Entretien avec Mgr Fellay : où en est le dialogue entre Rome et la Fraternité Saint Pie X ? 23 mars 2006


Les étapes du dialogue entre Rome et la Fraternité Saint Pie X

Alors que des jour­na­listes laissent entendre qu’il serait ques­tion de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X lors de la réunion des car­di­naux autour du pape, ce 23 mars, DICI a deman­dé à Mgr Bernard Fellay d’ex­po­ser à ses lec­teurs la ligne de conduite qu’il a eu l’oc­ca­sion de pré­sen­ter dans de récentes confé­rences à des prêtres et à des reli­gieux, aux Etats-​Unis et en France.
Au moment où nous met­tons sous presse ce numé­ro, La Croix du jeu­di 23 mars titre : « Les car­di­naux face à l’in­té­grisme catho­lique », inté­grisme impri­mé en rouge ! Loin des titres raco­leurs et soi-​disant « ven­deurs », nous don­nons la parole au Supérieur géné­ral de la Fraternité Saint Pie X. Tout sim­ple­ment.
Abbé Alain Lorans 

DICI : Monseigneur, dès le début de vos entre­tiens avec Rome, il y a cinq ans, vous avez pro­po­sé deux préa­lables avant toute dis­cus­sion doc­tri­nale. Il s’agit de la liber­té pour chaque prêtre catho­lique de célé­brer la messe tri­den­tine et du retrait du décret d’excommunication por­té contre les évêques de la Fraternité. Pourquoi ces préa­lables ? N’est-ce pas là une manœuvre dila­toire qui per­met­trait de gagner du temps pour ras­su­rer des prêtres ou des fidèles inquiets d’un éven­tuel rap­pro­che­ment ? Ne ris­quez vous pas de perdre ain­si une occa­sion ines­pé­rée de réconciliation ?

Mgr Fellay : Toutes ces consi­dé­ra­tions poli­tiques, je dirais même tous ces cal­culs poli­ti­ciens sont étran­gers à l’esprit des conver­sa­tions que la Fraternité a avec Rome depuis que Mgr Lefebvre les a entre­prises. Les préa­lables que j’ai pro­po­sés ont pour but de créer un cli­mat nou­veau dans l’Eglise offi­cielle. Ce serait un pre­mier pas pour rendre à nou­veau pos­sible la vie catho­lique tra­di­tion­nelle. La situa­tion actuelle a pous­sé les fidèles, devant les désastres post-​conciliaires, à fuir leurs paroisses pour rejoindre la Fraternité, et ce mal­gré l’opprobre dont on entoure les prêtres tra­di­tion­nels. Aucune sanc­tion romaine, aucune mise en garde épis­co­pale ne dis­suadent ces familles de choi­sir la Tradition. C’est un fait. Aussi ai-​je deman­dé au pape de poser des actes publics en faveur de la Tradition, car nos fidèles ne pour­ront se satis­faire de simple paroles d’encouragement. Ces actes sont la liber­té de la messe tra­di­tion­nelle et le retrait du décret d’excommunication. Et si les bruits qui courent aujourd’hui dans la presse sur le retrait de l’excommunication sont avé­rés, on pour­ra dire que le Souverain Pontife a pris en compte un des deux préalables.

DICI : N’est-ce pas deman­der à Rome de régler la crise avec Ecône uni­la­té­ra­le­ment, sans contre­par­tie de votre côté ?

Mgr Fellay : Non, car la crise avec Ecône n’est pas pre­mière. Elle n’est que le révé­la­teur d’une crise plus pro­fonde à Rome même, et la solu­tion de cette crise majeure est à Rome. Il n’est pas ques­tion pour nous d’une négo­cia­tion de type syn­di­cal, parce que nous n’avons pas d’intérêts propres, ni d’avantages per­son­nels à négo­cier. Nous sou­hai­tons que Rome retrouve sa Tradition. Ecône ne fait que conser­ver ce qui est avant tout le patri­moine de l’Eglise uni­ver­selle. Il appar­tient à Rome de rendre à la Tradition sa place, pleine et entière, afin qu’elle puisse jouer son rôle dans la solu­tion de la crise de l’Eglise.

