Mgr Carli et les défaillances de Gaudium et Spes

Un réqui­si­toire pré­cis, argu­men­té et non réfu­té contre ce texte fon­da­men­tal du concile Vatican II concer­nant les rap­ports entre l’Eglise et le monde.

Le texte que nous pré­sen­tons ci-​dessous dans sa tra­duc­tion fran­çaise est consti­tué d’une série de remarques écrites dépo­sées par Mgr Luigi Carli le 23 octobre 1964 au sujet du sché­ma sur l’Église dans le monde de ce temps. Ce sché­ma, alors appe­lé Schéma XIII, éla­bo­ré par une com­mis­sion de coor­di­na­tion à par­tir de la fin de la pre­mière ses­sion du Concile1, fut sou­mis à la dis­cus­sion dans l’aula conci­liaire à par­tir du 20 octobre 1964. Le débat fut clos le 10 novembre de la même année par un vote déci­dant d’une révi­sion sans remise en cause du sché­ma ébau­ché mais inté­grant les inter­ven­tions orales et écrites des Pères conci­liaires. La nou­velle ver­sion du sché­ma fut exa­mi­née dans l’aula au cours de la qua­trième ses­sion (14 sep­tembre – 8 décembre 1965) pour n’être adop­tée défi­ni­ti­ve­ment, sous le titre de consti­tu­tion pas­to­rale Gaudium et Spes, que le 7 décembre 1965.

  1. Mgr Carli, né en 1914, ordon­né prêtre le 20 juin 1937 pour le dio­cèse de Comacchio après avoir accom­pli ses études de théo­lo­gie à l’Université pon­ti­fi­cale du Latran, fut consa­cré évêque de Segni en 1957. Il par­ti­ci­pa acti­ve­ment aux quatre ses­sions du Concile et fut notam­ment membre de la com­mis­sion De Episcopis. C’est en marge de la deuxième ses­sion, suite à une inter­ven­tion de Mgr de Proença Sigaud contre la col­lé­gia­li­té2, qu’il fit connais­sance per­son­nel­le­ment avec ce der­nier ain­si qu’avec Mgr Lefebvre qui for­maient déjà un « petit comi­té »3. De cette ren­contre naquit le Coetus Internationalis Patrum pour consti­tuer une force d’opposition face aux idées pro­gres­sistes pro­mues notam­ment par l’Alliance euro­péenne.
  2. L’intervention écrite de Mgr Carli reprend l’essentiel des points liti­gieux déjà sou­le­vés lors des inter­ven­tions orales des pre­miers jours de dis­cus­sion pour en don­ner une appré­cia­tion pré­cise et argu­men­tée : influence de Teilhard de Chardin, confu­sion sur les fins du mariage, et sur­tout absence de condam­na­tion expli­cite du communisme.
  3. Quoi qu’il en soit du texte exact auquel réagit Mgr Carli, la lec­ture du texte défi­ni­tif de Gaudium et Spes force à consta­ter que ses remarques sont res­tées lettre morte. Pour ne don­ner que les deux exemples les plus fla­grants : on ne trouve dans les § 47 à 52, trai­tant de la digni­té du mariage et de la famille, aucun expo­sé « clair et adé­quat » des fins du mariage, tel qu’on pou­vait en trou­ver dans le magis­tère anté­rieur4, ni de la nature de l’acte conju­gal et du consen­te­ment matri­mo­nial5. On n’y trouve pas non plus la condam­na­tion expli­cite du com­mu­nisme pour­tant récla­mée avec véhé­mence ici par Mgr Carli et à plu­sieurs reprises par bien d’autres Pères conci­liaires6. Il n’est abor­dé impli­ci­te­ment qu’à tra­vers le trai­te­ment géné­rique de l’athéisme dans les § 19 à 21, où l’on se contente de rap­pe­ler par une note de bas de page les condam­na­tions expli­cites anté­rieures de Pie XI à Paul VI.
  4. Cette inter­ven­tion a donc pour nous une double valeur : en pre­mier lieu celle d’un réqui­si­toire pré­cis, argu­men­té et non réfu­té contre le texte défi­ni­tif de Gaudium et Spes, en second lieu celle d’une illus­tra­tion par l’exemple d’un péché fon­da­men­tal du concile Vatican II : péché d’omission volon­taire et délibérée.
  5. Dira-​t-​on que la dénon­cia­tion du com­mu­nisme n’a plus aujourd’hui l’urgence qu’elle avait à l’heure du Concile ? Dira-​t-​on que la ques­tion de la contra­cep­tion qu’avaient en vue les nova­teurs en semant la confu­sion sur la nature du mariage et l’ordre de ses fins, a été suf­fi­sam­ment cla­ri­fiée par l’encyclique Humanae vitae ? Hélas, si les appli­ca­tions immé­dia­te­ment visées par les Pères conci­liaires ont bel et bien dis­pa­ru, les prin­cipes posés ou omis n’en finissent pas de déployer leurs consé­quences tou­jours nou­velles et tou­jours néfastes : intro­duc­tion des nou­veaux cri­tères de nul­li­té de mariage dans le code de droit cano­nique de 1983, « pas­to­rale » des divor­cés rema­riés d’Amoris Laetitia, éton­nante diplo­ma­tie vati­cane à l’égard du régime com­mu­niste chinois…

