Entretien de Mgr Bernard Tissier de Mallerais à The Angelus du 31 juillet 2008

Après 20 ans d’é­pis­co­pat, que pensez-​vous de l’é­tat de l’Eglise ?

Jean-​Paul II n’a rien fait pour recons­truire la Foi. La grande apos­ta­sie s’est ampli­fiée, la jeu­nesse est presque entiè­re­ment per­due dans l’im­pu­re­té et dans les drogues. La liber­té reli­gieuse et les droits de l’Homme ont com­plè­te­ment détruit la royau­té sociale du Christ. Nous vivons la grande apos­ta­sie dont parle saint Paul aux Thessaloniciens : « vene­rit dis­ces­sio pri­mum » (II Thess. 2,3).

Quelque chose a‑t-​il chan­gé dans la Fraternité ? Et si oui : quoi ?

De quelle socié­té parlez-​vous ? De la Fraternité Saint Pie X ? Bien sûr, la Fraternité a gran­di, Dieu mer­ci, pas­sant de 150 à 450 prêtres ; le nombre de frères a dou­blé. Peu de nou­veaux prieu­rés ; il vaut mieux conso­li­der la vie en com­mun des prêtres ! Mais beau­coup de nou­velles mis­sions, par­tout. Pas beau­coup de nou­veaux pays, ce n’est pas néces­saire. Nous devons nous déve­lop­per là où nous avons débu­té. C’est suffisant.

Combien de pays avez-​vous visi­tés depuis votre sacre ?

À peu près tous les pays dans les­quels nos prêtres tra­vaillent, sauf le Japon et la Corée. Combien cela fait-​il ? Sans doute plus de 30 ou 40.

Qu’est-​ce qui vous a impres­sion­né chez les fidèles, quand vous voya­gez pour confirmer ?

Le grand nombre de familles nom­breuses, bien sûr. Parfois plus de 10 enfants – c’est mer­veilleux ! C’est l’ef­fet de la Grâce du Saint Sacrifice de la messe. Et, cela va avec, les nom­breuses écoles de gar­çons ou de filles ouvertes, des écoles pri­maires à proxi­mi­té de nos prieu­rés dans beau­coup d’en­droits. Une église, un prieu­ré, une école : c’est main­te­nant l’u­ni­té normale.

Qu’aurait-​il pu se pas­ser sans les sacres ?

Nous serions morts : des prêtres âgés, seule­ment des prêtres âgés, des Frères âgés, des Sœurs âgées, des sémi­naires vides et morts ; et pas de Fraternité Saint-​Pierre ni tout le reste. La tra­di­tion serait morte. Les sacres d’é­vêques ont été un « acte sau­veur » [en fran­çais dans le texte]. L”« opé­ra­tion sur­vie » a été un suc­cès com­plet, grâce à Dieu et grâce à l’acte héroïque de Mgr Lefebvre.

La situa­tion avec Rome est-​elle plus encou­ra­geante vingt ans après ?

Non, rien n’a chan­gé. À part le motu pro­prio du 7 juillet 2007, qui est un miracle inat­ten­du, et qui change radi­ca­le­ment la pra­tique du Saint-​Siège vis-​à-​vis de la messe tra­di­tion­nelle. Mais en pra­tique, peu de prêtres reviennent à la Tradition. Seuls de jeunes prêtres, quelques-​uns par­mi eux, sont inté­res­sés. Mais pour ce qui est de la liber­té reli­gieuse, des droits de l’Homme, de l’in­té­rêt que Rome porte à notre tra­vail : rien n’a chan­gé – indu­ra­tio cor­dium ! Un endur­cis­se­ment des cœurs, un aveu­gle­ment des esprits.

Que voudriez-​vous dire à ceux qui pré­di­saient, en 1988, que la Fraternité Saint Pie X créait une Eglise paral­lèle ? L’histoire ne leur a‑t-​elle pas don­né tort ?

