Le mouvement liturgique de Dom Guéranger à Annibal Bugnini

La messe de Paul VI, dite nor­ma­tive, ins­ti­tuée en 1969, n’est mal­heu­reu­se­ment pas arri­vée de manière impromp­tue ; et c’est ce que nous connais­sons tous dans notre com­bat spi­ri­tuel quo­ti­dien : bien sou­vent on ne sombre pas dans le mal sans qu’aucune cause plus ou moins pro­chaine n’ait pré­pa­ré notre chute. À la suite de M. l’abbé Bonneterre, auteur du livre qui nous ser­vi­ra de sup­port prin­ci­pal (Le mou­ve­ment litur­gique de Dom Guéranger à Annibal Bugnini ou le « che­val de Troie dans la cité de Dieu ») nous remar­que­rons comme Mgr Lefebvre (qui a bien vou­lu pré­fa­cé cet ouvrage en 1979) que « ce tra­vail de sape et de des­truc­tion de la litur­gie romaine » est véri­ta­ble­ment « opé­ré depuis un siècle, avec une per­sé­vé­rance et une habi­le­té consom­mées pour abou­tir à la léga­li­sa­tion de cette des­truc­tion par la Réforme conci­liaire et post-conciliaire ».

Le titre de cet ouvrage peut « inter­pe­ler » : en effet, com­ment voir un lien de paren­té entre l’auteur des Institutions litur­giques (Dom Guéranger) et le « fos­soyeur de la messe » (que fut Mgr Bugnini) ? Etonnament, ce sont les auto­ri­tés romaines elles-​mêmes qui ont cru pou­voir faire ce rap­pro­che­ment : Paul VI écri­vait, en effet, à l’abbé de Solesmes le 20 jan­vier 1975 : « Je constate la soli­di­té et le rayon­ne­ment de l’œuvre de Dom Guéranger, en qui le » Mouvement litur­gique » contem­po­rain salue son pré­cur­seur ». Et éga­le­ment le « prœ­mium de l’Institutio gene­ra­lis » du nou­veau mis­sel (de 1969) pré­ten­dait que les réformes contem­po­raines étaient la conti­nua­tion de l’œuvre de saint Pie X : « Vatican II a conduit à son terme les efforts visant à rap­pro­cher les fidèles de la litur­gie, efforts entre­pris pen­dant ces quatre siècles et sur­tout à une époque récente, grâce au zèle litur­gique déployé par saint Pie X et ses successeurs. »

Certes saint Pie X avait pour sou­hait : « la par­ti­ci­pa­tion active (des fidèles) aux mys­tères sacro-​saints et à la prière publique et solen­nelle de l’Église ».

Mais ce serait une impos­ture de pré­tendre qu’il y a une conti­nui­té, voire un « déve­lop­pe­ment homo­gène », dans le « Mouvement litur­gique » entre Dom Guéranger, voire saint Pie X, et Annibal Bugnini. De fait, ce mou­ve­ment si louable au départ a fini par dévier, pour pré­pa­rer de manière effi­cace à l’institution de la nou­velle messe ; c’est pré­ci­sé­ment ce que nous allons voir dans cet article.

1 – Des origines jusque vers 1920

Alors que sous saint Pie V la litur­gie fut si admi­ra­ble­ment res­tau­rée, et était véri­ta­ble­ment une force vitale pour l’Église, voi­là qu’au XVIIIe siècle elle perd nota­ble­ment son pres­tige par les assauts répé­tés du jan­sé­nisme (on n’encourage plus les fidèles à la pra­tique des sacre­ments) et du quié­tisme (qui pré­ten­dait atteindre Dieu direc­te­ment sans aucun inter­mé­diaire). À la Révolution fran­çaise, le culte catho­lique est sup­pri­mé en France, et rem­pla­cé par celui de la déesse Raison. Le concor­dat de 1801 ren­dit l’espoir, mais à quel prix ! Le cler­gé et les fidèles avaient réel­le­ment per­du le goût pour des céré­mo­nies qu’ils ne com­pre­naient pas vrai­ment ; c’est alors l’apparition de mul­tiples langues gal­li­canes dans la litur­gie… Mais tout espoir n’était pas per­du, en par­ti­cu­lier grâce au fon­da­teur de la Congrégation béné­dic­tine de France : Dom Prospère Guéranger (1805–1875) : il aura pour objec­tifs à tra­vers ses écrits de rame­ner le cler­gé à la connais­sance et à l’amour de la litur­gie romaine (par les Institutions litur­giques), et d’associer les fidèles à la hié­rar­chie pen­dant qu’elle célèbre le sacri­fice, admi­nistre les sacre­ments et célèbre l’office (par sa célèbre Année litur­gique). Avant de mou­rir, il aura la conso­la­tion de consta­ter que tous les dio­cèses fran­çais étaient reve­nus au rite romain, et que déjà la pié­té litur­gique refleu­ris­sait par­mi le cler­gé et les fidèles.

