Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

24 juillet 1940

Discours aux jeunes époux

L'exemple de saint Jacques le Majeur

Donné à Rome, près Saint-​Pierre, le 24 juillet 1940

Après le taber­nacle, où nous pos­sé­dons l’in­vi­sible mais réelle pré­sence de Jésus-​Christ vivant ; après la Palestine, qui garde son saint Sépulcre et les ves­tiges de ses pas sur la terre ; après Rome, qui conserve les glo­rieux tom­beaux des princes des apôtres, il n’est pas de lieu qui ait vu accou­rir, au fil des siècles, une telle foule de pieux pèle­rins que Saint-​Jacques de Compostelle, où reposent, selon une antique tra­di­tion, les reliques de l’a­pôtre Jacques le Majeur1. Et comme demain est le jour de sa fête, Nous aime­rions Nous rendre en esprit avec vous, bien-​aimés fils et filles, à ce célèbre sanc­tuaire, pour y recueillir quelques enseignements.

Si nous y allions par voie de terre, les che­mins qu’ont tra­cés les pèle­rins du moyen âge enve­lop­pés du man­teau et le bour­don à la main, ces longs che­mins que montrent encore cer­tains pays nous per­met­traient de relire les pieuses chro­niques qui ornent la vie du saint de mul­tiples détails. Mais nous voya­geons en esprit, et nous pou­vons nous en tenir à ce que nous rap­portent les Evangiles et les Actes des apôtres.

Ces notes sont brèves, mais elles suf­fisent pour nous mon­trer que ce saint a bien com­men­cé, que pour un temps il a moins bien conti­nué, mais qu’il a fort bien cou­ron­né sa vie.

Jacques eut un bon com­men­ce­ment. L’Evangile résume en peu de lignes l’ap­pel du Christ à Jacques et à Jean, et la réponse des deux frères : « Laissant à l’heure même leur barque et leur père, ils le sui­virent » (Mt 4, 21–22). C’est peu en appa­rence, et beau­coup en réa­li­té. Lorsque Jacques (pour ne par­ler que de lui), lais­sait son père Zébédée dans la barque qui flot­tait près du rivage et où séchaient les filets sus­pen­dus aux antennes, il noyait à jamais dans les eaux du lac ses ten­dresses du pas­sé et remet­tait sans réserve son ave­nir entre les mains du divin Maître. Vous aus­si, chers jeunes époux, donnez-​vous à Dieu sans retard dans la vie nou­velle où il vous a appe­lés. Prenez-​en dès aujourd’­hui les graves obli­ga­tions au sérieux. Si jamais jus­qu’i­ci vous avez connu une vie étour­die et légère, vous, jeunes hommes, une vie d’in­dis­ci­pline ou d’in­do­lence, et vous, jeunes femmes, une vie de fri­vo­li­té et de vains atti­fe­ments, ayez bien soin d’y renon­cer. Appliquez toutes vos éner­gies aux devoirs de votre nou­vel état. Le temps n’est plus des jeunes filles qui entrent dans le mariage sans pour ain­si dire le connaître ; mais il dure encore, hélas ! le temps où de jeunes époux s’i­ma­ginent qu’ils peuvent s’ac­cor­der dans les débuts de leur mariage une période de liber­té morale et jouir de leurs droits sans tenir compte de leurs devoirs. C’est là une faute grave qui pro­voque la colère de Dieu ; une source de mal­heurs même tem­po­rels, dont la menace devrait ins­pi­rer de la crainte à tous. Celui qui com­mence par mécon­naître ou mépri­ser son devoir, le négli­ge­ra de plus en plus et fini­ra presque par l’ou­blier, ain­si que les saines joies qu’il pro­cure. Quand plus tard il s’en res­sou­vien­dra avec amer­tume, il com­pren­dra qu’il est trop tard et ver­se­ra peut-​être de vaines larmes ; le couple infi­dèle à sa mis­sion n’au­ra plus qu’à se des­sé­cher dans la soli­tude déser­tique et déses­pé­rante de son sté­rile égoïsme.

Ce n’est pas tout qu’un heu­reux départ : le salut de l’âme n’est pro­mis qu’à la per­sé­vé­rance (Mt 10, 22). Par la géné­ro­si­té de son élan, Jacques avait bien débu­té ; mais com­ment a‑t-​il conti­nué ? L’Evangile nous ren­seigne en quelques traits. Il devint pour Jésus, qui ne reprend point son amour, un objet de pré­di­lec­tion. Jacques et Jean com­po­saient avec Pierre, leur voi­sin et leur cama­rade de pêche, une triade à laquelle Jésus réser­vait d’ex­cep­tion­nelles faveurs : ils furent les seuls témoins de son écla­tante bon­té dans la résur­rec­tion de la fille de Jaïre (Lc 8,49–56), de sa gloire dans la Transfiguration (Mt 17, 1–8), de sa tris­tesse et de sa sou­mis­sion dans l’a­go­nie de Gethsemani (Mc 14, 33). Mais c’est ici pré­ci­sé­ment que Jacques man­qua de fidé­li­té à son divin Maître. Il avait pour­tant aimé Jésus avec sin­cé­ri­té ; il l’a­vait sui­vi avec ardeur ; et ce n’est pas sans rai­son que Notre-​Seigneur avait don­né aux deux frères de Zébédée le nom de « fils du ton­nerre » (Mc 3,17). Leur bonne mère, ambi­tieuse comme bien d’autres, avait osé deman­der un jour à Jésus pour ses fils les pre­miers postes de son royaume. A la ques­tion du Sauveur : « Pouvez-​vous boire le calice que je boi­rai ? » les deux inté­res­sés avaient don­né une réponse sin­cère : « Nous le pou­vons » (Mt 20, 20–22). O Jacques, ton frère Jean, l’Apôtre de l’a­mour, sera au moins pré­sent sur le Calvaire ; mais toi, où seras-​tu alors ? La défec­tion com­men­ça à Gethsemani, quand les trois apôtres pré­fé­rés s’at­ti­rèrent cette dou­lou­reuse plainte du Sauveur : « Ainsi, vous n’a­vez pu veiller une heure avec moi ? » — « Veillez et priez, ajou­tait Jésus, afin que vous n’en­triez point en ten­ta­tion ! » (Mt 26, 40–41).

