Lettre de Mgr J. Augustine Di Noia à Mgr Fellay et aux prêtres de la Fraternité Saint-​Pie X – Décembre 2012

A S.E. Monseigneur Bernard FELLAY, Supérieur géné­ral de la Fraternité sacer­do­tale Saint Pie X
Avent 2012
Excellence, chers frères prêtres de la Fraternité sacer­do­tale saint Pie X,

C’est avec joie que j’ai appris la satis­fac­tion que vous a don­née notre der­nière décla­ra­tion en date du 28 octobre. Il était impor­tant d’af­fir­mer de manière publique et auto­ri­sée que les rela­tions du Saint-​Siège avec la Fraternité sacer­do­tale saint Pie X res­tent ouvertes et pleines d’es­pé­rance. Jusqu’ici, à part ses déci­sions offi­cielles, le Saint-​Siège s’est, pour dif­fé­rentes rai­sons, abs­te­nu de rec­ti­fier cer­taines affir­ma­tions inexactes au sujet de sa conduite et de sa com­pé­tence dans ces rela­tions. Quoi qu’il en soit, vient le moment où, dans l’in­té­rêt de la véri­té, le Saint-​Siège sera obli­gé de faire état de cer­taines de ces indé­li­ca­tesses. Particulièrement dou­lou­reuses ont été les prises de posi­tion qui attaquent la mis­sion et la per­sonne du Saint-​Père : cela, désor­mais, demande une réponse.

De récentes prises de posi­tion de membres de la Fraternité qui y occupent d’im­por­tants postes d’au­to­ri­té ne peuvent que faire dou­ter de la pos­si­bi­li­té effec­tive d’une récon­ci­lia­tion. On pense, en par­ti­cu­lier, à des entre­tiens accor­dés par le Supérieur du dis­trict d’Allemagne, ancien Supérieur géné­ral de la Fraternité (18 sep­tembre 2012) et par le pre­mier Assistant géné­ral de la Fraternité (16 octobre 2012), ain­si qu’à un récent ser­mon du Supérieur géné­ral (1er novembre 2012). Le ton et le conte­nu de ces décla­ra­tions ont sus­ci­té une cer­taine per­plexi­té sur le sérieux et même sur la pos­si­bi­li­té effec­tive d’une pour­suite de nos rela­tions. Tandis que le Saint-​Siège attend patiem­ment une réponse offi­cielle de la Fraternité, cer­tains de ses supé­rieurs tiennent, dans des com­mu­ni­ca­tions non offi­cielles un lan­gage qui, aux yeux du monde entier, appa­raît comme un rejet des dis­po­si­tions requises pour la récon­ci­lia­tion et la régu­la­ri­sa­tion cano­nique de la Fraternité dans l’Église catholique.

De plus, en revoyant l’his­toire de nos rela­tions depuis les années 1970, on est ame­né à faire le constat objec­tif que les termes de notre désac­cord au sujet du Concile Vatican II demeurent, en fait, inchan­gés. Avec son auto­ri­té magis­té­rielle, le Saint-​Siège a tou­jours affir­mé qu’il fal­lait inter­pré­ter les textes du Concile à la lumière de la Tradition et du Magistère, et non l’in­verse, tan­dis que la Fraternité a insis­té pour dire que cer­tains ensei­gne­ments du Concile sont erro­nés et donc non sus­cep­tibles de rece­voir une inter­pré­ta­tion en har­mo­nie avec la Tradition et le Magistère. Au fil des ans, cette impasse est res­tée plus ou moins telle quelle. Tout en per­met­tant un fruc­tueux échange de vues sur des thèmes pré­cis, les trois années de col­loques doc­tri­naux qui viennent à peine de s’a­che­ver n’ont pas fon­da­men­ta­le­ment chan­gé la situation.

