui nous suivent, est-​il besoin de la raviver ?

Il n’est pas super­flu de véri­fier que nous avons tou­jours bien à l’esprit la rai­son d’être de notre Fraternité, que nous pour­sui­vons son véri­table but, en fai­sant un bon usage des moyens qui sont à notre dis­po­si­tion pour l’atteindre. Cela est même indis­pen­sable, si nous vou­lons pou­voir conti­nuer sur la lan­cée de ces 50 pre­mières années.

1. La Fraternité doit-​elle être militante ?

Les cir­cons­tances pro­vi­den­tielles dans les­quelles Dieu a vou­lu sus­ci­ter la FSSPX, qui sont celles de la crise ter­rible où se trouve plon­gée l’Église depuis 60 ans, nous ont obli­gés à tenir une place toute par­ti­cu­lière dans ce qui a pris la forme d’un véri­table com­bat. On peut dire que c’est un peu une carac­té­ris­tique de la Fraternité d’être mili­tante : depuis le départ, elle doit lut­ter avec foi, avec cou­rage, avec per­sé­vé­rance, contre les enne­mis de l’Église. Mais il ne faut pas nous trom­per sur la nature pro­fonde de ce com­bat qui, si l’on y réflé­chit bien, n’a rien d’exceptionnel ou d’original. Car il est bien dans la nature de l’Église elle-​même, ici-​bas, d’être mili­tante. La Fraternité est d’Église, elle est donc néces­sai­re­ment militante.

Quel est notre com­bat ? Ce fut dès le départ, et c’est cer­tai­ne­ment encore aujourd’hui le com­bat pour la pré­ser­va­tion du sacer­doce. Et avec celui-​ci le com­bat pour la messe, le com­bat pour la sau­ve­garde de la litur­gie. C’est aus­si incon­tes­ta­ble­ment le com­bat de la foi, le com­bat pour la défense de la doc­trine, tra­gi­que­ment mena­cée jusqu’à Rome même par l’apostasie galo­pante de notre siècle. C’est enfin, et comme pour résu­mer tout cela, le com­bat pour le Christ-​Roi, pour le règne de Notre-​Seigneur dans les âmes et sur les nations.

Il ne faut pas nous trom­per sur la nature de notre combat.

Mais il faut bien com­prendre ce que cela veut dire… et ne pas nous arrê­ter en cours de route. La vraie por­tée de ces luttes que nous avons énu­mé­rées, quelle est-​elle ? Quelle est la rai­son d’être du com­bat pour la messe et pour le sacer­doce, celle du com­bat pour la foi, celle du com­bat pour le Christ-​Roi ? C’est cette réa­li­té qui est le but même de toute l’Église, et la rai­son d’être ultime de tous les com­bats qu’elle a dû mener tout au long de son his­toire : c’est la vie spi­ri­tuelle, la vie d’union intime à Notre-​Seigneur, Roi.

La Fraternité doit avoir cela bien pré­sent à l’esprit : le déve­lop­pe­ment de la vie spi­ri­tuelle dans nos âmes est la véri­table rai­son de son exis­tence pro­vi­den­tielle. Elle ne fait ain­si que s’inscrire dans un com­bat qui est plus grand qu’elle, qui la dépasse, et qui est en véri­té celui de Jésus-​Christ et de son Église depuis tou­jours : « Je suis venu pour qu’ils aient la vie, et qu’ils l’aient en abon­dance. » (Jn 10, 10) Si dans ce grand com­bat nous exis­tons, et si à notre place nous lut­tons, c’est ulti­me­ment pour nous unir à Notre-​Seigneur. C’est cela son règne ! Et ce n’est pas une idée abs­traite : c’est une union concrète, effec­tive et intime. C’est une vie !

