Les larmes de Marie, par Léon Bloy (1846–1917)

Les larmes de la Mère des Douleurs rem­plissent l’Ecriture et débordent sur tous les siècles. Toutes les mères, toutes les veuves, toutes les vierges qui pleurent n’a­joutent rien à cette effu­sion sur­abon­dante qui suf­fi­rait pour laver les cœurs de dix mille mondes déses­pé­rés. Tous les bles­sés, tous les dénués et tous les oppri­més, toute cette pro­ces­sion dou­lou­reuse qui encombre les atroces che­mins de la vie, tiennent à l’aise dans les plis traî­nants du man­teau d’a­zur de Notre-​Dame des Sept-​Douleurs. Toutes les fois que quel­qu’un éclate de pleurs, dans le milieu de la foule ou dans la soli­tude, c’est elle-​même qui pleure, parce que toutes les larmes lui appar­tiennent en sa qua­li­té d’Impératrice de la Béatitude et de l’Amour. Les larmes de Marie sont le Sang même de Jésus-​Christ, répan­du d’une autre manière, comme sa com­pas­sion fut une sorte de cru­ci­fie­ment inté­rieur pour l’Humanité sainte de son Fils. Les larmes de Marie et le Sang de Jésus sont la double effu­sion d’un même cœur et l’on peut dire que la com­pas­sion de la Sainte Vierge était la Passion sous sa forme la plus ter­rible. C’est ce qu’ex­priment ces paroles adres­sées à sainte Brigitte : » L’affliction du Christ était mon afflic­tion parce que son cœur était mon cœur ; car comme Adam et Eve ont ven­du le monde pour une seule pomme, mon Fils et moi, nous avons rache­té ce monde avec un seul Cœur. »

Les larmes sont un legs de la Mère des Douleurs, legs tel­le­ment redou­table qu’on ne peut le dis­si­per dans les vaines affec­tions du monde sans se rendre cou­pable d’une sorte de sacri­lège. Sainte Rose de Lima disait que nos larmes sont à Dieu et que qui­conque les verse sans son­ger à lui, les lui vole. Elle sont à Dieu et à celle qui a don­né à Dieu la chair et le sang de son Humanité. Si saint Ambroise, se sou­ve­nant de Monique, appelle Augustin » le Fils de si grandes larmes ; filius tan­ta­rum lacry­ma­rum « , à quelle pro­fon­deur ne faut-​il pas entendre que nous sommes fils des Larmes de la Créature d’ex­cep­tion qui a reçu l’in­com­pa­rable pri­vi­lège, en tant que Mère de Dieu, d’of­frir au Père éter­nel une répa­ra­tion suf­fi­sante pour le crime sans nom ni mesure qui ser­vit à Jésus à accom­plir la rédemp­tion du monde ? Quand sainte Monique pleu­rait sur les éga­re­ments du futur doc­teur de la grâce, ses larmes étaient comme un fleuve de gloire qui por­tait son fils incré­dule dans ses bras infa­ti­ga­ble­ment éten­dus à l’Auteur de la Grâce. Mais cepen­dant, elle n’a­vait que ses larmes à offrir et c’é­tait la conver­sion de ce seul fils qu’elle avait en vue. Quand Marie pleure sur nous, ses Larmes sont un véri­table déluge uni­ver­sel du Sang divin, dont elle est la Dispensatrice sou­ve­raine, et cette effu­sion est en même temps la plus par­faite de toutes les obla­tions. Comme elle est la seule Mère selon la Grâce qui ait le pou­voir de le faire ado­rer à l’in­nom­brable mul­ti­tude de ses autres enfants par la seule ver­tu de ses larmes.

Les larmes de la Sainte Vierge ne sont men­tion­nées dans l’Evangile qu’une seule fois, lors­qu’elle pro­nonce sa qua­trième parole, après avoir retrou­vé son Fils. Et c’est elle-​même qui en parle à ce moment-​là. Ailleurs, les évan­gé­listes disent sim­ple­ment que Jésus pleu­ra, et cela doit nous suf­fire pour devi­ner ce que fai­sait sa Mère. Saint Bernardin de Sienne dit que la dou­leur de la Sainte Vierge a été si grande que si elle était divi­sée et par­ta­gée entre toutes les créa­tures capables de souf­frir, celles-​ci péri­raient à l’ins­tant. Or, si l’on tient compte de la pro­di­gieuse illu­mi­na­tion de cette âme rem­plie de l’Esprit-​Saint pour qui les choses futures avaient sans doute une réa­li­té actuelle et sen­sible, il faut entendre cette affir­ma­tion, non seule­ment du Vendredi Saint, mais encore de tous les ins­tants de sa vie, depuis la salu­ta­tion de l’ar­change jus­qu’à sa mort.