Dans ces cir­cons­tances, tan­dis que l’es­pé­rance demeure, il est clair qu’un élé­ment nou­veau doit être intro­duit dans nos échanges, si nous ne vou­lons pas appa­raître à l’Église, au grand public et, au fond, à nous-​mêmes, comme enga­gés dans un échange cour­tois, mais sans issue ni fruit. Il faut déve­lop­per des consi­dé­ra­tions nou­velles, de nature plus spi­ri­tuelle et théo­lo­gique, qui trans­cendent les désac­cords impor­tants et appa­rem­ment insur­mon­tables sur l’au­to­ri­té et l’in­ter­pré­ta­tion du Concile Vatican II, objet de notre divi­sion actuelle ; ces consi­dé­ra­tions seront cen­trées sur notre devoir de pré­ser­ver et de ché­rir l’u­ni­té et la paix de l’Église, qui sont vou­lues par Dieu.

Il me semble oppor­tun d’in­tro­duire ces nou­velles consi­dé­ra­tions sous la forme d’une lettre per­son­nelle pour l’Avent, adres­sée à vous-​même ain­si qu’aux membres de la Fraternité sacer­do­tale. Son enjeu n’est autre que l’u­ni­té de l’Église.

Le maintien de l’unité de l’Église

Dans ce contexte, les mots de saint Paul reviennent à l’es­prit : « Moi qui suis en pri­son à cause du Seigneur, je vous encou­rage à vivre de manière digne de l’ap­pel que vous avez reçu, avec beau­coup d’hu­mi­li­té, de dou­ceur et de patience, en vous sup­por­tant les uns les autres avec amour, en ayant à cœur de gar­der l’u­ni­té de l’Esprit par le lien de la paix. De même que votre voca­tion vous a tous appe­lés à une seule espé­rance, de même il n’y a qu’un seul Corps et un seul Esprit. Il n’y a qu’un seul Seigneur, une seule foi, un seul bap­tême, un seul Dieu et Père de tous, qui règne au-​dessus de tous, par tous, et en tous » (Ep 4, 1–6).

Par ces mots, l’a­pôtre Paul nous invite à gar­der l’u­ni­té de l’Église, l’u­ni­té qui est don­née par l’Esprit et nous unit au Dieu unique « qui règne au-​dessus de tous, par tous, et en tous » (Ep 4, 6). La véri­table uni­té est un don de l’Esprit, et non le résul­tat de notre action.

Toutefois, nos déci­sions et nos actions nous rendent aptes à coopé­rer dans l’u­ni­té de l’Esprit ou à agir contre les motions de l’Esprit. Par consé­quent, saint Paul nous exhorte « à vivre de manière digne de l’ap­pel que nous avons reçu » (Ep 4, 1), à vivre en gar­dant le don pré­cieux de l’unité.

Afin de per­sé­vé­rer dans l’u­ni­té de l’Église, saint Thomas d’Aquin remarque que, d’a­près saint Paul, « il faut culti­ver quatre ver­tus et pros­crire les quatre vices qui leur sont oppo­sés » (Commentaire de la Lettre aux Éphésiens, § 191). Que faut-​il évi­ter sur la voie de l’u­ni­té ?
L’orgueil, la colère, l’im­pa­tience et le zèle désor­don­né. D’après l’Aquinate, « le pre­mier vice reje­té par [saint Paul] est l’or­gueil. Quand une per­sonne arro­gante décide de diri­ger les autres, alors que ces autres, dans leur fier­té, refusent de se sou­mettre, des désac­cords sur­gissent dans la socié­té, et la paix dis­pa­raît… La colère est le deuxième vice. Car un colé­rique est por­té à l’in­jus­tice, ver­bale ou phy­sique, ce qui pro­voque la confu­sion. .… Le troi­sième est l’im­pa­tience. Parfois, un homme humble et doux, qui s’in­ter­dit de pro­vo­quer le trouble, ne sup­porte pas avec patience les attaques effec­tives ou pro­je­tées qu’on porte contre lui. … Le qua­trième vice est le zèle désor­don­né. Le zèle désor­don­né peut por­ter sur n’im­porte quoi ; à cause de lui, les hommes vont juger de tout ce qu’ils voient, sans attendre le bon moment ou le bon endroit, et c’est une catas­trophe pour la socié­té » (ibid.).

Comment pouvons-​nous agir contre ces vices ? Saint Paul nous dit : « Ayez beau­coup d’hu­mi­li­té, de dou­ceur et de patience, supportez-​vous les uns les autres avec amour » (Ep 4, 2).