Je vous réponds : où est l’Eglise, mes chers ? Reconnaissez l’arbre à ses fruits. Là où sont les fruits, là est l’Eglise. Je ne veux pas dire que l’Eglise se réduit à la Fraternité, mais que son cœur est dans la Fraternité. La vraie Foi, l’en­sei­gne­ment vrai, les sacre­ments non abâ­tar­dis : tout cela est dans la Fraternité. Partout ailleurs, il y a un mélange plein de com­pro­mis à cause du libé­ra­lisme et de la fai­blesse d’es­prit. L’Eglise paral­lèle, c’est la néo-​Eglise de Vatican II : son esprit, sa nou­velle reli­gion ou non-religion.

Quel est le déve­lop­pe­ment le plus impor­tant des vingt der­nières années ? La mort de Monseigneur ? L’élection de Benoît XVI ? Le Motu Proprio ?

La réponse, c’est notre per­sé­vé­rance, notre exis­tence. La conti­nua­tion mira­cu­leuse de la Tradition. Les sacres d’é­vêques étaient un simple moyen pour tendre à ce but. Non, la mort de Mgr Lefebvre, l’é­lec­tion de Benoît XVI, et ce genre de choses, ne sont pas des évé­ne­ments d’importance. Vraiment, il ne s’est rien pas­sé d’im­por­tant depuis vingt ans, à part le miracle de la sur­vie de la Tradition.

Beaucoup de catho­liques qui s’é­taient d’a­bord bat­tus aux côtés de Monseigneur, il y a des années, sont main­te­nant enclins à unir leurs forces avec Rome qui semble plus conser­va­trice, en s’al­liant à des ins­ti­tuts dont le sta­tut cano­nique est plus « régu­lier » au sein de l’Eglise.

>Oui, il y a eu beau­coup de pertes. À cause du manque de prin­cipes, de l’in­fi­dé­li­té au com­bat de la Fraternité, de la recherche de com­pro­mis, de l’aspiration à la paix, du désir d’une vic­toire avant le temps que Dieu à pré­vu. Ces pauvres gens (des prêtres, des reli­gieux, des laïcs) sont des libé­raux et des prag­ma­tiques. Ils sont séduits par les sou­rires des gens du Vatican, je veux dire des pré­lats de la Curie. Ce sont des gens qui étaient fati­gués du long, long com­bat pour la Foi : « Quarante ans, c’est assez ! ». Mais ce com­bat dure­ra encore trente ans. Donc : ne ces­sez pas, ne cher­chez pas de « récon­ci­lia­tion, », mais combattez !

Quel est votre sou­ve­nir le plus mar­quant de Monseigneur ?

Le 13 octobre 1969, quand il nous a accueilli au 106, route de Marly, à Fribourg, en Suisse, il était seul et rece­vait 9 sémi­na­ristes dans deux appar­te­ments qu’il louait aux Salésiens. Seul et âgé 63 ans, et com­men­çant tout à zéro avec nous, pauvres jeunes gens ! C’était émou­vant de voir com­ment il pre­nait soin de nous, nous don­nant des confé­rences spi­ri­tuelles, très simples, théo­lo­giques, à l’aide de saint Thomas d’Aquin et de son expé­rience de mis­sion­naire. Un arche­vêque, ancien supé­rieur géné­ral d’une congré­ga­tion de 3.000 membres, ancien délé­gué Apostolique, et main­te­nant seul avec neuf jeunes gens à com­men­cer quelque chose pour le bien du sacer­doce, quelque chose dont il igno­rait le futur. Réalisez sa Foi !

Quel est le moment le plus mar­quant de votre séminaire ?

Fabuleux ! Mon pre­mier contact avec la Somme de saint Thomas d’Aquin, durant les mer­veilleux cours du Père Thomas Mehrle, O.P., qui chaque semaine venait de Fribourg à Ecône pour nous ensei­gner le Christ et Dieu. Quel délice c’é­tait d’en­tendre le Père Mehrle com­men­ter la Somme, et nous étions là, à lire la Somme en latin, le mer­veilleux latin de saint Thomas. Combien d’heures de délices, chaque matin, de 8 heures et quart à 9 heures, à ma table dans ma chambre, avec la Somme à médi­ter et à apprendre ! Et main­te­nant encore je conti­nue, je fais exac­te­ment la même chose !