Mgr Lefebvre insis­tait magni­fi­que­ment sur cette idée : « Toute notre Fraternité est au ser­vice de ce Roi : elle n’en connaît pas d’autre, elle n’a de pen­sée, d’a­mour, d’ac­ti­vi­té que pour Lui, pour son règne, sa gloire et l’a­chè­ve­ment de son œuvre rédemp­trice sur la terre [1]. Nous n’avons pas d’autre but, d’autre rai­son d’être prêtres, que de faire régner Notre Seigneur Jésus-​Christ : en fai­sant cela, nous appor­tons la vie spi­ri­tuelle aux âmes [2]. »

À l’inverse, si par habi­tude ou par las­si­tude, nous nous affai­blis­sons dans ce com­bat pour la vie d’union à Jésus-​Christ, non seule­ment nous sommes alors moins dis­po­nibles pour le com­bat essen­tiel, mais en outre, nous per­dons de vue la rai­son d’être des luttes que nous sou­hai­tons cou­ra­geu­se­ment mener pour la messe et le sacer­doce, pour la doc­trine, pour le Christ-Roi.

2. Qu’est-ce que la vie spirituelle ?

La vie spi­ri­tuelle n’est pas autre chose que la vie de notre âme, pour laquelle Dieu nous a créés, et qui fera notre bon­heur pour l’éternité : c’est la vie éter­nelle, com­men­çant déjà ici-​bas. Or, quelle défi­ni­tion Notre-​Seigneur nous donne-​t-​il de cette vie ? « La vie éter­nelle, c’est qu’ils vous connaissent, vous, le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-​Christ. » (Jn 17, 3) La vie spi­ri­tuelle consiste donc à connaître Dieu, à connaître Jésus-​Christ : sa per­sonne, sa divi­ni­té, ses ver­tus et le salut qu’il nous apporte. À le connaître pour l’imiter, et ain­si accé­der au salut.

Il ne s’agit pas de la connais­sance pure­ment spé­cu­la­tive du scien­ti­fique ou de l’expert en théo­lo­gie de la Bible. Il s’agit d’une connais­sance sur­na­tu­relle, par la foi et par la grâce, de celui qui est « la Voie, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6). Une connais­sance qui va être au fon­de­ment de cette vie pour s’épanouir, dans une inti­mi­té pro­fonde avec Notre-​Seigneur, en cha­ri­té ardente : « Croire n’est pas seule­ment don­ner son esprit à la véri­té, c’est livrer toute son âme et tout son être à celui qui la parle… et qui est cette véri­té. Croire c’est vivre… et cette vie est la Vie même : “Croyez en moi, dit Jésus. Celui qui croit en moi a la vie éter­nelle.” [3] »

De la sorte, l’âme est tou­jours davan­tage ravie par l’amour de celui qui est deve­nu tout pour elle : plus elle le connaît, plus elle l’aime ; et plus elle l’aime, plus elle pro­gresse dans la connais­sance qu’elle en a. Foi et cha­ri­té s’alimentent mutuel­le­ment, et l’âme est ain­si trans­for­mée pour deve­nir tou­jours plus sem­blable à son divin modèle.
L’âme se libère alors des chaînes qui entravent sa marche vers le salut. Depuis le péché ori­gi­nel, l’homme déchu tend à tout rap­por­ter à lui-​même : il ne connaît plus que lui, ne s’intéresse qu’à lui, vit comme replié sur lui-​même… au point d’oublier Dieu. Mais lorsque Dieu, par le bap­tême, inau­gure en cet homme son œuvre de salut, lui donne cette connais­sance de foi, et tra­vaille par sa grâce à le rendre sem­blable à lui, l’homme com­mence à tout rame­ner au Christ : bien­tôt il ne connaît plus que lui, vit en lui, cen­tré sur lui… au point de s’oublier lui-​même. C’est l’idéal chré­tien en tant que tel. Il per­met de fran­chir tous les obs­tacles, jusqu’à ce que Notre-​Seigneur soit véri­ta­ble­ment la vie d’une âme toute rem­plie par lui. C’est la liber­té vraie et défi­ni­tive réa­li­sée par celui qui est la Vérité éternelle.

Notre Seigneur veut se com­mu­ni­quer à tous, et c’est bien pour rece­voir ce don que, tous, nous avons été créés.