D’après l’Aquinate, en nous fai­sant voir la bon­té pré­sente chez les autres et recon­naitre nos propres forces et nos propres fai­blesses, l’hu­mi­li­té nous aide à évi­ter l’es­prit de riva­li­té dans nos rap­ports avec autrui. La dou­ceur « apla­nit les dif­fi­cul­tés et pré­serve la paix » (Commentaire de la Lettre aux Éphésiens, § 191). Elle nous aide à évi­ter les mani­fes­ta­tions désor­don­nées de colère en nous don­nant la séré­ni­té de faire notre devoir avec éga­li­té d’hu­meur et dans un esprit de paix. La patience nous rend capables de sup­por­ter la souf­france pour obte­nir le bien recher­ché, sur­tout s’il est dif­fi­cile à atteindre ou si des cir­cons­tances exté­rieures militent contre la réa­li­sa­tion de l’ob­jec­tif. La cha­ri­té fait évi­ter le zèle désor­don­né en nous don­nant de nous sou­te­nir les uns les autres, « en por­tant les défauts des autres avec cha­ri­té » (ibid.). Saint Thomas donne ce conseil : « Quand quel­qu’un tombe, il ne fau­drait pas immé­dia­te­ment le cor­ri­ger, à moins qu’il y ait un temps et un lieu pour cela. Il fau­drait attendre avec com­pas­sion, puisque la cha­ri­té sup­porte tout (1 Co 13, 7). Il ne s’a­git pas de tolé­rer par négli­gence ou com­pli­ci­té, par fami­lia­ri­té ou ami­tié char­nelle, mais par cha­ri­té. … Nous qui sommes forts, nous devons por­ter les infir­mi­tés des faibles (Rm 15, 1)) (ibid.).

Le pru­dent conseil de saint Thomas peut nous être utile, si nous accep­tons d’être for­més par sa sagesse. Au cours des qua­rante der­nières années, nos rela­tions n’ont-​elles pas par­fois man­qué d’hu­mi­li­té. de dou­ceur, de patience et de charité ?

Souvenons-​nous de ce qu’a écrit le pape Benoît XVI à ses frères dans l’é­pis­co­pat pour expli­quer la pro­mul­ga­tion du motu pro­prio Summorum Poniificum : « En regar­dant le pas­sé, les divi­sions qui ont lacé­ré le corps du Christ au cours des siècles, on a conti­nuel­le­ment l’im­pres­sion qu’aux moments cri­tiques où la divi­sion com­men­çait à naître, les res­pon­sables de l’Église n’ont pas fait suf­fi­sam­ment pour conser­ver ou conqué­rir la récon­ci­lia­tion et l’u­ni­té ; on a l’im­pres­sion que les omis­sions dans l’Église ont eu leur part de culpa­bi­li­té dans le fait que ces divi­sions aient réus­si à se conso­li­der. Ce regard vers le pas­sé nous impose aujourd’­hui une obli­ga­tion : faire tous les efforts afin que tous ceux qui dési­rent réel­le­ment l’u­ni­té aient la pos­si­bi­li­té de res­ter dans cette uni­té ou de la retrou­ver à nou­veau » (Lettre du 7 juillet 2007).

Comment les ver­tus d’hu­mi­li­té, de dou­ceur, de patience et de cha­ri­té peuvent mode­ler nos pen­sées et nos actions. D’abord, si nous cher­chons hum­ble­ment à recon­naitre la bon­té qui existe chez ceux avec qui nous pou­vons être en désac­cord sur des points même appa­rem­ment fon­da­men­taux, nous sommes capables d’exa­mi­ner des ques­tions dis­pu­tées dans un esprit d’ou­ver­ture et en toute bonne foi. Deuxièmement, si nous avons une véri­table dou­ceur, nous pou­vons gar­der un esprit de séré­ni­té, en évi­tant de par­ler sur un ton qui divise ou de déve­lop­per des consi­dé­ra­tions impru­dentes qui offen­se­ront au lieu de favo­ri­ser la paix et la com­pré­hen­sion mutuelle. Troisièmement, si nous gar­dons une vraie patience, nous recon­nai­trons que, dans la recherche du bien pré­cieux que nous pour­sui­vons, nous devons vou­loir, si néces­saire, accep­ter la souf­france de l’at­tente. Enfin, si nous sen­tons encore le besoin de cor­ri­ger nos frères, ce doit être avec cha­ri­té, au bon moment et au bon endroit.