Direz-​vous que le com­bat pour la messe a com­plè­te­ment chan­gé depuis les sacres ?

Absolument pas. Rien n’a chan­gé ! La per­sé­cu­tion contre les jeunes prêtres d’au­jourd’­hui qui retournent à la vieille messe est la même que la per­sé­cu­tion contre les bons prêtres, des prêtres qui, il y a 40 ans, res­taient fidèles à la messe de leur ordi­na­tion. À quelques très rares excep­tions, les évêques détestent la messe tra­di­tion­nelle. Leur nou­velle reli­gion s’op­pose à la vraie messe, et la vraie messe détruit leur fausse reli­gion, une reli­gion sans sacri­fice, sans expia­tion, sans satis­fac­tion, sans jus­tice divine, sans péni­tence, sans renon­cia­tion à soi-​même, sans ascé­tisme ; la reli­gion du soi-​disant « amour, amour, amour » qui n’est que des mots.

D’un autre côté, ne diriez-​vous pas qu’au­jourd’­hui le com­bat pour la doc­trine est deve­nu plus important ?

C’est le même com­bat : ratio cultus, ratio fides. La loi de la Foi est la loi de la litur­gie, et la loi de la litur­gie est la loi de la Foi : lex oran­di, lex cre­den­di ; lex cre­den­di, lex oran­di. La devise est vraie dans les deux sens. La messe tra­di­tion­nelle est l’ex­pres­sion la plus magni­fique de la royau­té du Christ alors que regna­vit a ligno Deus – Dieu a régné par le bois de la Croix. Le mys­tère de la Rédemption, comme expia­tion par­faite et sur­abon­dante des péchés, s’exprime dans la Messe tra­di­tion­nelle. Au contraire, ce mys­tère est obs­cur­ci et estom­pé par la Nouvelle Messe.

En consé­quence, le com­bat contre la liber­té reli­gieuse ne peut pas être sépa­ré du com­bat pour la Messe. C’est vrai aus­si du com­bat contre l’œ­cu­mé­nisme, parce que si le Christ est Dieu, Il est capable par Sa pas­sion d’ap­por­ter expia­tion et satis­fac­tion, pour tous les péchés ; de même, Lui seul a le droit de confor­mer les lois civiles à l’Evangile. Je ne vois pas de sépa­ra­tion entre le com­bat pour la messe, le com­bat pour l’es­prit chré­tien du sacri­fice, et le com­bat pour la royau­té sociale du Christ. Les moder­nistes ne voient pas de dif­fé­rence entre leur nou­velle messe, leur refus du mys­tère de la Rédemption, et leur déné­ga­tion de la royau­té sociale de Jésus-​Christ. Tout se tient.

À part Mgr Rifan, Rome n’a pas don­né d’é­vêque tra­di­tion­nel aux com­mu­nau­tés Ecclesia Dei. Que cela signifie-​t-​il ? Cela ne justifie-​t-​il pas la déci­sion de Monseigneur ?

Oui, bien sûr. À Rome (à quelques excep­tions près), ils ne veulent pas d’évêques tra­di­tion­nels ! Ils n’en veulent tou­jours pas. La Rome occu­pée ne peut pas se per­mettre d’avoir des évêques tra­di­tion­nels dans l’Eglise. Ce serait la des­truc­tion de leur des­truc­tion ! Mgr Rifan a eu le cer­veau bien lavé, avant d’être « récon­ci­lié ». Il garde la sainte messe tra­di­tion­nelle, mais ne se bat plus contre la nou­velle messe, la liber­té reli­gieuse, et ain­si de suite. Il a dû arrê­ter le combat.

Les com­mu­nau­tés Ecclesia Dei ont dû accep­ter de ne jamais cri­ti­quer le Concile de Vatican II ni la nou­velle messe. Ils ont été réduits au silence et ont accep­té de se taire. Tel a été le prix de leur « récon­ci­lia­tion ».