S’il est vrai qu’au Ciel, dans la vie éter­nelle, Notre-​Seigneur rem­pli­ra com­plè­te­ment notre âme, et qu’alors, pour le nombre incal­cu­lable de tous les anges et de tous les saints, il sera vrai­ment tout ; et s’il est vrai que cette vie éter­nelle com­mence ici-​bas avec la vie spi­ri­tuelle, alors il n’est pas éton­nant que dans celle-​ci, notre Sauveur veuille déjà pro­gres­si­ve­ment prendre toute la place.

Bien sûr, nous ne voyons pas encore Dieu sur la terre, tan­dis qu’au ciel nous le ver­rons face-​à-​face : notre foi n’est pas une connais­sance abso­lu­ment par­faite de Dieu… Mais la cha­ri­té par laquelle nous serons éter­nel­le­ment unis à lui n’est pas dif­fé­rente de celle par laquelle nous l’aimons déjà sur la terre. Et il devient déjà tout pour nous lorsque nous l’aimons véri­ta­ble­ment de tout notre cœur, de toute notre âme, de toutes nos forces et de tout notre esprit. Cela, jusqu’au don total de nous-même.

Il serait erro­né de croire que cette vie mer­veilleuse n’est acces­sible qu’à une élite spi­ri­tuelle. Notre-​Seigneur veut se com­mu­ni­quer à tous. Cette connais­sance tou­jours plus aimante du Verbe incar­né n’est que le déve­lop­pe­ment du don d’intelligence reçu par tous ceux qui sont bap­ti­sés et confir­més. Et c’est bien pour la rece­voir et en vivre que, tous, nous avons été créés.

3. Les moyens nécessaires à cette vie spirituelle

Or, com­ment cette connais­sance de la foi nous est-​elle com­mu­ni­quée ? Par quels moyens s’épanouit-elle ensuite en vie de cha­ri­té, pour nous rendre sem­blables au Christ ? Par les sacre­ments. Par la messe. Par ces canaux de la grâce, qui per­mettent à Notre Seigneur Jésus-​Christ de nous incor­po­rer à lui.

Permettre à Notre-​Seigneur Jésus-​Christ d’être le tout de notre vie spi­ri­tuelle, d’être le prin­cipe de toutes nos pen­sées, de toutes nos paroles, de tous nos actes.

Par la grâce, Notre-​Seigneur vit en nous et nous fait vivre en lui. Et plus cette grâce croît, plus notre vie d’intimité avec Jésus-​Christ occupe toute la place, de sorte que plus rien ne peut nous sépa­rer de lui. C’est la spi­ri­tua­li­té de l’Évangile. Et cet idéal uni­fie par­fai­te­ment la vie du chré­tien : parce qu’il est uni à la per­sonne de Notre-​Seigneur, parce que le Fils de Dieu est l’axe de sa vie, autour duquel tournent toutes ses pré­oc­cu­pa­tions et tous ses actes, le chré­tien est uni­fié. C’est bien Notre-​Seigneur qui est le prin­cipe de son uni­té intérieure.

Voilà donc notre com­bat : per­mettre à Notre Seigneur Jésus-​Christ d’être le tout de notre vie spi­ri­tuelle, d’être le prin­cipe de toutes nos pen­sées, de toutes nos paroles, de tous nos actes. Et voi­là pour­quoi nous menons le com­bat pour la messe : afin que nos âmes puissent être sanc­ti­fiées par la grâce. Voilà pour­quoi nous menons le com­bat pour la foi : afin que les âmes puissent connaître leur Sauveur pour mieux l’aimer et mieux le ser­vir. Voilà pour­quoi nous com­bat­tons pour le règne du Christ : afin que les âmes puissent le ser­vir, et être par­fai­te­ment unies à leur Roi.

