La vision de l’islam exposée par monsieur Mélenchon laisse songeur.
Interrogé dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire, monsieur Mélenchon, en plus de distiller un anti-christianisme subtil, a exposée une vision de l’islam qui nous paraît très éloignée de la réalité. Sans chercher les causes de cette vision biaisée, nous découpons le discours en question en plusieurs parties que nous commentons ensuite.
« Je ne peux faire moins comme intellectuel, me perchant sur ma pauvre petite licence de philosophie qui impressionna tant mes parents, que de vous dire la chose suivante à propos de l’Islam. L’Islam est une religion et comme toutes les religions, on peut considérer qu’elle pose un problème au pouvoir politique qui veut se tenir à distance d’elle. Nous autres Français, nous avons commencé avec Philippe le Bel. Je ne vous raconterai pas l’histoire, mais le pape Boniface VIII a eu cher à connaître de son opposition au roi de France qui ne voulait pas qu’il se mêle de ses affaires. »
Dans cette phrase, monsieur Mélenchon rappelle que la laïcité est un principe politique qui prétend mettre la religion à distance. Il utilise l’exemple de Philippe le Bel pour illustrer la laïcité à la française. Fondamentalement, ce début montre simplement que ce partisan de la laïcité fait feu de tout bois pour trouver des exemples dans l’histoire. Cette disproportion entre l’exemple historique et le propos est à l’image de tout l’extrait que nous commentons. L’histoire du conflit entre le pape et le roi de France est une question à la marge des rapports entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel dans un monde qui est complètement antagoniste au nôtre. On voit mal comment on peut parler de laïcité à l’époque du roi capétien sinon à faire un contresens historique grossier. Donnons le seul exemple du fait de Philippe le Bel militant pour la canonisation de son grand-père, Louis IX. Mais passons, car ce n’est que le hors‑d’œuvre.
« Dans l’immédiat, je sais que l’esprit des Lumières, la pensée qui a cheminé de la Renaissance jusqu’à la Grande Révolution, doit à l’Islam et au docteur [nous gardons ce mot au singulier mais le contexte de la phrase pourrait autoriser à le mettre au pluriel] de la foi islamique. Je pense à Averroès, ce n’est pas son nom, c’est le nom qu’on a latinisé pour éviter d’avoir à citer un arabe dans nos sources. »
On se frotte les yeux pour voir si on a bien lu. L’Islam serait, en tant que religion ou/et en tant qu’espace civilisationnel, l’origine des Lumières, c’est-à-dire du triomphe de la raison sur « l’obscurantisme » religieux, et donc si on continue le raisonnement, la source de la laïcité.
Le moyen de preuve que monsieur Mélenchon utilise est la personne d’Averroès (1126–1198). Au passage, il égratigne les chrétiens médiévaux qui devaient être tellement ignares et racistes pour ne pas l’appeler de son nom, Abû” Walid Muhammad ibn Rûshd, ou plus simplement Ibn Rûshd – soit dit en passant, personne ne fera le reproche à un français d’aujourd’hui de parler de Londres et de Munich plutôt que d’utiliser les vocables locaux qui désignent ces villes, London et München. Mais passons sur cette pique contre les médiévaux qui sollicite un jugement faux : les peuples de l’orbe latine seraient des racistes obtus et des arriérés intellectuels comme la suite du propos va continuer à le sous-entendre.
Parler d’Averroès comme d’un docteur de la foi islamique est contestable. Averroès fut un grand juriste musulman, un médecin très renommé et un maître en philosophie, mais pas vraiment un docteur de la foi musulmane. Ce terme lui-même comporte une difficulté car la foi en Islam n’a pas vraiment le même statut qu’elle a dans le catholicisme. Laissons-là le débat un peu technique pour nous concentrer sur la place d’Averroès dans le monde musulman. Il y est considéré, encore aujourd’hui, comme un auteur hétérodoxe, et ce aussi par des intellectuels de cette religion qui s’intéressent aux choses de l’esprit[1]. Donc, faire de ce savant médiéval l’analogue de ce qu’est saint Thomas d’Aquin pour l’Occident latin – un docteur commun – est une forfaiture intellectuelle.