Dans la vie de l’Église, toutes ces ver­tus visent à pré­ser­ver « l’u­ni­té de l’Esprit par le lien de la paix » (Ep 4, 3). Si nos rap­ports sont mar­qués par l’or­gueil, la colère, l’im­pa­tience et le zèle désor­don­né, notre recherche inquiète du bien de l’Église ne nous condui­ra qu’à l’a­mer­tume. Si, d’autre part, la grâce de Dieu nous fait gran­dir en véri­té dans l’hu­mi­li­té, la dou­ceur, la patience et la cha­ri­té, notre uni­té dans l’Esprit sera main­te­nue et nous gran­di­rons plus pro­fon­dé­ment dans l’a­mour de Dieu et du pro­chain, en accom­plis­sant toute la loi que Dieu nous a donnée.

Si nous insis­tons tant sur l’u­ni­té de l’Église, c’est qu’elle reflète la com­mu­nion de la sainte Trinité et s’o­père par elle. Comme nous le lisons dans un ser­mon de saint Augustin : cc Le Père et le Fils nous ont sou­hai­té d’être en com­mu­nion avec eux et entre nous ; par ce don, qu’ils pos­sèdent tous deux comme s’ils ne fai­saient qu’un, ils ont sou­hai­té nous unir à eux et nous unir entre nous par l’Esprit saint qui est Dieu et le don de Dieu » (Sermon 71, 18).

L’unité de l’Église n’est pas une chose que nous obtien­drions pour nous- mêmes par notre propre pou­voir, mais c’est un don de la grâce divine. C’est en recon­nais­sant ce don qu’Augustin peut dire : « Un enne­mi de l’u­ni­té n’a pas de part à l’a­mour de Dieu. Par consé­quent, ceux qui sont en dehors de l’Église n’ont pas l’Esprit saint » (Lettre 185, § 50). Voilà des mots qui glacent : un enne­mi de l’u­ni­té devient enne­mi de Dieu, car il rejette le don que Dieu nous a fait. « Comment prou­ver que nous aimons notre pro­chain ? » demande saint Augustin. « En ne bri­sant pas son uni­té, car nous obser­vons la cha­ri­té » (Homélies sur la pre­mière lettre de saint Jean 2, 3). Écoutons ce que dit saint Augustin à ceux qui divisent l’Église : « Vous n’a­vez pas la cha­ri­té, parce que, au nom de votre hon­neur, vous pro­vo­quez des divi­sions dans l’u­ni­té. Comprenez donc par là que l’Esprit vient de Dieu .… Vous vous écar­tez vous-​mêmes de l’u­ni­té du monde, vous divi­sez l’Église par des schismes, vous lacé­rez le corps du Christ. Il est venu dans la chair pour le ras­sem­bler ; vous, vous criez pour le déchi­rer » (ibid.. 6, 13).

Comment pouvons-​nous évi­ter de deve­nir des enne­mis de Dieu ? « Que cha­cun inter­roge son cœur. Si quel­qu’un aime son frère, l’Esprit de Dieu habite en lui. Qu’il regarde, qu’il s’é­prouve lui-​même sous le regard de Dieu ! Qu’il voie s’il existe en lui un amour de la paix et de l’u­ni­té, un amour de l’Église répan­due sur toute la terre ! » (ibid. 6, 10). Comment donc nous com­por­ter avec ceux dont il nous est dif­fi­cile d’être les amis ? Écoutons saint Augustin : « Aimez vos enne­mis de manière à sou­hai­ter les avoir pour amis ; aimez vos enne­mis de manière à en faire des com­pa­gnons » (ibid. 1, 9). Pour Augustin, la forme authen­tique de l’a­mour ne peut être qu’un don de Dieu : « Demandez à Dieu de pou­voir vous aimer les uns les autres. Vous devriez aimer tous les hommes, même vos enne­mis, non parce qu’ils sont vos frères, mais parce qu’ils peuvent le deve­nir, de manière à pou­voir être tou­jours embra­sés de l’a­mour fra­ter­nel, soit pour celui qui est deve­nu votre frère, soit pour votre enne­mi, si bien qu’en l’ai­mant, il puisse deve­nir votre frère » (ibid. 10,7).