C’est vrai­ment là l’esprit de la croi­sade que lan­çait en 1979 notre fon­da­teur, à l’occasion de ses 50 ans de sacer­doce, en s’appuyant sur sa longue expé­rience mis­sion­naire : « Étudions un peu le motif pro­fond de cette trans­for­ma­tion [des païens en chré­tiens] : c’est le sacri­fice. […] Nous devons faire une croi­sade, appuyée sur le saint sacri­fice de la messe, sur le sang de Notre Seigneur Jésus-​Christ, appuyée sur ce roc invin­cible et sur cette source inépui­sable de grâces qu’est le saint sacri­fice de la messe, afin de recréer la chré­tien­té. Et vous ver­rez la civi­li­sa­tion chré­tienne refleu­rir, civi­li­sa­tion qui n’est pas pour ce monde, mais qui mène à la cité catho­lique du ciel [4]. » Cette croi­sade est bien la nôtre : mili­ter spi­ri­tuel­le­ment, appuyés sur la messe, pour que la vie de Jésus-​Christ soit com­mu­ni­quée aux âmes et à la socié­té tout entière.

Que se passe-​t-​il en revanche, lorsque cesse ce com­bat pour la vie spirituelle ?

4. L’homme moderne abandonné à lui-​même et sans repères

Pour répondre à cette ques­tion, il suf­fit de por­ter notre regard sur l’homme moderne. Nous sommes frap­pés par le manque d’unité qui carac­té­rise sa vie : cet homme ne sait plus qui il est, d’où il vient, ni où il va ; il n’a plus de repères, il est désaxé, écar­te­lé, divi­sé en lui-​même. Si la foi n’est pas tota­le­ment éva­cuée de sa vie, elle n’en est qu’une par­tie ; elle n’est plus sa vie. L’homme moderne veut abso­lu­ment béné­fi­cier d’une sphère libre, indé­pen­dante. Il veut pou­voir jouir d’un espace dans lequel il n’ait de comptes à rendre à per­sonne, pas même à Dieu.

Ainsi, par exemple, voit-​on la science moderne pré­tendre pou­voir s’affirmer sans que la foi ne la juge, pous­sant l’audace jusqu’à juger elle-​même la foi. Ainsi voit-​on l’éducation et la morale modernes s’affranchir de tout prin­cipe, recher­cher libre­ment la fin qu’elles veulent, et abou­tir fina­le­ment à la dys­har­mo­nie la plus chao­tique. Ainsi voit-​on encore la poli­tique laï­ciste ban­nir abso­lu­ment de toute vie sociale la foi et le surnaturel.

Notre-​Seigneur est peut-​être encore une par­tie de la vie de l’homme moderne… il n’est plus sa vie.

Ces germes d’apostasie, par les­quels Notre-​Seigneur se trouve concrè­te­ment éva­cué de la vie des hommes, cette absence de prin­cipe menant à la décons­truc­tion et au chaos, inévi­ta­ble­ment, rendent abso­lu­ment impos­sible toute vie spi­ri­tuelle uni­fiée, simple, cen­trée sur Jésus-​Christ. C’est l’af­fran­chis­se­ment inso­lent et pro­vo­ca­teur de la royau­té du Sauveur. C’est le refus mépri­sant de ses exi­gences royales sur les indi­vi­dus et sur les socié­tés. Notre-​Seigneur est peut-​être encore une par­tie de la vie de l’homme moderne… Il n’est plus sa vie, il n’a plus d’influence totale sur cet homme, il n’est plus le prin­cipe de toute son acti­vi­té… L’union pleine de cet homme avec Jésus-​Christ devient donc impossible.

5. Le cœur de la crise dans l’Eglise : l’ouverture au monde et à son esprit

Or, ce qui rend dra­ma­tique aujourd’hui la crise dans laquelle nous nous trou­vons, c’est que l’Église, depuis 60 ans, a choi­si d’accueillir cet idéal moderne, et de ren­trer dans cette concep­tion d’un uni­vers où Notre-​Seigneur n’a plus qu’une place rela­tive. Sa royau­té totale n’est plus recon­nue, depuis que l’Église s’est faite le chantre de la liber­té reli­gieuse : en recon­nais­sant à la per­sonne humaine une sphère auto­nome, un droit de vivre selon sa conscience indi­vi­duelle, sans contrainte, la hié­rar­chie ecclé­sias­tique en est venue à nier pra­ti­que­ment les droits de Jésus-​Christ sur la per­sonne humaine.