DICI : Mais l’excommunication est bien une situa­tion per­son­nelle qui vous touche, vous et vos confrères ?

Mgr Fellay : Nous deman­dons le retrait d’un décret d’excommunication auquel nous n’avons jamais accor­dé de valeur cano­nique, sans quoi bien évi­dem­ment nous n’aurions exer­cé aucun minis­tère : ni ordi­na­tion, ni confir­ma­tion… Mais nous sommes bien conscients de la por­tée pra­tique de ce décret : la dia­bo­li­sa­tion effi­cace de la Tradition, l’empêchement pour les prêtres tra­di­tion­nels de faire du bien dans les paroisses. Si une famille fait appel à nous pour un sacre­ment dans le rite tra­di­tion­nel, l’évêque ou le curé n’a qu’un mot à dire : « Vous n’y pen­sez pas, ils sont excom­mu­niés ! » Voilà com­ment on neu­tra­lise la Tradition concrètement.

Les deux préa­lables – la libé­ra­li­sa­tion de l’usage du mis­sel de Saint Pie V et le retrait du décret d’excommunication – visent au-​delà des fidèles tra­di­tion­nels le bien de l’Eglise tout entière. Il s’agit de per­mettre à la Tradition de retrou­ver droit de cité dans l’Eglise et de faire ses preuves sur le ter­rain. C’est ain­si que nous pou­vons aider Rome à régler la crise dans l’Eglise. Ces deux préa­lables fonc­tionnent – selon l’expression des théo­lo­giens – comme un remo­vens pro­hi­bens, ils doivent ôter les inter­dits qui empêchent la Tradition d’agir pra­ti­que­ment, pastoralement.

DICI : Est-​ce que vous pour­riez pré­ci­ser votre pensée ?

Mgr Fellay : La messe tra­di­tion­nelle ces­sant d’être en liber­té sur­veillée et le minis­tère des prêtres tra­di­tion­nels n’étant plus entou­ré d’une sus­pi­cion d’excommunication, on pour­ra voir l’expérience de la Tradition à l’œuvre.

Dans cette phase expé­ri­men­tale qui devra durer tout le temps néces­saire à une juste éva­lua­tion des résul­tats, aucun enga­ge­ment ne serait pris ni par Rome ni par la Fraternité. Mais à la fin Rome pour­ra juger sur pièces l’œuvre accom­plie par les prêtres tra­di­tion­nels. Et j’ai dit que la Fraternité Saint Pie X était dis­po­sée à accueillir des visi­teurs romains qui pour­raient appré­cier sur place son tra­vail apostolique.

DICI : Tout cela est pra­tique et pas­to­ral, or la crise de l’Eglise est prin­ci­pa­le­ment doc­tri­nale. Qu’en est-​il des ques­tions de fond, de la liber­té reli­gieuse sur laquelle Mgr Lefebvre avait émis des Dubia, des doutes com­mu­ni­qués au car­di­nal Ratzinger ? Qu’en est-​il de l’œcuménisme auquel vous avez consa­cré une étude remise à tous les car­di­naux, il y a deux ans ?

Mgr Fellay : Sur cette ques­tion de l’œcuménisme, le mutisme des car­di­naux aux­quels avait été adres­sée cette étude est très signi­fi­ca­tif. Leur silence montre toute la dis­tance qui nous sépare au plan doctrinal.Vous faites bien de noter que les deux préa­lables ont une por­tée pra­tique, et c’est en cela qu’ils consti­tuent la pre­mière étape néces­saire avant de pou­voir abor­der les ques­tions doc­tri­nales. En effet, des dis­cus­sions sur le fond, entre­prises en dehors ou avant cette étape pas­to­rale, semblent a prio­ri vouées à l’échec.