L’exemple de l’a­mour qui trans­forme nos enne­mis en amis nous vient, en der­nière ana­lyse, du Christ lui-​même : « Aimons-​nous, car il nous a aimés le pre­mier (4, 19). Comment aimerions-​nous, s’il ne nous avait aimés le pre­mier ? Par son amour, nous sommes deve­nus ses amis, mais il nous a aimés comme enne­mis, de manière à faire de nous ses amis. Il nous a aimés le pre­mier et nous a accor­dé les moyens de l’ai­mer » (ibid. 9, 9).

Pour saint Augustin, l’u­ni­té de l’Église vient donc de la com­mu­nion de la Bienheureuse Trinité et doit être main­te­nue, si nous vou­lons res­ter en com­mu­nion avec Dieu même. Par la grâce de Dieu, nous devons pré­ser­ver cette uni­té avec une grande déter­mi­na­tion, même si cela implique des souf­frances et une patiente endu­rance : « Supportons le monde, sup­por­tons les tri­bu­la­tions, sup­por­tons le scan­dale des pro­cès. Ne rebrous­sons pas che­min. Tenons bon dans l’u­ni­té de l’Église, tenons bon dans le Christ, tenons bon dans l’a­mour. N’abandonnons pas les membres de son épouse, n’a­ban­don­nons pas la foi, de manière à pou­voir être glo­ri­fiés en sa pré­sence, et nous serons en sûre­té en lui, dès main­te­nant par la foi, et plus tard par la vision, dont l’Esprit saint nous a don­né le gage » (ibid. 9, 11).

La place de la Fraternité sacerdotale dans l’Église

Que vous est-​il donc deman­dé dans la situa­tion pré­sente ? Non pas de perdre le zèle de votre fon­da­teur, Monseigneur Lefebvre. Loin de là ! Au contraire, il vous est deman­dé de ravi­ver la flamme de son zèle ardent pour la for­ma­tion des hommes au sacer­doce de Jésus-​Christ. Le moment est sûre­ment venu d’a­ban­don­ner la rhé­to­rique âpre et contre-​productive qui a sur­gi au cours des années passées.

Retourner au cha­risme jadis confié à Monseigneur Lefebvre, le cha­risme de la for­ma­tion des prêtres dans la plé­ni­tude de la Tradition catho­lique pour entre­prendre auprès des fidèles un apos­to­lat qui jaillisse de cette for­ma­tion sacer­do­tale. Voilà le cha­risme que l’Église dis­cer­na lorsque la Fraternité sacer­do­tale saint Pie X fut approu­vée en 1970. Nous n’a­vons pas oublié le juge­ment élo­gieux por­té par le Cardinal Gagnon sur le sémi­naire d’Écône en 1987.

Le cha­risme authen­tique de la Fraternité consiste à for­mer des prêtres pour le ser­vice du peuple de Dieu, non à se don­ner la mis­sion de juger et de cor­ri­ger la théo­lo­gie ou la dis­ci­pline d’au­trui dans l’Église. Vous aurez à vous cen­trer sur la trans­mis­sion d’une for­ma­tion phi­lo­so­phique, théo­lo­gique, pas­to­rale, spi­ri­tuelle et humaine à vos can­di­dats, pour qu’ils puissent prê­cher la parole du Christ et agir comme des ins­tru­ments de la grâce de Dieu dans le monde, en par­ti­cu­lier par la célé­bra­tion solen­nelle du saint Sacrifice de la Messe. Il fau­dra cer­tai­ne­ment prê­ter atten­tion aux pas­sages du Magistère qui vous semblent dif­fi­ciles à conci­lier avec l’en­sei­gne­ment magis­té­riel, mais ces ques­tions théo­lo­giques ne devraient pas consti­tuer le centre de votre pré­di­ca­tion ou de votre formation.