Il est deve­nu qua­si­ment impos­sible, dans l’Église aujourd’­hui, de connaître plei­ne­ment et véri­ta­ble­ment Notre-​Seigneur, et de vivre de la vie spi­ri­tuelle qui en découle.

De fait, non seule­ment sa royau­té, mais sa divi­ni­té même est remise en ques­tion, depuis que l’Église a déci­dé de recon­naître à l’homme, au nom de sa pré­ten­due digni­té, la liber­té de choi­sir ou de refu­ser Notre-​Seigneur. De cette manière, les hommes d’Église font taire le Sauveur lui-​même qui dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. » (Jn 14, 6) Ils font même men­tir saint Pierre qui pro­clame : « Il n’y a de salut en aucun autre ; car il n’y a sous le ciel aucun autre nom qui ait été don­né par­mi les hommes, par lequel nous devions être sau­vés. » (Ac 4,12)

Par consé­quent, sans pré­ju­ger des grâces per­son­nelles que Dieu reste libre de don­ner à qui­conque, il est deve­nu qua­si­ment impos­sible, dans l’Église d’aujourd’hui, de connaître plei­ne­ment et véri­ta­ble­ment Notre-​Seigneur, sa divi­ni­té, sa royau­té et tous ses droits, le salut qu’il nous apporte. Il est donc deve­nu pra­ti­que­ment très dif­fi­cile de vivre de la vie spi­ri­tuelle qui en découle. C’est dire la gra­vi­té de la crise dans laquelle nous nous trou­vons plon­gés ! Ce n’est pas seule­ment la messe, les sacre­ments, la foi, qui sont en péril : c’est, à tra­vers tout cela, la vie d’union à Notre-​Seigneur que tous ces moyens sont des­ti­nés à nous pro­cu­rer. C’est la fin même de l’Église, le but ultime de la vie chré­tienne qui se trouve tra­gi­que­ment compromis.

Notre fon­da­teur le consta­tait avec déso­la­tion : « Ils ne trans­mettent plus Notre Seigneur Jésus-​Christ mais une reli­gio­si­té sen­ti­men­tale, super­fi­cielle, cha­ris­ma­tique. […] Cette nou­velle reli­gion n’est pas la reli­gion catho­lique ; elle est sté­rile, inca­pable de sanc­ti­fier la socié­té et la famille [5]. »

6. Le glaive de l’Evangile émoussé

Comment l’Église a‑t-​elle pu arri­ver à cette situa­tion catas­tro­phique ? Comment est-​il pos­sible qu’un tel ren­ver­se­ment se soit pro­duit, que de telles idées aient pu être conçues dans l’Église, à l’encontre de la doc­trine et de la foi de toujours ?

C’est – hélas ! – pour une rai­son très simple : cette vie spi­ri­tuelle dont nous avons par­lé est l’objet d’un com­bat ; ce com­bat, qui est celui de chaque âme en par­ti­cu­lier pour étendre le règne du Christ en elle, est aus­si et d’abord celui de l’Église tout entière. C’est un conflit géné­ral où s’affrontent l’Église et le monde, et dont l’enjeu, pré­ci­sé­ment, est cette union des âmes au Christ. Or, ce com­bat est dif­fi­cile, ardu, per­ma­nent : il a com­men­cé dès le début, à la Pentecôte, et dure­ra aus­si long­temps que ce monde. Il y a donc, outre les dif­fi­cul­tés inhé­rentes à cette lutte, une dif­fi­cul­té spé­ciale qui est celle de sa lon­gueur : eh bien ! tout sim­ple­ment, on s’est las­sé. Peu à peu, cet idéal de vie spi­ri­tuelle, avec toutes ses exi­gences, s’est estom­pé. Les chré­tiens, de plus en plus, ont trou­vé trop dur de se battre ; ils ont hési­té à se livrer tota­le­ment à la grâce de Jésus-​Christ afin qu’elle les trans­forme et les sauve ; ils n’ont plus vou­lu de son règne et des contraintes de son amour pour eux ; ils en ont eu assez de devoir tou­jours résis­ter aux séduc­tions du monde, qui conspire jour et nuit contre l’établissement de ce règne du Christ en nos âmes ; ils ont fait taire saint Paul qui leur disait : « Ne vous confor­mez pas au siècle pré­sent. » (Rm 12, 2) Et fina­le­ment ils se sont décou­ra­gés. Face aux agres­sions conti­nuelles du monde, les chré­tiens ont mal­heu­reu­se­ment oppo­sé une cou­pable fai­blesse. Leur catho­li­cisme est deve­nu timo­ré, conci­liant et conci­liaire, libé­ral et terre à terre. Leur façon de vivre est deve­nue mon­daine. Le sacri­fice, cette carac­té­ris­tique pro­fonde de toute vie chré­tienne authen­tique, en a été banni.