« Nos intellectuels à nous, au Collège de France, disent qu’il fait partie des fondateurs des Lumières. À mon avis, c’est un peu exagéré, mais j’ai compris ce qu’ils voulaient dire. Pourquoi ? Parce qu’Averroès est le premier qui dit, à la consternation des chrétiens d’Occident qu’ils viennent, étant entrés par les croisades en contact avec les musulmans, ont ramené des sciences qu’on trouve avec sa tête : les mathématiques, la physique, la chimie, ils [les occidentaux] sont consternés. Eh bien, Averroès règle ce problème et il dit : « La vérité est une et indivisible, mais on y accède par des chemins différents. »
Monsieur Mélenchon estime exagérée l’opinion affirmant qu’Averroès est l’un des pères des Lumières. On est un peu rassuré… ou pas. Difficile de faire plus contradictoire quand on vient de dire que l’Islam est la source des Lumières. Il est vrai qu’Averroès est présenté par certains universitaires comme un rationaliste précurseur de la pensée des Lumières. C’est sans doute un raccourci contestable mais c’est toujours moins gros que de dire que l’Islam est à la source de ce rationalisme, ou encore de dire que l’Islam serait à la source de l’explosion des techniques comme le suggère toujours Mélenchon. L’Occident du XIIIème siècle aurait été fasciné par la supériorité technique de l’Islam en arrivant en Orient.
Le problème est que ce n’est pas tant le pèlerinage armé vers Jérusalem qui a permis de rencontrer le savoir arabe que le contact causé par les musulmans eux-mêmes. Ils sont arrivés les premiers vers nous au VIIIème siècle, et à l’époque ils n’avaient rien à nous apprendre et leurs intentions n’étaient pas pacifiques. Averroès étant un musulman d’Espagne, c’est par l’Espagne que nous l’avons connu et non par la croisade vers la Terre Sainte. Qui plus est, lorsque l’Occident latin lit Averroès, cela fait longtemps que la Chrétienté latine connaît un renouveau intellectuel et technologique.
Rappelons par ailleurs que les arabes musulmans ont reçu ces savoirs des chrétiens orientaux (nestoriens et monophysites) qui se trouvaient sur les terres de leur conquête. Ce sont les chrétiens qui ont appris aux musulmans à lire Galien, Aristote et autres savants du monde antique. Citons leurs noms pour ne pas faire croire que les musulmans ont tout découvert grâce au talent de leur civilisation. Que ce soit Hunayn ibn Ishaq, Abu Bishr Matta ibn Yunnus, c’est à eux et à de nombreux autres que les « Arabes » (qui furent majoritairement des perses) doivent d’avoir pris contact dans la langue arabe avec la science grecque. Les chrétiens orientaux avaient traduit le savoir grec en syriaque et c’est à partir de ces traductions qu’ils transposèrent les textes grecs en arabe. Donc, pour être exact, c’est un savoir grec qui est à l’origine de la science arabe. L’Islam n’y est pour rien sinon d’avoir créé les conditions d’une communication à travers l’Orient et l’Occident du fait de l’unification linguistique dans l’empire musulman. Il y a certes de grands savants musulmans, comme Al Farabi, Avicenne et beaucoup d’autres encore. Il y a aussi des juifs, comme Maïmonide, qui lui a dû quitter l’Espagne parce que les sultans Almohades, souverains que servait Averroès, avaient laissé aux non-musulmans le choix entre la conversion, l’exil ou la mort.
Quant à la thèse affirmant qu’Averroès a pensé l’unification entre la science et la foi, c’est aller un peu vite en besogne. On peut même dire que c’est complètement faux. Averroès – et si ce n’est lui-même, ce seront ses partisans latins - a été accusé dès le XIIIème siècle d’avoir implicitement ou explicitement élaboré le système de la double vérité : la vérité religieuse d’une part (celle de la révélation) et la vérité rationnelle (celle de l’observation). Les latins ne l’ont jamais perçu comme un conciliateur entre raison et foi.