Pour Dom Guéranger, la litur­gie était avant tout confes­sion, prière et louange, bien plus qu’enseignement. En effet, si la litur­gie est édu­ca­trice du véri­table esprit chré­tien, elle est essen­tiel­le­ment théo­cen­trique, elle est culte avant d’être ensei­gne­ment des fidèles.

C’est jus­te­ment sur ce côté didac­tique de la litur­gie, secon­daire certes, mais à ne pas négli­ger pour autant, qu’un cer­tain Dom Lambert Beauduin se pen­cha tout par­ti­cu­liè­re­ment au début du XXe siècle. D’abord prêtre du dio­cèse de Liège, puis moine de l’abbaye du Mont-​César, d’un esprit orien­té vers les pro­blèmes de l’apostolat et de la pas­to­rale par son acti­vi­té anté­rieure dans le cler­gé sécu­lier, il envi­sa­gea la litur­gie comme un mer­veilleux moyen de for­mer les fidèles à la vie chré­tienne. Il inau­gure un véri­table « Mouvement litur­gique » dans son monastère.

Cette vision de la litur­gie un peu dévoyée aura cepen­dant l’avantage de réa­li­ser quatre objec­tifs alors fixés :
• tra­duire le mis­sel romain, faire de ce livre le pre­mier livre de dévo­tion des fidèles. Populariser au moins la messe et les vêpres du dimanche.
• rendre la pié­té plus litur­gique avec notam­ment la com­mu­nion dans la messe.
• déve­lop­per le chant gré­go­rien, confor­mé­ment au désir du pape.
• encou­ra­ger les membres des cho­rales à faire des retraites dans un centre de vie litur­gique : abbayes bénédictines.

Mais mal­heu­reu­se­ment la grande ten­ta­tion demeu­re­ra tou­jours de faire de la litur­gie un moyen d’apostolat avant tout, jusqu’à faire plier la litur­gie aux exi­gences de l’apostolat. Et le nœud du drame bien là !

2. L’entre-deux-guerres

Selon le Rév. Père Louis Bouyer, la Parole de Dieu, qu’il consi­dère comme la révé­la­tion immé­diate de Dieu au milieu de l’as­sem­blée, va tota­le­ment bou­le­ver­ser la concep­tion de la messe. La messe des fidèles va lais­ser le pas à la messe des caté­chu­mènes. Dieu sera pré­sent bien plus par sa Parole que par son Eucharistie. Les fidèles « assis­tant à la messe » vont se trans­for­mer en une Assemblée du « Peuple de Dieu », la réunion des croyants au milieu des­quels souffle l’Esprit…

Les mou­ve­ments de jeu­nesse prirent fait et cause pour le « Mouvement litur­gique », ce qui entraî­na la mul­ti­pli­ca­tion des « expé­riences » : autel face au peuple, emploi de la langue vul­gaire, etc.

Dom Lambert Beauduin est comme exi­lé à Bourges. C’est là, qu’il se livrait à un minis­tère de « retraites », mais de retraites toutes par­ti­cu­lières, en réa­li­té des sortes de « recy­clages ». Ainsi donc, pen­dant la guerre, Dom Beauduin avait déjà un bon nombre de dis­ciples « dans ses idées ». Qui étaient-​ils par­ti­cu­liè­re­ment ?
• Un grand nombre venait de Paris, autour de Mgr Chevrot, curé de Saint-​François-​Xavier ; il y avait donc déjà à Paris tout un cler­gé d’avant-​garde, très affai­ré dans l’ac­tion catho­lique.
• D’autres venaient des milieux scouts du R.P. Doncœur : ce der­nier mul­ti­plia dans l’entre-​deux-​guerres, les voyages Outre-​Rhin. Dès 1923, « il com­prit à Rothenfels que la cause du « Mouvement litur­gique » était désor­mais liée à celle d’un « mou­ve­ment de jeu­nesse ». Dès lors, pour l’au­mô­nier scout, la litur­gie devien­dra avant tout une péda­go­gie, une manière incom­pa­rable d’é­du­quer la jeu­nesse ; l’as­pect cultu­rel et théo­cen­trique s’es­tom­pe­ra de plus en plus…
• D’autres enfin, et peut-​être les plus dan­ge­reux, por­taient l’ha­bit blanc des domi­ni­cains. Nous ne sommes pas sur­pris non plus d’y côtoyer des domi­ni­cains qui ont par­ju­ré leur ser­ment anti-​moderniste. Ils y font bon ménage avec les jésuites. Les Pères Congar et Chenu ont récem­ment révé­lé l’é­tat de pour­ris­se­ment avan­cé de l’ordre domi­ni­cain, et en par­ti­cu­lier du Saulchoir dans les années 1930–1940.

Ainsi les forces moder­nistes fran­çaises vont inves­tir le « Mouvement litur­gique ». Rien d’é­ton­nant à ce que toute cette « intel­li­gent­sia » se retrouve autour de Dom Beauduin. Le 20 mai 1943, se tint aux Éditions du Cerf la réunion de fon­da­tion du Centre de Pastorale Liturgique (C.P.L.) ; Dom Beauduin, vieux pro­phète âgé de soixante-​dix ans, pré­si­dait. Ce jour fut son triomphe, il voyait là la consé­cra­tion des idées pour les­quelles il avait com­bat­tu près de trente ans. Le pri­mat de la pas­to­rale sur le culte était officialisé.