Pour n’a­voir plus d’en­ne­mis on a pré­fé­ré repous­ser Jésus-​Christ et tra­vailler sans lui à une paix sans fondement.

Les jus­ti­fi­ca­tions doc­tri­nales sont alors venues confor­ter cette mol­lesse et cette las­si­tude : « Jamais plus la guerre ! » Et on s’est mis à croire à une paix mon­daine, à l’harmonie uni­ver­selle entre tous les croyants, à cette chi­mère d’un catho­li­cisme récon­ci­lié avec le monde. « Je vous laisse la paix, c’est ma paix que je vous donne, avait dit Jésus-​Christ ; je ne vous la donne point comme le monde la donne » (Jn 14, 27) ; mais pour n’avoir plus d’ennemis on a pré­fé­ré repous­ser son offre et tra­vailler sans lui à une paix sans fon­de­ment. Peu importe si cela lui déplaît : il est plus facile, moins exi­geant et plus confor­table de plaire au monde.

Parce que l’idéal chré­tien de l’union au Christ est ain­si de moins en moins pos­sible à vivre, dans une Église défi­gu­rée qui l’abandonne et l’ignore de plus en plus, il est capi­tal de com­prendre que c’est à cette hauteur-​là que la Fraternité, aujourd’hui comme hier, a le devoir de com­battre, coûte que coûte.

Or, ce dan­ger d’abandonner Notre-​Seigneur pour se confor­mer au monde a tou­jours exis­té : depuis le Jardin des Oliviers, les plus fidèles amis du Sauveur se sont tou­jours trou­vés confron­tés à cette épreuve. C’est une mis­sion de tous les jours que ce com­bat de la fidé­li­té. Peut-​on dire que la Fraternité y est fidèle ?

7. La Fraternité est-​elle totalement immunisée ?

C’est un vrai dan­ger pour nous, après 50 ans de crois­sance, de croire que, puisque la Fraternité est aujourd’hui bien éta­blie, la Tradition peut être plus aisé­ment gar­dée, plus confor­ta­ble­ment conser­vée. Et que la vie chré­tienne est aujourd’hui plus facile, moins exi­geante. Rien n’est plus faux : l’exigence d’une vie spi­ri­tuelle, d’une vie inté­rieure, d’une vie d’union au Christ réclame un com­bat de tous les jours, un com­bat géné­reux contre la ten­ta­tion sédui­sante de nous com­pro­mettre avec le monde.

« La notion du sacri­fice est une notion pro­fon­dé­ment chré­tienne et pro­fon­dé­ment catho­lique », rap­pe­lait Mgr Lefebvre dans son ser­mon de 1979. « Notre vie ne peut pas se pas­ser du sacri­fice, dès lors que Notre Seigneur Jésus-​Christ, Dieu lui-​même, a vou­lu prendre un corps comme le nôtre et nous dire : “Suivez-​moi, pre­nez votre croix et suivez-​moi si vous vou­lez être sauvés.” »

C’est aus­si un dan­ger, après 50 ans de com­bats, de se lais­ser gagner par cette las­si­tude et ce décou­ra­ge­ment qui ont ame­né les âmes à perdre peu à peu le sens de la vie chré­tienne, et à ne plus voir les rai­sons pro­fondes qui moti­vaient leurs efforts tou­jours nécessaires.