Intervention de Mgr Luigi Carli : A propos du schéma sur « l’Église dans le monde »

  1. Quel est ce sché­ma sur l’Église dans le monde de ce temps ? Si nous regar­dons son inti­tu­lé, ce n’est ni une consti­tu­tion, ni un décret, ni une décla­ra­tion, ni un expo­sé, ni une ins­truc­tion. Ses auteurs n’ont trou­vé aucun genre lit­té­raire dans lequel le situer. Peut-​être est-​ce de cette incer­ti­tude ori­gi­nelle sur la nature du sché­ma que découlent ses très nom­breux défauts !
  2. De nom­breux numé­ros du sché­ma me semblent devoir être revus radi­ca­le­ment. Qu’il suf­fise d’en rap­pe­ler un : le n. 21 sur la digni­té du mariage et de la famille7, dans lequel on cherche en vain une expo­si­tion claire et adé­quate de la doc­trine catho­lique des fins du mariage et de la façon d’agir des époux ; au contraire, on trouve cer­tains points qui semblent en désac­cord avec les paroles assez récentes du sou­ve­rain pon­tife Paul VI8, affir­mant que devaient être rete­nues, en ce qui concerne l’usage du mariage, les normes défi­nies par Pie XII9 jusqu’à ce que l’Église ait for­mel­le­ment déci­dé devoir en sta­tuer autrement.
  3. Que le sché­ma sou­ligne avec force la rela­ti­vi­té et la tem­po­ra­li­té — pardonnez-​moi pour la bar­ba­rie du voca­bu­laire — de ce monde, ain­si que la limite essen­tielle de sa pro­gres­sion ou de sa per­fec­ti­bi­li­té, afin que nous ne sem­blions pas nous livrer dans une cer­taine mesure à un opti­misme teil­har­dien poé­tique mais très peu scien­ti­fique, qui de nos jours excite et exalte à l’excès l’imagination de beaucoup.
  4. Afin que la Croix sal­vi­fique du Christ ne soit pas écar­tée, qu’on expose clai­re­ment et en détail le prin­cipe sui­vant : par­mi les diverses façons d’user légi­ti­me­ment et rai­son­na­ble­ment de ce monde, il faut aus­si comp­ter celui qui consiste à s’abstenir, pour des « valeurs » ou des rai­sons sur­na­tu­relles, des choses du monde. Assurément leur abs­ti­nence à un cer­tain degré est de néces­si­té de salut pour tous ceux qui suivent le Christ cru­ci­fié, et à un degré supé­rieur, quoique sur­éro­ga­toire, elle est louable et recom­man­dable. Ainsi on sau­ve­gar­de­ra la « valeur » et la « ratio­na­li­té » de l’ascèse chré­tienne com­mune, et sur­tout de la vir­gi­ni­té, de la pau­vre­té et de l’obéissance volontaires.
  5. Qu’on énonce aus­si clai­re­ment le prin­cipe sui­vant : tout ce qui vaut pour les com­mu­nau­tés humaines, prises ensembles, ne vaut pas néces­sai­re­ment et tou­jours pour chaque per­sonne, et vice ver­sa. Dans le sché­ma au contraire il appa­raît par­fois un pas­sage indu d’un ordre à l’autre.
  6. Le sché­ma tourne tout entier autour de phé­no­mènes qui, bien que d’une grande impor­tance et pour cette rai­son, au moins sous le rap­port de l’éternité, dignes de la consi­dé­ra­tion de l’Église, tou­te­fois ne regardent direc­te­ment que l’ordre natu­rel. Au contraire le sché­ma est éton­nam­ment silen­cieux au sujet d’un phé­no­mène qui mal­heu­reu­se­ment se mani­feste dans le monde de ce temps ; il touche en effet de près tant l’ordre natu­rel que sur­na­tu­rel, et devrait pro­vo­quer l’angoisse et la tris­tesse du Concile — selon les mots que nous lisons dans l’avant-propos — non moins que la faim et la crois­sance démo­gra­phique, d’autant plus qu’il a infli­gé et inflige encore angoisses et tris­tesses à tant de mil­lions d’hommes. Je parle du phé­no­mène du mar­xisme, intrin­sè­que­ment per­vers en ce qu’il « se déclare adver­saire et s’é­lève contre tout ce qui porte le nom de Dieu ou est hono­ré d’un culte jus­qu’à s’as­seoir dans le sanc­tuaire de Dieu et à se pré­sen­ter comme s’il était Dieu.10 ; ce mar­xisme qui, ayant adroi­te­ment endos­sé le vête­ment de l’économie et de la poli­tique mais fai­sant aus­si usage de la vio­lence phy­sique, fait rage dans plus de la moi­tié du monde, tout en guet­tant le reste, sème tant de dou­leurs et d’afflictions par­mi les catho­liques, par­mi les frères chré­tiens sépa­rés et enfin par­mi les hommes de toutes reli­gions. Sa doc­trine et sa pra­tique au sujet de Dieu, de l’homme, du monde, de l’eschatologie sont radi­ca­le­ment oppo­sées, et même les plus hos­tiles qui soient, à la doc­trine et à la pra­tique chrétienne.