Mgr Lefebvre avait donc entiè­re­ment rai­son quand il disait que seuls des évêques entiè­re­ment catho­liques et entiè­re­ment libres, libres de l’influence libé­rale de Rome, pou­vaient tra­vailler pour le bien de l’Eglise en atten­dant la conver­sion du Pape.

Quels sont, selon vous, les plus grands défis aux­quels la Fraternité et les fidèles devront faire face dans les années à venir ?

D’abord, notre per­sé­vé­rance à refu­ser les erreurs du concile de Vatican II. Deuxièmement, la force de notre refus de toute « récon­ci­lia­tion » avec la Rome occu­pée. Troisièmement, le déve­lop­pe­ment de nos écoles, nos col­lèges pour sou­te­nir une édu­ca­tion catho­lique et aider les familles. Quatrièmement, la résis­tance face à la per­sé­cu­tion par les auto­ri­tés civiles, et pro­cla­mer que le chris­tia­nisme est l’unique source de la civilisation.

Quel regard pensez-​vous que Monseigneur por­te­rait sur la crise, vu l’état des choses en 2008 ?

Il dénon­ce­rait non seule­ment le libé­ra­lisme – comme c’était le cas avec Paul VI – mais le moder­nisme, comme c’est le cas avec Benoît XVI : un vrai moder­niste, avec la théo­rie com­plète du moder­nisme mis à jour ! C’est si grave que je ne peux pas expri­mer mon hor­reur. Je me tais. Mgr Lefebvre, donc, crie­rait : « Hérétiques, vous per­ver­tis­sez la Foi ! ».

Quel conseil donneriez-​vous aux parents qui élèvent leurs enfants dans le monde d’aujourd’hui ?

Ne vous conten­tez pas d’avoir des enfants, beau­coup d’enfants, mais élevez-​les, éduquez-​les ! Ne vous contentez- pas de les nour­rir, de leur don­ner à man­ger ! Et envoyez-​les dans des écoles vrai­ment catho­liques, où ils seront non seule­ment pro­té­gés de la cor­rup­tion du monde, mais seront for­més pour être des chrétiens.

Quel conseil donneriez-​vous à des jeunes gens et des jeunes filles qui envi­sagent la vie religieuse ?

Ne l’« envi­sa­gez » pas, ne l’essayez pas non plus, mais entrez‑y avec déter­mi­na­tion et per­sé­vé­rance ! Mon Dieu, com­bien de volon­tés faibles !

Quels sont les livres les plus essen­tiels, selon vous, pour les fidèles aujourd’hui ?

Pour tous, leur mis­sel et leur caté­chisme. Pour les jeunes gens, des livres sur la royau­té sociale du Christ. Pour les jeunes filles, des livres de cui­sine, de cou­ture, et pour amé­na­ger la maison.

Que voyez-​vous dans les 20 ans qui viennent ?

En Europe, des répu­bliques isla­miques en France, en Grande-​Bretagne, en Allemagne, en Belgique et aux Pays-​Bas. Aux Etats-​Unis, la ban­que­route et la guerre civile. À Rome, l’apostasie orga­ni­sée avec la reli­gion juive. En nous, de l’héroïsme, de l’héroïsme chré­tien. Dans la Fraternité, le sacre de nou­veaux évêques, si ça s’avère néces­saire. Je me fais vieux. À Rome, un nou­veau pape ? Vraiment, s’il doit être pis encore, il n’y en a pas besoin. S’il doit être un Petrus Romanus, alors là, oui. C’est mon espérance.

FSSPX Évêque auxliaire

Mgr Bernard Tissier de Mallerais, né en 1945, titu­laire d’une maî­trise de bio­lo­gie, a rejoint Mgr Marcel Lefebvre dès octobre 1969 à Fribourg et a par­ti­ci­pé à la fon­da­tion de la Fraternité Saint-​Pie X. Il a assu­mé d’im­por­tantes res­pon­sa­bi­li­tés, notam­ment comme direc­teur du sémi­naire d’Ecône. Sacré le 30 juin 1988, il est évêque auxi­liaire et fut char­gé de pré­pa­rer l’ou­vrage Marcel Lefebvre, une vie, bio­gra­phie de réfé­rence du fon­da­teur de la Fraternité.