Il est donc fon­da­men­tal que cette vie véri­ta­ble­ment chré­tienne demeure notre objec­tif constant, et que nous fas­sions chaque jour tout ce qui est en notre pou­voir, avec l’aide de la grâce, pour rendre pos­sible cette vie de cha­ri­té avec Notre-​Seigneur, pour per­mettre à notre Sauveur de conqué­rir notre âme, pour écar­ter tous les obs­tacles qui empêchent l’établissement de son règne en nous. Le com­bat spi­ri­tuel, quo­ti­dien, sou­te­nu par l’espérance chré­tienne, est indis­pen­sable si nous vou­lons véri­ta­ble­ment demeu­rer fidèles au Christ. Alors il vivra véri­ta­ble­ment en nous, et nous serons pour lui comme une huma­ni­té de sur­croît en laquelle il pour­ra libre­ment rendre à son Père l’honneur et la gloire qui lui sont dus.

Tant que cet idéal de la vie spi­ri­tuelle demeu­re­ra pro­fon­dé­ment le nôtre, notre fidé­li­té aux com­bats de la Tradition sera assurée.

Faute de don­ner à notre com­bat cette dimen­sion pro­fonde, nous ris­quons de mener une lutte pure­ment abs­traite : nos batailles doc­tri­nales ne seront que des joutes céré­brales, spé­cu­la­tives, dés­in­car­nées. Les idées affron­te­ront les idées, sans que notre vie morale soit illu­mi­née par la clar­té de notre foi. Notre com­bat pour la messe devien­dra esthé­tique : nous défen­drons la litur­gie tra­di­tion­nelle pour la simple rai­son qu’elle est plus belle, plus priante. Cela est vrai ! Mais ce n’est pas pour cela que nous la défen­dons : c’est, plus pro­fon­dé­ment, parce qu’elle est le moyen par excel­lence de faire connaître aux hommes l’amour de Notre-​Seigneur à l’autel ; le moyen par excel­lence d’entrer plei­ne­ment dans le même amour et dans le même sacri­fice, par l’adoration et le don de soi : voi­là l’ultime rai­son du com­bat pour la messe ; voi­là la signi­fi­ca­tion véri­table du mot « Tradition » !

Tant que cet idéal de la vie spi­ri­tuelle demeu­re­ra pro­fon­dé­ment le nôtre, et que de jour en jour, nous per­met­trons à la grâce du Sauveur de nous trans­for­mer à la res­sem­blance de Jésus-​Christ, notre fidé­li­té aux com­bats de la Tradition sera assu­rée et vivi­fiée. C’est cet idéal, s’incarnant dans une vie véri­ta­ble­ment ani­mée de cet esprit, qui garan­ti­ra aux membres et aux fidèles de la Fraternité la force et la vita­li­té néces­saires à leur constance au ser­vice du Christ-Roi.

8. Comment préparer la victoire ultime ?

Combien de temps dure­ra cette crise dans l’Église ? Et sur­tout, pour­quoi Dieu permet-​il qu’elle dure encore ? Qu’attend-il de nous ? Nous avons tout dit sur la noci­vi­té de la nou­velle messe ; nous avons tout dit sur les erreurs de la liber­té reli­gieuse, de l’œcuménisme etc. ; que reste-​t-​il à dire ? Que manque-​t-​il pour que la Tradition soit à nou­veau à l’honneur dans l’Église ?

Il ne reste pas quelque chose de nou­veau à dire, spé­cu­la­ti­ve­ment. Même s’il est évident qu’il faut conti­nuer à ne pas nous taire dans la pré­di­ca­tion de la véri­té et la dénon­cia­tion des erreurs du concile Vatican II. En revanche, il reste quelque chose à don­ner, concrè­te­ment : voi­là la bataille fon­da­men­tale. Cette situa­tion, avec ses dif­fi­cul­tés, exige de cha­cun d’entre nous un effort pour offrir à Notre-​Seigneur quelque chose de plus ultime, de plus radi­cal, que ce que nous avons déjà pu lui don­ner : il s’agit du don incon­di­tion­né de nous-mêmes.