Ainsi le main­tien de la fer­veur ini­tiale exige la vigi­lance et la prière. Si vous avez imi­té saint Jacques dans la géné­ro­si­té de ses débuts, pro­fi­tez de cette seconde leçon pour cher­cher dans la vigi­lance et la prière le secret de la per­sé­vé­rance. La plu­part des enfants de nos pays catho­liques l’ap­prennent certes de bonne heure. Mais il y a des jeunes gens qui pensent que dans le monde la prière, à par­tir de leur âge, est un encens dont il convient de lais­ser le par­fum aux femmes, ain­si que cer­taines odeurs à la mode ; d’autres vont par­fois à la messe, quand ils en ont le loi­sir, mais ils se jugent, semble-​t-​il, trop grands pour s’a­ge­nouiller, et il leur arrive de se dire trop peu mys­tiques pour s’ap­pro­cher de la Table sainte. Il se ren­contre aus­si des jeunes femmes qui, mal­gré l’é­du­ca­tion soi­gnée reçue de leurs mères ou de bonnes reli­gieuses, se croient, une fois mariées, dis­pen­sées des normes de la plus élé­men­taire pru­dence : lec­tures, spec­tacles, danses, dis­trac­tions dan­ge­reuses, elles se per­mettent tout.

Tout autre est la vie d’une véri­table famille chré­tienne. Ici le père sait que son âme est de même nature que celle de sa femme et de ses enfants. Il unit donc chaque jour sa prière à la leur et, comme il aime à les voir réunis autour de lui à la table du foyer, ain­si il aime à s’ap­pro­cher avec eux de la Table eucha­ris­tique. L’épouse, avant même de sen­tir les res­pon­sa­bi­li­tés que lui impo­se­ra l’é­du­ca­tion des enfants, se dit à elle-​même ce que plus tard elle devra dire à ses fils et à ses filles : Qui joue avec le feu se brûle et « qui aime le dan­ger y péri­ra » (Eccli., III, 27). Elle écoute la Sagesse divine qui pro­clame que l’é­pouse pru­dente est à l’é­poux un don spé­cial de Dieu (Prov. 19, 14). Elle ne peut enfin se rap­pe­ler sans effroi le grave aver­tis­se­ment de l’Ecriture, esquis­sé dans l’Ancien Testament et expri­mé dans le Nouveau, que l’a­mour déré­glé du monde tourne en ini­mi­tié contre Dieu (Jc. 4, 4).

La troi­sième leçon, saint Jacques nous la donne dans sa mort. Ici, comme pour le reste, l’Ecriture est sobre : « Le roi Herode (-Agrippa) fit mou­rir par le glaive Jacques, frère de Jean » (Ac 12, 2). De tout ce qu’a­vait entre­pris l’a­pôtre après la Résurrection, de ses voyages, de ses fatigues pour sau­ver les âmes, aucune men­tion spé­ciale dans l’Ecriture. Mais il res­sort du texte cité plus haut que saint Jacques but effec­ti­ve­ment le calice que Jésus lui avait pré­dit et qu’il avait accep­té géné­reu­se­ment : il mou­rut mar­tyr. Le Rédempteur avait d’autre part oublié et par­don­né la fai­blesse dont l’a­pôtre s’é­tait ren­du cou­pable aux tristes heures de la Passion : le soir même de sa glo­rieuse résur­rec­tion Jésus appa­rais­sait à ses dis­ciples et il leur adres­sait non point d’a­mers reproches, mais un salut plein d’a­mour : « Que la paix soit avec vous » : Pax vobis ! (Jn 20, 19).

Chers fils et filles, Nous avons déjà plus d’une fois durant ce mois de juillet par­lé du Précieux Sang de Notre-​Seigneur ; c’est sur une évo­ca­tion de ce Sang que Nous allons ter­mi­ner Notre exhor­ta­tion. Si graves que soient les péchés des hommes, le Cœur de Jésus leur reste tou­jours ouvert, source vive de Sang rédemp­teur. Tous les dis­ciples aban­don­nèrent Jésus au pre­mier moment de la Passion et s’en­fuirent (Mt 26, 56), et tous reçurent son par­don. Tous, excep­té celui qui n’o­sa comp­ter sur le Cœur de Jésus et se bar­ra d’une corde fatale le che­min du par­don. Même cou­pables de tous les péchés du monde, vous ne devriez pas y ajou­ter celui de refu­ser d’ad­mettre que la bon­té divine est plus vaste que vos fautes, et puis­sante à les par­don­ner. Généreux dans l’ac­com­plis­se­ment de vos devoirs, fidèles à la prière et à la vigi­lance sur vous-​mêmes, faites vôtre l’humble sup­pli­ca­tion du prêtre à la sainte messe avant la com­mu­nion : « Seigneur Jésus, … qui par votre mort avez ren­du au monde la vie, délivrez-​moi, par votre saint Corps et votre Sang, de toutes mes ini­qui­tés et de tous les maux ; faites que je reste tou­jours atta­ché à vos com­man­de­ments et ne per­met­tez pas que je sois jamais sépa­ré de vous. » Non, jamais, jamais, ni en ce monde, ni dans l’éternité !

PIE XII, Pape.