Ce C.P.L. réunis­sait dans son sein toutes les dévia­tions du « Mouvement litur­gique » : inver­sion des rap­ports culte-​pastorale ; archéo­lo­gisme ; mépris du « rubri­cisme » ; pri­mat de la Parole de Dieu ; concep­tion acti­viste de la par­ti­ci­pa­tion ; col­lec­ti­vi­sa­tion des assem­blées litur­giques, etc. En jan­vier 1945, était paru le pre­mier numé­ro de « La Maison-​Dieu », organe offi­ciel du C.P.L., dont le titre du pre­mier numé­ro est signi­fi­ca­tif : « Normes pra­tiques pour les réformes liturgiques ».

Le Pape Paul VI célé­brant la messe en ita­lien pour la pre­mière fois le 7 mars 1965

3. L’Après-​guerre

À la fin de la seconde guerre mon­diale, le « Mouvement litur­gique » a consi­dé­ra­ble­ment ren­for­cé ses posi­tions. Il a éla­bo­ré sa tac­tique de guerre : gagner à sa cause les évêques et ain­si agir dans la léga­li­té, faire pré­sen­ter ses requêtes au Saint-​Siège par les évêques, tou­jours sous pré­texte d’a­van­tages pas­to­raux ; faire des études sérieuses de vul­ga­ri­sa­tion (Offices de la Semaine sainte, Nuit Pascale, concé­lé­bra­tion) ; accen­tuer aus­si l’as­pect moral et pra­tique : demande de réforme du jeûne eucha­ris­tique, demande de l’autorisation des messes du soir, de l’introduction de la langue ver­na­cu­laire dans l’ad­mi­nis­tra­tion des sacre­ments, etc. Ce que Pie XII crut devoir accep­ter quelques années plus tard, consi­dé­rant que ces requêtes cor­res­pon­daient aux néces­si­tés pas­to­rales, sans voir qu’elles cachaient peut-​être en même temps un lourd com­plot our­di pour la mort de l’Église et de sa litur­gie romaine.

Mais heu­reu­se­ment une inter­ven­tion salu­taire du magis­tère ecclé­sias­tique eut lieu. Elle se fit en deux temps par les ency­cliques Mystici Corporis (du 29 juin 1943) et Mediator Dei (du 20 novembre 1947). Cette der­nière nous four­nit une admi­rable syn­thèse doc­tri­nale ; elle contient la plus pro­fonde défi­ni­tion de la litur­gie : « le culte public inté­gral du Corps mys­tique de Jésus-​Christ, c’est-​à-​dire du Chef et de ses membres ». Pie XII y condamne à nou­veau les inno­va­tions témé­raires de ceux qui vou­draient intro­duire de nou­velles cou­tumes litur­giques ou faire revivre des rites péri­més, en désac­cord avec les lois et rubriques alors en vigueur. Il y condamne éga­le­ment cet « archéo­lo­gisme » : « Ce serait sor­tir de la voie droite, dit le pape, de vou­loir rendre à l’au­tel sa forme pri­mi­tive de table, de vou­loir sup­pri­mer radi­ca­le­ment des cou­leurs litur­giques le noir, d’ex­clure des temples les images saintes et les sta­tues, etc. »

Enfin Pie XII y condamne éner­gi­que­ment les erreurs théo­lo­giques sur la nature du sacer­doce des fidèles, et les exa­gé­ra­tions sur la notion de par­ti­ci­pa­tion. Il pré­cise exac­te­ment la par­ti­ci­pa­tion « mys­tique » des fidèles à l’o­bla­tion et à l’im­mo­la­tion : cette par­ti­ci­pa­tion spi­ri­tuelle étant bien plus impor­tante qu’une par­ti­ci­pa­tion pure­ment exté­rieure. Il indique ensuite les moyens de pro­mou­voir cette par­ti­ci­pa­tion : mis­sels, par­ti­ci­pa­tion active aux chants et à la messe dia­lo­guée, à laquelle il impose des limites pré­cises (en soi, la messe dia­lo­guée n’est pas une mau­vaise chose, elle est un moyen de faire par­ti­ci­per les fidèles à l’Action sacrée. Mais ce n’est qu’un moyen, il ne fau­drait pas qu’il soit impo­sé comme un remède universel.)

Mais le mal était fait, et il n’y aura plus moyen de l’en­di­guer. Pie XII aura beau appor­ter toutes les pré­ci­sions doc­tri­nales vou­lues, la révo­lu­tion conti­nue­ra de gagner du terrain.

Plus rien n’ar­rê­te­ra la marche en avant du « Mouvement litur­gique » dévoyé, et c’est lui qui au concile impo­se­ra sa marque à la Constitution Sacrosanctum Concilium qui édic­tait les prin­cipes sur les­quels la nou­velle messe fut élaborée.

Abbé François-​Régis de Bonnafos, FSSPX

Source : La Voix des Clochers en Périgord n° 55