  1. Le dia­logue avec le mar­xisme paraît impos­sible. Qu’il y ait au moins un mono­logue. L’Église catho­lique qui recon­naît un tel phé­no­mène sous ses yeux, qui le res­sent et en souffre comme dans sa propre chair, ne peut pas, ne doit pas se taire ou n’en par­ler que par euphémisme !
  2. Dans cette troi­sième ses­sion du Concile, nous avons enten­du de nom­breux Pères sou­cieux de la publi­ca­tion d’un pro­cès som­maire au sujet de la res­pon­sa­bi­li­té des juifs dans la mise à mort de Notre Seigneur Jésus-​Christ. Sans aller jusqu’à dire qu’il faut abso­lu­ment lais­ser cela à la jus­tice et à la misé­ri­corde de Dieu, au moins un tel pro­cès me semble-​t-​il très dif­fi­cile soit en rai­son du trop grand inter­valle de temps depuis le délit, soit sur­tout en rai­son de l’immense masse de lieux bibliques et patris­tiques qui devraient être ren­voyés à un sévère exa­men exé­gé­tique, sans que l’impartialité des juges ne puisse en aucune façon être trou­blée par cette bien­veillance humaine et chré­tienne qui est due en jus­tice à un peuple qui a été atro­ce­ment et cri­mi­nel­le­ment mal­trai­té pen­dant la der­nière guerre. Eh bien, ne serait-​il pas stu­pé­fiant que notre concile, aus­si sou­cieux de ce pro­cès his­to­rique, ne dise aucun mot, ne pro­fère aucun juge­ment, semble n’avoir aucun sou­ci de ce phé­no­mène affli­geant notre temps, qui porte le nom de com­mu­nisme marxiste ?
  3. Quelqu’un dira peut-​être : mais le com­mu­nisme est déjà jugé par le magis­tère pon­ti­fi­cal ! Je réponds : je ne le conteste pas, mais cepen­dant tout ce qui est conte­nu dans ce sché­ma et dans quelques autres fût déjà énon­cé avec plus de clar­té, d’abondance et de jus­tesse par les sou­ve­rains pon­tifes, spé­cia­le­ment Pie XII, de véné­rable mémoire, et néan­moins notre Concile estime devoir les redire solen­nel­le­ment et collégialement.
  4. Je demande donc qu’il soit aus­si trai­té expli­ci­te­ment et de la façon qui convient de cette sou­ve­raine héré­sie de notre temps, afin que plus tard on ne puisse pas croire que tout le monde catho­lique était en paix lorsque fût célé­bré le concile Vatican II. Que l’Église ne se satis­fasse pas de souf­frir, de gémir et de prendre la fuite, mais qu’à l’image de la femme de l’Apocalypse11, elle clame sans crainte face au dra­gon roux, qu’elle rende un témoi­gnage col­lé­gial et solen­nel à la véri­té ; qu’elle ne refuse pas le ser­vice et le sou­tien œcu­mé­nique à ses évêques, ses prêtres et ses laïcs, mais aus­si à ses frères chré­tiens sépa­rés, et même à tous les hommes reli­gieux qui souffrent la faim, la pri­son, l’exil, la per­sé­cu­tion, la mort par la main du mar­xisme ; en somme qu’elle fasse réson­ner un aver­tis­se­ment mater­nel auprès des catho­liques, spé­cia­le­ment des ouvriers et des intel­lec­tuels, qui sous appa­rence de pro­grès éco­no­mique ou sous le faux nom de science, sont trom­pés par cette doc­trine empes­tée et pour­raient être confir­més dans leur erreur par le silence du Concile.
  5. Que l’Église exprime clai­re­ment com­ment elle-​même et ses enfants doivent se com­por­ter à l’égard du mar­xisme de notre temps ; et qu’elle s’avise des moyens par les­quels rame­ner dans le droit che­min ceux qui sont dans l’illusion.
  6. Vénérables frères : je vous ai mani­fes­té ouver­te­ment mon avis à ce sujet. Mais en par­lant, je me regarde comme l’exécuteur tes­ta­men­taire de mon très cher et regret­té confrère dans l’épiscopat Mgr Joseph Gawlina12, récem­ment décé­dé, qui plu­sieurs fois avant une mort impré­vue, fort de sa pro­fonde connais­sance de la ques­tion et de sa vive expé­rience, avait avec moi vive­ment déplo­ré l’étonnant silence des sché­mas sur un pro­blème doc­tri­nal et pas­to­ral d’une telle importance.

