La libération du pouce et de l’index

Entres autres signes avant-​coureurs de la débâcle litur­gique, celui-​ci m’avait tout de suite frap­pé : la libé­ra­tion du pouce et de l’index après la consé­cra­tion, comme on se fut débar­ras­sé d’une vieille manie. Mais c’était un relâ­che­ment au sens propre. Un signal dis­cret mais pré­cis, le petit com­men­ce­ment de l’ouverture au monde. On lais­sait tom­ber le sou­ve­nir tan­gible d’un mys­tère capi­tal. Ces deux doigts volon­tai­re­ment sou­dés fai­saient un maillon de la chaîne et le maillon a sau­té, point de départ d’une ava­rie et pas de panique dans l’équipage. Si le com­man­dant ni les gabiers n’ont rien dit c’est que la chose ne tirait pas à consé­quence, ou qu’ils étaient eux-​mêmes dans un coup de sabo­tage ou de baraterie.

Cette cas­sure n’allait-elle pas livrer pas­sage à toutes sortes de pro­fa­na­tions ? Nous avions com­pris dès l’enfance que ces deux doigts comme scel­lés par la nou­velle alliance ne vou­laient plus rien sai­sir, plus rien effleu­rer qui fût de ce monde, au moins jusqu’aux ablu­tions. On y voyait l’abrégé d’une pré­cau­tion infi­ni­ment dévo­tieuse, hum­ble­ment limi­tée dans le temps parce qu’il faut bien que les ins­ti­tu­tions divines aient ici-​bas leur éco­no­mie, mais le temps que ces deux doigts pri­vi­lé­giés demeu­raient acco­lés était suf­fi­sant et néces­saire à témoi­gner d’un contact inef­fable. Et dès l’enfance nous étions sen­sibles à l’effort léger qui com­pli­quait un peu les mani­pu­la­tions rituelles pour mieux nous per­sua­der que la trans­sub­stan­tia­tion était accom­plie. Et là encore nous n’aurions plus droit d’être fidèles à l’enfance.

Des cher­cheurs supé­rieu­re­ment intel­li­gents ont décou­vert que le sacré est une notion for­gée de toutes pièces pour bar­rer la route aux aspi­ra­tions démo­cra­tiques de la spi­ri­tua­li­té uni­ver­selle. En consé­quence, ils ont déci­dé que le pro­fane et le sacré s’anéantiraient par confu­sion. Toutefois, la litur­gie demeu­rant un appa­reil de pro­pa­gande encore uti­li­sable, il ne fal­lait pas la démo­lir entiè­re­ment et tout de suite. Ils ont com­men­cé par des opé­ra­tions de détail appa­rem­ment ano­dines. Mais un fidèle du rang et tant soit peu atten­tif, à pre­mière vue de ces doigts déliés, aura pu com­prendre que la trans­cen­dance ne tar­de­rait pas à être mise en ques­tion, il aura même entre­vu que l’hostie pou­vait tom­ber au niveau méta­phy­sique du cachet d’aspirine. Il a sen­ti sur le champ qu’il y avait là un point de rup­ture, qua­si­ment au sans propre. Il aura dû en souf­frir bien d’autres et, pas­sant outre, il en souf­fri­ra sans doute encore, c’est le mys­te­rium fidei. A mon avis, sujet à cau­tion bien sûr, le mar­tyr serait témé­raire qui pous­se­rait le sacri­fice jusqu’à la coha­bi­ta­tion avec le diable.

Source : Jacques Perret, « Le cours des choses », revue Itinéraires n°145 (juillet-​août 1970)