« Mais soutenir la vérité de la religion et de la philosophie, n’est-ce pas admettre la coexistence de deux vérités sans rapport ? C’est du moins ce que les scolastiques comprennent des commentaires d’Averroès qui se répandent rapidement en Europe dès le 13ᵉ siècle. Et pour cause, comment concilier le paradoxe du monde éternel d’Aristote et de la création révélée par la religion ? Cette thèse de la “double vérité” va sceller la mauvaise réputation d’Averroès et faire de lui le principal adversaire théorique du Moyen Âge chrétien[2]. »
« Il cite la rhétorique, la philosophie et la foi. Et Averroès, avec d’autres conséquences, étend son raisonnement. Au départ, il s’agit d’un jugement religieux, ça n’a rien de philosophique qui va pénétrer, travailler toute la pensée naissante à partir de la Renaissance. Et c’était pas un compliment à l’époque de se faire traiter d’Averroïste parce que il y a des écoles musulmanes qu’on dit ce type-là est lui-même un hérétique. C’est dire que dans toutes les religions, il y a beaucoup de discussions. »
Là encore, l’exposé de monsieur Mélenchon est loin de la vérité. Averroès est bien le dernier grand représentant de la Falsafa, c’est-à-dire de ce courant intellectuel du monde musulman qui se distingue d’une part des juristes et d’autre part de la théologie qu’on appelle le kalam. Ce n’est pas un jugement religieux qui pénètre la pensée latine mais bien une philosophie qu’on va appeler l’averroïsme. L’averroïsme n’existera pas vraiment dans le monde musulman mais il sera un réel mouvement intellectuel à Paris puisque saint Thomas sera partie prenante dans le débat qui opposera les théologiens franciscains et les maîtres des Arts de la rue du Fouarre. En 1277, l’évêque de Paris censurera les thèses averroïstes sans vraiment mettre un terme à l’influence de cette pensée.
La controverse averroïste est certainement un événement majeur de l’histoire de la pensée occidentale, mais l’Islam est complètement étranger à cette controverse. C’est une question à la fois philosophique (est-ce qu’Averroès a raison dans sa lecture d’Aristote ?) et théologique (quelle place le rationalisme aristotélicien peut-il avoir dans la pensée chrétienne ?) qui va agiter les savants chrétiens. En Islam le consensus est absolu, la pensée d’Ibn Rûshd est contraire à la religion coranique, et il n’y a pas eu de débat puisqu’après la mort du savant andalou, la philosophie va disparaître du monde sunnite durant plusieurs siècles. L’Islam sunnite a sans doute eu beaucoup de discussions mais c’est plutôt autour de la théologie ascharite que de la philosophie averroïste que cela se concentrera dans les temps qui ont suivi la disparition d’Averroès.
« Mais Averroès fait partie prenante totalement de la culture des Lumières françaises. Je dis bien les Lumières françaises, parce que les Lumières françaises sont particulières comparées à celles des Pays-Bas comparées à celles des autres pays. Les Lumières françaises ont pu déboucher sur la loi de 1905 qui n’est pas un athéisme d’État. Eh bien, il faut que nous soyons capables, quand on entend tant d’horreur, d’être capables de reconnaître les liens idéologiques qui nous ont bâtis en tant qu’humanité tels que nous sommes aujourd’hui, tous autant que nous sommes. »
Ce passage pourrait être vrai s’il était dit hors du contexte qui est le sien. Renan a écrit un livre sur Averroès, donc oui cette figure intellectuelle est importante dans l’Occident latin mais c’est bien grâce à l’Université de Paris qu’Averroès a connu cette influence, donc grâce à la philosophie et à la théologie catholique. N’en déplaise à monsieur Mélenchon, l’Islam n’a rien à voir avec cette histoire. Sans l’Occident latin, Averroès aurait été oublié depuis longtemps.
Voilà pourquoi je ne dirais pas, l’Islam est incompatible avec la République. Parce que si vous allez par ce chemin, bien des choses sont incompatibles avec la République. Mais c’est si on a de la République, une vision fermée et non pas la vision de la liberté qu’elle porte. La République, c’est d’abord la liberté et la souveraineté du peuple. Ce seront mes mots pour vous dire, Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, je suis certain que c’est nous tous les laïcs qui auront le dernier mot dans ce pays, comme d’habitude.
Voilà la raison ultime de toute cette reconstruction idéologique de monsieur Mélenchon, justifier de la compatibilité de l’Islam avec la République. Nous ne nous prononçons pas sur cette question qui n’est pas de notre ressort. Une chose est sûre, le discours de Mélenchon sur cette question est bâti sur un amoncellement d’erreurs historiques et théoriques. Il n’est pas sûr que cette sophistication sophistique aide la République à régler les problèmes que, de plus en plus, l’Islam lui pose.
- Citons monsieur Rafik Hiahemzizou dans son livre : La genèse et l’évolution de la philosophie islamique et de sa conciliation entre la raison et la foi, éd. L’Harmattan, Paris, 2021[↩]
- Joséphine Betzer, Averroès, “chien enragé” de la philosophie pour le Moyen Âge chrétien, https://www.radiofrance.fr/franceculture/averroes-chien-enrage-de-la-philosophie-pour-le-moyen-age-chretien-1028045[↩]