Il importe ici de bien se rendre compte que Rome et Ecône – pour faire court – convergent sur un point, mais divergent sur un autre. Les auto­ri­tés romaines sont aujourd’hui conscientes de la situa­tion dra­ma­tique de l’Eglise, – c’est bien le futur Benoît XVI qui a dit que l’Eglise était comme « un bateau qui prend l’eau de toutes parts »-, sur ce point nous sommes d’accord, mais là où nous ne nous enten­dons pas c’est sur la cause de cette crise. Rome n’envisage comme prin­ci­pale res­pon­sable que la socié­té sécu­la­ri­sée, hédo­niste et consu­mé­riste, qui ignore ou com­bat le mes­sage évan­gé­lique, tan­dis que, nous, nous affir­mons que le concile Vatican II en s’ouvrant à l’esprit du monde moderne a fait entrer en son sein des prin­cipes comme la liber­té reli­gieuse ou l’œcuménisme qui sont contraires au mes­sage évan­gé­lique et res­pon­sables de la situa­tion actuelle. Nous visons bien autre chose qu’une « fausse inter­pré­ta­tion » super­pro­gres­siste du Concile.

On com­prend bien que les auto­ri­tés romaines n’envisagent que dif­fi­ci­le­ment de remon­ter à Vatican II comme à la cause de la crise, car cela équi­vau­drait à remettre en cause le concile auquel elles demeurent for­te­ment atta­chées. Et en l’état, il faut recon­naître qu’aucune dis­cus­sion doc­tri­nale n’est pos­sible, comme le déclarent jus­te­ment Michaël J.Matt et John Vennari dans une récente décla­ra­tion com­mune. (Voir les prin­ci­paux extraits de cette décla­ra­tion dans nos Documents, ndlr)

DICI :C’est pour­quoi on peut pen­ser qu’au fond vous n’envisagez pas sérieu­se­ment un dia­logue avec Rome ?

Mgr Fellay : Je dirais que ce dia­logue doit être doc­tri­nal et pra­tique, avec des faits à l’appui des rai­son­ne­ments théo­lo­giques. En par­tant du point de conver­gence entre Rome et nous – le constat com­mun d’une crise désas­treuse -, nous devons ten­ter de résor­ber la diver­gence en essayant de faire admettre à Rome la véri­table cause de cette crise. La dis­cus­sion doc­tri­nale a bien pour but d’obtenir la recon­nais­sance par Rome de cette cause, mais étant don­né les prin­cipes modernes dont sont imbues les auto­ri­tés romaines depuis Vatican II, cette dis­cus­sion ne peut avoir lieu sans le concours d’une leçon don­née par les faits eux-​mêmes, ou encore plus pré­ci­sé­ment : elle ne peut se faire sans la consi­dé­ra­tion de l’œuvre concrète que la Tradition peut accom­plir en vue d’une solu­tion à la crise des voca­tions, de la pra­tique religieuse…

De notre point de vue, ce sont les effets de l’apostolat tra­di­tion­nel qui feront voir a contra­rio où est la cause de la crise. Voilà pour­quoi des préa­lables pra­tiques me paraissent indis­pen­sables au bon dérou­le­ment des dis­cus­sions doctrinales.

La liber­té d’action ren­due à la Tradition doit lui per­mettre de faire ses preuves et de dépar­ta­ger dans les faits les deux par­ties qui ne s’accordent pas doc­tri­na­le­ment sur la cause de la crise. Cette leçon des faits que nous deman­dons à Rome de bien vou­loir accep­ter, repose avant tout sur notre foien la messe tra­di­tion­nelle. Cette messe réclame d’elle-même l’intégrité de la doc­trine et des sacre­ments, gage de toute fécon­di­té spi­ri­tuelle auprès des âmes.