Sur la ques­tion de savoir qui est com­pé­tent pour cor­ri­ger un abus, nous pou­vons consi­dé­rer le cas de saint Pie X et de ses inter­ven­tions dans le domaine de la musique sacrée. En 1903, saint Pie X pro­mul­gua le célèbre motu pro­prio Tra le sol­le­ci­tu­di­ni, qui pro­mou­vait dans toute l’Église une réforme de la musique sacrée. Ce docu­ment mar­quait l’a­bou­tis­se­ment de deux ini­tia­tives anté­rieures de Giuseppe Sarto : un votum sur la musique sacrée écrit à la demande de la Sacrée Congrégation des Rites en 1893, et une lettre pas­to­rale sur la réforme de la musique sacrée dans l’Église de Venise publiée en 1895.

Ces trois docu­ments avaient sub­stan­tiel­le­ment le même conte­nu. Pourtant, le pre­mier était une liste de sug­ges­tions pour la Curie romaine, le deuxième une ins­truc­tion pour les croyants pla­cés sous la juri­dic­tion du Patriarche de Venise, et le troi­sième une série de dis­po­si­tions valables pour l’Église uni­ver­selle. En tant que Pape, saint Pie X avait l’au­to­ri­té néces­saire pour signa­ler les abus en matière de musique sacrée dans le monde entier, tan­dis que, comme évêque, il ne pou­vait inter­ve­nir que dans son dio­cèse. Par ses pres­crip­tions dis­ci­pli­naires et doc­tri­nales, saint Pie X pou­vait trai­ter les pro­blèmes dans l’Église sur un plan uni­ver­sel, pré­ci­sé­ment à cause de son auto­ri­té universelle.

Même si nous sommes convain­cus que notre point de vue sur une ques­tion par­ti­cu­lière dis­pu­tée est le bon, nous ne pou­vons pas usur­per la mis­sion du Souverain Pontife en nous arro­geant le droit de cor­ri­ger publi­que­ment les autres dans l’Église. Nous pou­vons pro­po­ser et cher­cher à influer, mais non pas man­quer de res­pect à l’é­gard des auto­ri­tés locales légi­times ou agir contre elles. Nous devons res­pec­ter le genre propre de dif­fé­rentes sortes d’ins­tances : c’est la foi qu’il fau­drait prê­cher dans nos chaires, et non la der­nière inter­pré­ta­tion de ce que nous croyons pro­blé­ma­tique dans un docu­ment magis­té­riel. Ce fut une erreur de faire de tout point dif­fi­cile de l’in­ter­pré­ta­tion théo­lo­gique de Vatican II la matière d’une contro­verse publique, en cher­chant à pous­ser ceux qui ne sont pas com­pé­tents en théo­lo­gie à adop­ter notre point de vue au sujet de points théo­lo­giques délicats.

L’Instruction Donum Veritatis sur la voca­tion ecclé­siale du théo­lo­gien (Congrégation pour la Doctrine de la Foi, 1990) affirme qu’un théo­lo­gien peut « se poser des ques­tions por­tant, selon les cas, sur 1’opportunité, sur la forme ou même le conte­nu d’une inter­ven­tion du Magistère », bien que « la volon­té d’ac­quies­ce­ment loyal à cet ensei­gne­ment du Magistère en matière de soi non irré­for­mable doive être la règle » (§ 24). Toutefois, un théo­lo­gien « ne pré­sen­te­ra pas ses opi­nions ou ses hypo­thèses diver­gentes comme s’il s’a­gis­sait de conclu­sions indis­cu­tables. Cette dis­cré­tion est com­man­dée par le res­pect de la véri­té ain­si que par le res­pect du Peuple de Dieu (cf. Rm 14, 1–15 ; 1 Co 8 ; 10, 23–33). Pour les mêmes rai­sons, le théo­lo­gien renon­ce­ra à leur expres­sion publique intem­pes­tive » (§ 27).