Mgr Luigi Carli

Source : Courrier de Rome n°646

  1. Ralph Wiltgen, Le Rhin se jette dans le Tibre, Éditions du Cèdre, pp. 202–205. []
  2. Cf. CdR n°639 mars 2021, Abbé Marc Hanappier, Mgr de Proença Sigaud et les fon­de­ments de la liber­té reli­gieuse []
  3. Ralph Wiltgen, Le Rhin se jette dans le Tibre, Éditions du Cèdre, pp. 88–89. []
  4. CIC 1917, c.1013 §1 ; Pie XI, ency­clique Casti Connubii, AAS 22 (1930), pp. 543–555 ; Denz. 3700–3718. []
  5. CIC 1917, c. 1082. []
  6. Qu’il suf­fise de rap­pe­ler le sort réser­vé aux deux péti­tions suc­ces­sives adres­sées au sou­ve­rain Pontife pour deman­der une condam­na­tion expli­cite du com­mu­nisme en 1963 puis en 1965 selon le récit détaillé don­né par Ralph Wiltgen dans Le Rhin se jette dans le Tibre, Éditions du Cèdre, pp. 269–274. []
  7. §47 à 52 du sché­ma défi­ni­tif de Gaudium et Spes. []
  8. Paul VI, Allocutio ad Eminentissimos Patres Purpuratos, 23 juin 1964, AAS 56 (1964), pp. 581–589. []
  9. Pie XII, Allocutio Conventui Unionis Italicae inter Obstetrices, 29 octobre 1951, AAS 43 (1951), pp. 835–85 []
  10. 2 Thess. 2, 4. []
  11. Apoc. 12, 2 et sq. []
  12. Joseph Felix Gawlina est né en 1892 en Silésie. Ordonné prêtre en 1925, doc­teur en théo­lo­gie, il fut sacré évêque en 1933 pour le dio­cèse aux armées de Pologne. Après la seconde guerre mon­diale, il fut man­da­té par le Cardinal Hlond, pri­mat de Pologne, pour exer­cer son minis­tère auprès des polo­nais émi­grés de l’autre côté du rideau de fer. Élevé au rang d’archevêque en 1957, il prit part à la pré­pa­ra­tion du concile dans la com­mis­sion De epi­sco­pis aux côtés de Mgr Carli. Présent aux deux pre­mières ses­sions du Concile, il mou­rut le 21 sep­tembre 1964 avant que la ques­tion du com­mu­nisme ne fut abor­dée dans l’aula conci­liaire. []