DICI : Votre ligne de conduite est-​elle par­ta­gée par l’ensemble des prêtres et des fidèles atta­chés à la Tradition ?

Mgr Fellay : Mgr Lefebvre disait déjà que les auto­ri­tés romaines seraient plus sen­sibles aux chiffres et aux faits pré­sen­tés par le Fraternité Saint Pie X que par des argu­ments théo­lo­giques. Bien évi­dem­ment, notre fon­da­teur n’entendait pas élu­der une néces­saire dis­cus­sion doc­tri­nale, c’est pour­quoi nous vou­drions dans cette deuxième étape pré­sen­ter à Rome les argu­ments de la théo­lo­gie tra­di­tion­nelle, confor­tés par les faits de l’apostolat tra­di­tion­nel, avant d’aborder la troi­sième étape, celle du sta­tut cano­nique de la Fraternité

Il importe de bien voir com­ment s’articulent les étapes de ce dia­logue pour sai­sir que nous ne vou­lons négli­ger ni l’aspect spé­cu­la­tif ou doc­tri­nal, ni l’aspect pra­tique ou pas­to­ral, pas plus que nous ne vou­lons igno­rer la pru­dence réa­liste et l’esprit surnaturel.

Ceux qui ne veulent rete­nir que l’aspect pra­tique ou cano­nique, ver­ront dans notre exi­gence doc­tri­nale une perte de temps, et ces étapes seront per­çues comme des manœuvres dila­toires. De l’autre côté, ceux qui ne veulent envi­sa­ger que l’aspect spé­cu­la­tif trou­ve­ront que nos préa­lables pas­to­raux sont une mise entre paren­thèses des pro­blèmes de fond, et ils diront que ce dia­logue est le début d’un ral­lie­ment au moder­nisme. Les uns et les autres ont rai­son dans ce qu’ils affirment, mais ils ont tort dans ce qu’ils nient : il faut affir­mer et la néces­saire leçon des faits et l’indispensable dis­cus­sion doctrinale.

DICI : Alors ! l’accord cano­nique aux calendes grecques ?

Mgr Fellay : On parle d’administration apos­to­lique, de pré­la­ture per­son­nelle, d’ordinariat…, cela semble pré­ma­tu­ré. En sou­hai­tant un accord cano­nique tout de suite et à tout prix, nous nous expo­se­rions à voir immé­dia­te­ment resur­gir tous les pro­blèmes doc­tri­naux qui nous opposent à Rome, et cet accord serait aus­si­tôt caduc. Cette régu­la­ri­sa­tion de notre sta­tut cano­nique devra inter­ve­nir en der­nier lieu, comme pour scel­ler un accord déjà réa­li­sé au moins pour l’essentiel au niveau des prin­cipes, grâce aux faits consta­tés par Rome.

D’ailleurs, ima­gi­nons un ins­tant que nous accep­tions une struc­ture cano­nique pour n’envisager qu’ensuite – à l’intérieur, dans le « péri­mètre visible » des dio­cèses – les ques­tions doc­tri­nales, nous ne pour­rions pas accom­plir notre minis­tère avec toute son effi­ca­ci­té pas­to­rale. Les condi­tions pra­tiques ne seraient pas réunies pour per­mettre une leçon des faits pleine et entière, c’est-à-dire convain­cante. Comme c’est déjà le cas pour les com­mu­nau­tés Ecclesia Dei, notre apos­to­lat tra­di­tion­nel serait en liber­té sur­veillée, auto­ri­sé à ne se mani­fes­ter qu’avec par­ci­mo­nie de-​ci de-​là, comme au compte-gouttes.

Le tout est de savoir si la situa­tion tra­gique de l’Eglise aujourd’hui, – la crise impres­sion­nante des voca­tions, la chute ver­ti­gi­neuse de la pra­tique reli­gieuse… – lui per­met de se conten­ter de remèdes à admi­nis­trer au compte-gouttes.

Source : DICI n°132 du 25 mars 2006