Si, après une intense, patiente et loyale réflexion de sa part, des dif­fi­cul­tés demeurent, « c’est un devoir /​pour le théo­lo­gien de faire connaître aux auto­ri­tés magis­té­rielles les pro­blèmes que sou­lève un ensei­gne­ment en lui-​même, dans les jus­ti­fi­ca­tions qui eI1 sont pro­po­sées ou encore dans la manière selon laquelle il est pré­sen­té, Il le fera dans un esprit évan­gé­lique, avec le désir pro­fond de résoudre les dif­fi­cul­tés. Ses objec­tions pour­ront alors contri­buer à un réel pro­grès, en sti­mu­lant le Magistère à pro­po­ser 1’enseignement de l’Église d’une manière plus appro­fon­die et mieux argu­men­tée. ‑Dans ces cas, le théo­lo­gien évi­te­ra de recou­rir aux mass-​media plu­tôt que de s’a­dres­ser à l’au­to­ri­té res­pon­sable, car ce n’est pas en exer­çant ain­si une pres­sion sur 1’opinion publique que 1’on peut contri­buer à la cla­ri­fi­ca­tion des pro­blèmes doc­tri­naux et ser­vir la véri­té » (§ 30).

Cette par­tie de la tâche du théo­lo­gien menée dans un esprit loyal et ani­mée par l’a­mour de l’Église, peut par­fois être dif­fi­cile. cc Ce peut être un appel à souf­frir dans le silence et la prière, avec la cer­ti­tude que si la véri­té est vrai­ment en cause, elle fini­ra néces­sai­re­ment par s’im­po­ser » (§ 31).

Toutefois, un exa­men cri­tique des actes du Magistère ne doit jamais deve­nir une sorte de « magis­tère paral­lèle » des théo­lo­giens (cf. § 34), car il doit être sou­mis au juge­ment du Souverain Pontife, qui a « la tâche de pré­ser­ver l’u­ni­té de l’Église, avec la sol­li­ci­tude d’of­frir à tous l’as­sis­tance pour répondre avec les moyens oppor­tuns à cette voca­tion et grâce divine » (Lettre apos­to­lique Ecclesiae uni­ta­tem § 1). Nous voyons donc que, pour ceux qui, dans l’Église, ont le devoir ou la mis­sion cano­nique d’en­sei­gner, il y a place pour un enga­ge­ment vrai­ment théo­lo­gique et non polé­mique avec le Magistère. Intellectuellement par­lant, de toute façon, nous ne pou­vons pas nous cen­trer uni­que­ment sur la contro­verse. Les pro­blèmes théo­lo­giques dif­fi­ciles ne peuvent être adé­qua­te­ment trai­tés que par l’a­na­lo­gie de la foi, c’est-​à-​dire la syn­thèse de tout ce que le Seigneur nous a révé­lé. Nous ver­rons chaque doc­trine et article de foi comme sou­te­nant les autres et apprendre à com­prendre les liens internes qui existent entre cha­cun des élé­ments de notre foi.

Pour entre­prendre des études de théo­lo­gie, nous devons avoir une expé­rience cultu­relle, biblique et phi­lo­so­phique adé­quate. Je pense, par exemple, à un pas­sage du Code de Droit cano­nique de 1917 repro­duit dans l’in­tro­duc­tion de Benziger à l’é­di­tion anglaise de la Somme Théologique : « Les reli­gieux qui ont déjà fait leurs huma­ni­tés devront étu­dier la phi­lo­so­phie pen­dant au moins deux ans, et la théo­lo­gie pen­dant quatre ans, en sui­vant l’en­sei­gne­ment de saint Thomas et en accord avec les ins­truc­tions du Siège apos­to­lique » (CIC 1917, can. 589). Considérons la sagesse de cette direc­tive : la théo­lo­gie doit être entre­prise par ceux qui ont été for­més aus­si bien dans les huma­ni­tés qu’en phi­lo­so­phie. La Congrégation pour l’Éducation catho­lique a récem­ment deman­dé que l’é­tude de la phi­lo­so­phie dure trois ans pen­dant la for­ma­tion au sacer­doce. Sans cette ouver­ture, notre recherche théo­lo­gique n’au­ra pas le riche ter­reau de culture sur lequel la foi s’en­ra­cine et qui est indis­pen­sable pour une pleine com­pré­hen­sion des concepts et des termes phi­lo­so­phiques qui sous-​tendent les for­mu­la­tions doc­tri­nales de l’Église.