C’est pré­ci­sé­ment cela que nous demande Notre-​Seigneur, et c’est pour l’obtenir qu’il per­met que cette crise se pro­longe encore : dans sa bon­té, il nous accorde encore du temps. Non pour nous las­ser ! Non pour nous embour­geoi­ser ! Mais afin que nous nous don­nions plus géné­reu­se­ment. Le bon Dieu uti­lise ce temps pour que nous puis­sions nous aban­don­ner davan­tage à sa Providence et à son amour : après tout, puisque cette bataille est la sienne, c’est à lui qu’appartient l’heure de la vic­toire ! Pour nous, soyons fidèles tant qu’il lui plai­ra de nous éprou­ver. La crise est néces­saire pour pro­vo­quer chez les amis de Notre-​Seigneur une réac­tion plus ver­tueuse et plus héroïque aux attaques de ses enne­mis, pour sus­ci­ter des âmes que l’épreuve ren­dra plus géné­reuses, plus offertes, plus dociles aux conquêtes de sa grâce. En un mot : plus saintes.

Alors se dres­se­ra, bien vive, la flamme que nous vou­lons trans­mettre, à notre tour, à ceux qui pour­sui­vrons demain ce com­bat qui est le sien !

Cette situa­tion exige un effort pour offrir à Notre-​Seigneur quelque chose de plus ultime, de plus radi­cal, que ce que nous avons déjà pu lui donner.

C’est à cette géné­ro­si­té que je vous encou­rage. Par la messe, la récep­tion fer­vente des sacre­ments, sur­tout celui de l’Eucharistie, par l’esprit de sacri­fice, par la prière, que croissent dans nos âmes la connais­sance et l’amour du Verbe incar­né ; que la grâce de Notre Seigneur Jésus-​Christ nous sou­tienne dans notre com­bat spi­ri­tuel et nous trans­forme à son image ; que nos âmes ne fassent plus qu’un avec lui et que, toutes choses ayant été rame­nées à lui, nous puis­sions dire comme saint Paul : « J’ai renon­cé à toutes choses, les regar­dant comme des ordures, afin de gagner le Christ, et d’être trou­vé en lui avec la jus­tice qui vient de la foi au Christ Jésus ; afin de le connaître, lui et la ver­tu de sa résur­rec­tion, et la par­ti­ci­pa­tion à ses souf­frances, en deve­nant conforme à sa mort. » (Cf. Ph 3, 8–10)

Ces quelques paroles de saint Paul résument bien tout ce que Mgr Lefebvre nous a légué de plus pré­cieux : « l’esprit pro­fond et immuable du sacer­doce catho­lique et de l’esprit chré­tien, lié essen­tiel­le­ment à la grande prière de Notre-​Seigneur, qu’exprime éter­nel­le­ment son sacri­fice de la Croix [6]. »

C’est tout ce que je vous sou­haite, car rien d’autre n’a véri­ta­ble­ment d’importance.
Dieu vous bénisse !

Menzingen, Toussaint 2020

Don Davide Pagliarani, Supérieur général

Notes de bas de page
  1. Cor Unum, « Lettre aux membres de la Fraternité », Noël 1977[]
  2. Conférence spi­ri­tuelle, Écône, 29 février 1980[]
  3. Dom Guillerand, Au seuil de l’abîme de Dieu, Parole et Silence, p. 60[]
  4. cf. Homélie, Porte de Versailles, 23 sep­tembre 1979[]
  5. Itinéraire spi­ri­tuel, Iris, 2010, p. 14[]
  6. Itinéraire spi­ri­tuel, Iris, 2010, pp. 7–8[]

Supérieur Général FSSPX

M. l’ab­bé Davide Pagliarani est l’ac­tuel Supérieur Général de la FSSPX élu en 2018 pour un man­dat de 12 ans. Il réside à la Maison Générale de Menzingen, en Suisse.