Tel le phénix qui renaît de ses cendres, l’hérésie est souvent habile à ressurgir même après de multiples réfutations et condamnations. La tactique utilisée ne varie guère : l’erreur se rajeunit, arrondit les angles, édulcore les affirmations, et revient sur le devant de la scène sous une forme atténuée.
Ainsi l’arianisme, face à l’opposition des évêques attachés à la foi catholique, changea-t-il de visage et se fit semi-arien. On ne disait plus que le Fils n’était pas Dieu, ni même qu’il était inférieur, mais simplement on lui refusait le consubstantiel. « De même nature » devait après tout contenter tout le monde, pourquoi ne pas s’accorder sur une formule commune, compatible avec la doctrine de l’Eglise et que les ariens les plus modérés auraient pu accepter ? Le pape Libère lui-même, malgré le courage qu’il avait montré dans un premier temps face à l’empereur arien, accepta sous la pression cette ligne de conduite. Il pensait certainement mieux servir l’Eglise par une habile diplomatie. L’histoire a jugé et a fait de lui “le pape arien”. L’Eglise a jugé : elle a canonisé l’intraitable saint Athanase, et a blâmé les habiletés de Libère en le qualifiant de “favens hæresim”, favorisant l’hérésie. En matière de foi, les habiletés sont facilement des compromissions et les subtilités des portes ouvertes à l’erreur. Un auteur écrivait en parlant de ce genre d’attitudes équivoques : « On ne contredit pas un noir au nom d’un gris plus ou moins sale, mais en vertu d’un blanc de plus en plus pur, de plus en plus éclatant, dont la splendeur condamne et le gris et le noir ».
Le démon ne se renouvelle pas beaucoup, et ses tactiques favorites sont somme toute peu nombreuses. Ainsi aujourd’hui voit-on se lever le dernier né de la famille “Semi” : le semi-modernisme. Son frère ainé, le modernisme, a voulu (et obtenu) un Concile en rupture avec la Tradition. Dès le début de la première session, les pères “dans le vent” ont expédié aux oubliettes tous les travaux préparatoires réalisés par les commissions romaines, et leur ont substitué leurs propres schémas pour qu’ils servent de base aux discussions. Le ton était donné, et il se maintint tout au long du Concile, avec les fruits que l’on sait.
Cependant cette rupture suscita des oppositions. Une poignée d’irréductibles résiste encore et toujours à l’envahisseur. Qu’à cela ne tienne, désarmons l’opposition en trouvant un terrain d’entente ! C’est ainsi que l’on assiste à la propagation d’une nouvelle tendance : le Concile n’est pas en rupture mais en continuité par rapport au passé. La crise vient de ceux, ô les vilains, qui ont transformé le Concile et en ont fait une rupture. Lisons le Concile à la lumière de la Tradition, mettons le Concile dans le prolongement de la Tradition, et tout ira bien. C’est ainsi que l’herméneutique de la continuité succède à l’herméneutique de la rupture. Les excès les plus criants sont blâmés, les thèses les plus audacieuses sont évacuées, et voilà l’hérésie moderne qui reparait avec une nouvelle jeunesse, comme sous l’action d’une crème anti-rides.
La tactique n’est pas nouvelle, et pourtant elle marche encore. Ce semi-conciliarisme ou semimodernisme est moins laid, moins repoussant que son frère aîné. Il s’est paré un peu plus que lui du masque traditionnel, permet le latin, voit d’un bon oeil la soutane, s’intéresse même à l’ancien rite à qui il réserve une place étiquetée “extraordinaire” dans le musée des vieilleries à usage des nostalgiques. Ainsi toutes les tendances trouveront leur place dans une grande Eglise universelle qui rassemble dans ses bras tous ses frères séparés. La seule condition qui est exigée, c’est que la brebis égarée accepte de cohabiter pacifiquement avec les autres tendances.
Mieux que cela : on voit même maintenant reparaître chez les théologiens romains une formule chère aux combattants de la première heure : Le concile doit être interprété à la lumière de la Tradition. Qui d’entre nous oserait s’opposer à cette phrase que monseigneur Lefebvre lui-même a souvent utilisée ? Mais voilà, derrière les mêmes mots, un sens tout nouveau vient poindre. Ce n’est plus le Concile jugé par la Tradition, les erreurs du Concile rejetées par la Tradition, mais c’est un éclairage réciproque : le Concile à la lumière de la Tradition et la Tradition à la lumière du Concile. Comme dans un self-service, il y en a ainsi pour tous les goûts, et la Tradition retrouve un petit droit de cité dans une Eglise conciliaire conciliante. En ce sens, et au prix d’un léger silence vite oublié, la Tradition serait acceptée, et des millions d’âmes jusque là tenues à distance par l’irrégularité canonique, franchiraient enfin les portes de nos églises, attirés par la splendeur des cérémonies et l’odeur de l’encens.
Las, que d’illusions ! Modernisme et semi-modernisme sont de la même famille puisqu’en eux circule le même venin d’erreur, venin dont saint Pie X disait qu’il n’y en avait pas de pire. Suivre un Concile en rupture avec le passé, ou rechercher dans ce Concile une solution de continuité avec la Tradition, c’est toujours faire du Concile sa boussole. Soutane, grégorien, encens, latin, tout cela ne changera rien tant que les faux principes demeurent. Souvenons-nous des leçons de l’histoire, du pape Libère et de saint Athanase ! Le train conciliaire n’a pas renié ses principes et continue à rouler dans la mauvaise direction : pour défendre notre foi, il ne faut pas monter dedans.
Abbé Benoît Storez
Extrait du Belvédère n° 21 de novembre 2012