Si nous nous cen­trons seule­ment sur les ques­tions les plus dif­fi­ciles et les plus contro­ver­sées, – qui doivent, certes, faire l’ob­jet d’une grande atten­tion – nous pou­vons finir par perdre le sens de l’a­na­lo­gie de la foi et nous mettre à voir la théo­lo­gie sur­tout comme une sorte de dia­lec­tique intel­lec­tuelle sur des sujets conflic­tuels plus que comme un enga­ge­ment de la sagesse avec le Dieu vivant qui s’est révé­lé à nous en Jésus Christ et qui, par l’Esprit saint, ins­pire notre tra­vail, notre pré­di­ca­tion et notre action pastorale.

Conclusion

Avec sa façon magna­nime d’exer­cer le munus Petrinum, le pape Benoît XVI est extrê­me­ment dési­reux de sur­mon­ter les ten­sions qui ont exis­té entre l’Église et votre Fraternité. Une récon­ci­lia­tion ecclé­siale immé­diate et totale mettra-​t-​elle fin aux soup­çons et à la méfiance qui ont sur­gi de part et d’autre ? Sans doute pas si facilement.

Mais ce que nous cher­chons n’est pas une œuvre humaine : nous cher­chons la récon­ci­lia­tion et la gué­ri­son par la grâce de Dieu, sous la conduite aimante du Saint-​Esprit. Rappelons-​nous les effets de la grâce arti­cu­lés par saint Thomas : gué­rir l’âme, dési­rer le bien, réa­li­ser le bien qu’on s’est pro­po­sé, per­sé­vé­rer dans le bien et, pour finir, obte­nir la gloire (cf. Somme Théologique la Irae, 111, 3).

Nos âmes ont d’a­bord besoin d’être gué­ries, puri­fiées de l’a­mer­tume et du res­sen­ti­ment nés de trente ans de soup­çons et de tour­ments de part et d’autre. Nous devons prier le Seigneur de nous gué­rir de toutes les imper­fec­tions qui sont venues pré­ci­sé­ment à cause des dif­fi­cul­tés, sur­tout du désir d’au­to­no­mie qui est, en fait, étran­ger aux formes tra­di­tion­nelles de gou­ver­ne­ment dans l’Église. Le Seigneur nous donne la grâce de dési­rer cer­tains biens : en ce cas, le bien d’une uni­té et d’une com­mu­nion ecclé­siales totales. C’est un désir que bon nombre d’entre nous par­tagent, humai­ne­ment par­lant, mais ce que nous avons besoin de rece­voir du Seigneur, c’est la com­mu­ni­ca­tion de ce désir à nos âmes, de manière à nous faire dési­rer le ut unum sint avec le désir même du Christ. C’est seule­ment alors que la grâce de Dieu nous per­met­tra de réa­li­ser le bien que nous nous pro­po­sons. C’est Lui qui nous pousse à cher­cher une récon­ci­lia­tion et la porte à son achèvement.

Voici venu le moment d’une grâce extra­or­di­naire : saisissons-​le de tout notre cœur et de tout notre esprit. En nous pré­pa­rant â la venue du Sauveur du monde au cours de cet Avent de l’Année de la Foi, prions et espé­rons avec confiance : ne pouvons-​nous pas aus­si espé­rer la récon­ci­lia­tion, atten­due depuis long­temps, de la Fraternité sacer­do­tale saint Pie X avec le Siège de Pierre ? Le seul ave­nir ima­gi­nable pour la Fraternité sacer­do­tale saint Pie X se trouve sur le che­min d’une pleine com­mu­nion avec le Saint-​Siège, dans l’ac­cep­ta­tion d’une pro­fes­sion de foi incon­di­tion­nelle en sa plé­ni­tude, et donc avec une vie sacra­men­telle, ecclé­siale et pas­to­rale conve­na­ble­ment ordonnée.

Ayant reçu de Pierre la charge d’être un ins­tru­ment de récon­ci­lia­tion de la Fraternité sacer­do­tale, j’ose faire miennes les paroles de Paul en nous exhor­tant à « vivre fidè­le­ment 1’appel reçu, avec beau­coup d’hu­mi­li­té, de dou­ceur et de patience, en nous sup­por­tant les uns les autres avec amour, en ayant à cœur de gar­der l’u­ni­té de l’Esprit par le lien de la paix ».

Sincèrement vôtre dans le Christ,

+ J. Augustine Di Noia, O.P.