Lorsque la Sainte Famille, repous­sée de toutes les portes de Bethléem, s’en allait cher­cher un refuge dans cette caverne sau­vage où devait se lever le Soleil du monde, les larmes de Marie mar­quèrent le seuil de ces demeures inhos­pi­ta­lières qui n’a­vaient pas de place pour accueillir la misère de Dieu. Ces larmes sor­ties du même Cœur que le Sang du Verbe incar­né furent un signe de colère divine pour les misé­rables habi­tants de ce désert de cœurs. Elles durent ron­ger le gra­nit et le sol à des pro­fon­deurs épou­van­tables, et il ne fal­lut rien moins que le sang inno­cent de tous les nouveau-​nés pour en apai­ser la fureur et pour en effa­cer la trace.

Plus tard, pen­dant la Fuite en Egypte, quand Jésus enfant pre­nait pos­ses­sion de l’im­mense monde obs­cur de la gen­ti­li­té repré­sen­té par » cette terre d’an­goisse « , il était por­té dans les bras de sa Mère qui pré­lu­dait ain­si aux conquêtes de sa domi­na­tion future. La longue route de ces pauvres pèle­rins et les lieux pleins d’i­doles où ils s’ar­rê­tèrent furent arro­sés de beau­coup de larmes silen­cieuses qui cou­laient le long des joues de la Vierge sans tache et tom­baient sur le sol comme une semence, après avoir rou­lé sur les membres de l’Enfant divin. Deux cents ans après, cette même Egypte, deve­nue patrie des tri­bu­la­tions volon­taires, se rem­plis­sait de ces sublimes ana­cho­rètes qui furent, après les mar­tyrs, la plus splen­dide flo­rai­son du catholicisme.

Le mys­tère des trois jours d’ab­sence étant arri­vé, Marie par­court les rues et les places de Jérusalem à la recherche de son Enfant per­du. La recherche dure trois jours en com­pa­gnie de l’homme extra­or­di­naire que les saints ont appe­lé l’ombre du Père éter­nel. Ils pleurent tous les deux, et, cette fois, leurs larmes sont attes­tées par elle-​même qui parle si rare­ment. Ils cherchent de tous côtés, ils inter­rogent les pas­sants, riches on pauvres, ver­tueux ou cri­mi­nels, moqueurs ou com­pa­tis­sants. Qu’on se repré­sente cet inter­ro­ga­toire unique de tous les habi­tants d’une ville indif­fé­rente ou affai­rée par la Mère des Vivants à la recherche du Verbe de Dieu. Ces trois jours d’ab­sence qui furent le troi­sième glaive de Marie et que quelques écri­vains catho­liques regardent comme le plus dou­lou­reux de tous, méritent qu’on y pense pro­fon­dé­ment. Il est bon de remar­quer que cette Mère incom­pa­rable, dans l’im­puis­sance abso­lue de décou­vrir son Fils avant le terme mys­té­rieux et incer­tain pour elle des trois jours, et connais­sant d’ailleurs par la plé­ni­tude de son illu­mi­na­tion pro­phé­tique les détails les plus affreux de la Passion, dut prin­ci­pa­le­ment por­ter ses recherches sur la future Voie dou­lou­reuse où elle savait que son Amour serait un jour fou­lé aux pieds de la plus cruelle et de la plus vile popu­lace. C’est là, sans doute, qu’elle répan­dit ses larmes les plus amères, pré­pa­rant ain­si le sol pour d’autres effu­sions à venir dans un temps où per­sonne ne cher­che­rait plus le Verbe de Dieu dans Jérusalem. L’éternité seule pour­ra don­ner à la conscience humaine la vraie mesure de ce fait d’une telle Mère cher­chant un tel Fils dans une ville si étran­ge­ment prédestinée.

C’est bien autre chose qu’à Bethléem où du moins Marie ne cher­chait qu’un abri pour enfan­ter la Lumière ? Ici, elle cherche la Lumière absente avec l’é­ton­nante incer­ti­tude d’a­voir méri­té cet aban­don et l’é­vi­dence supé­rieure de l’i­nu­ti­li­té par­faite de ses recherches, si ce soup­çon déchi­rant est réel­le­ment fon­dé. Dans le pre­mier cas, la dure­té de cœur des habi­tants de Bethléem est une espèce de pro­dige humain qui regarde tous les pécheurs et qui démasque sou­dai­ne­ment les abîmes de la nature de l’homme déchu ; dans le second cas, l’ap­pa­rente cruau­té de Jésus pour sa Mère est un mys­tère divin qui la regarde seule, une sorte de pré­pa­ra­tion inef­fable, par la pra­tique d’une trans­cen­dante humi­lia­tion, aux aban­dons ter­ribles d’un ave­nir de sang et d’a­go­nie. Dans ces deux cir­cons­tances évan­gé­liques, ce qu’il y a d’ex­té­rieur et de sen­sible pour nous, c’est tou­jours l’ef­fu­sion d’un même cœur immense et bri­sé qui ne se contente pas d’a­voir don­né la vie au Soleil de jus­tice, mais qui vou­drait encore lui faire un océan de larmes amou­reuses où il pût se cou­cher avec splendeur.

Léon Bloy, in Le Symbolisme de l’Apparition, Paris, Mercure de France, 1925.