Transmettre ou disparaître : si le titre de cet ouvrage sonne comme un cri d’alarme, les réflexions de son auteur sur l’éducation au 21e siècle portent à l’enthousiasme.
On donne habituellement l’état de l’enseignement parmi les marqueurs de la dissolution de notre société. Les différentes évaluations montrent année après année les élèves français régresser dans les classements internationaux. Aux personnes extérieures au monde de l’enseignement, la succession des années accumulant des bulletins plus alarmistes les uns que les autres, la situation semble irréversible, que ce soit dans l’Éducation Nationale ou dans les autres grandes structures qui œuvrent en France à l’instruction des jeunes générations.
Il existe plusieurs témoignages de ce qui se passe dans les classes des écoles de la République. Certains dénoncent la montée de l’Islamisme ou du communautarisme. Mais on trouve aussi des visions plus positives du métier d’enseignant dans les conditions d’aujourd’hui. On peut citer le témoignage de l’enseignant Jean-François Chemain dans son Kiffe la France publié il y a une dizaine d’années. Récemment, un autre enseignant de l’école publique nous livre un retour d’expérience. Le titre est éloquent, il résonne comme un avertissement, presque un cri d’alarme : Transmettre ou disparaître. Le catholique ne peut qu’être d’accord avec une telle alternative car transmettre, tradere en latin, c’est l’essence même de la mission de l’Église, l’acte par lequel elle perdure dans le temps. Plus largement, toute civilisation et toute culture ne peuvent exister que par cet agir fondamental et éminemment difficile à mettre en œuvre.
Malgré le titre un peu alarmiste, l’auteur du livre, Ambroise Tournyol du Clos, signe un « manifeste d’un prof artisan » volontaire et plein d’espoir. Au fil des pages nous découvrons les réflexions d’un professeur d’Histoire, riche d’une expérience professionnelle peu commune (professeur dans la Loire, il a enseigné en Centrafrique). Cette expérience est éclairée par des références variées à diverses sources, ouvrages de philosophie politique, œuvres littéraires, livres d’étude, articles d’actualité. Tout cela a le mérite d’enrichir le témoignage par le trésor de l’intelligence pérenne des générations passées et l’acuité des analyses qui décrivent le présent de notre société. On évite ainsi le risque que tout ouvrage de ce genre pourrait impliquer, à savoir une forme d’incantation de recours au passé, à l’école de papa, à des formules toutes faites sur l’enseignement. L’auteur a ruminé son propos, il pense son agir quotidien et nous le donne à connaître par une forme de regard réflexe, mais d’un regard qui a pris du recul pour mieux appréhender son objet.
Face à l’évolution de l’enseignement et la contamination du métier d’enseignant par les techniques de management, l’intrusion du numérique de plus en plus envahissante, Ambroise Tournyol du Clos milite donc pour l’artisanat dans l’enseignement. On peut ainsi lire sous la plume de l’auteur un heureux éloge du cours magistral, et un ensemble de réflexions sur les vertus de l’enseignant (il en dénombre sept : rigueur dans la transmission, autorité, justice, humilité, patience, éloquence et enthousiasme). L’un des éléments les plus consolants qu’on doit retenir à la lecture du premier chapitre de ce livre qui en compte trois nous laisse entrevoir une porte de sortie. En effet, malgré tous les efforts qui visent à la combattre, l’intelligence des élèves, quel que soit leur milieu, a soif de vérité et ne supporte pas les discours préformatés.
Mais selon Ambroise Tournyol du Clos le but de l’enseignement ne se réduit pas uniquement à transmettre un savoir, il est aussi là pour former des hommes aptes à la vie politique. On retrouve ici une intuition profonde de la philosophie antique. L’enseignant se trouve sur le chemin des hommes pour qu’ils achèvent les plus grandes potentialités de leur vie, connaître la vérité, vivre dans l’amitié politique. Pour incarner ce que peut être le rôle de l’école dans cette amitié l’auteur nous donne trois jalons : autorité, altérité et bien commun. On constate qu’il n’a pas peur d’entrer en collision avec les principes philosophiques qui président à notre époque. La tendance lourde de l’idéologie qui sape la société française et au delà d’elle, les sociétés humaines, fait de l’homme une machine, un produit à parfaire par modelage et remodelage indéfini. Cette théorie n’est pas seulement le fait du libéralisme avancé mais aussi des plus progressistes de nos maîtres. Face à ce hideux projet se dresse la conviction que l’homme est promis à un autre destin que celui d’être l’objet de toutes les expériences les plus folles.
L’exercice de l’autorité ne trouve son aboutissement que dans la transcendance, et l’effacement de cette dernière est peut-être ce qui explique la disparition de cet élément essentiel de la vie en société. Dans cette perspective, ne reste que le règne de la force et de la contrainte légale. Sans faire d’angélisme, l’autorité est avant tout la bienveillance de celui qui l’exerce sur ceux qui en dépendent. Sans ce cadre la liberté n’est qu’un mot, car la liberté suppose des hommes formés. L’autorité ne rend libre que dans la mesure où elle ouvre sur un monde qui la dépasse. On apprécie profondément de lire un professeur d’expérience qui assume pleinement son autorité parce qu’il a quelque chose à transmettre, et ce qu’il transmet est beaucoup plus grand que lui et fonde l’exigence de docilité qu’il est en droit d’attendre de ses élèves. On n’est pas moins agréablement conquis de lire dans ces pages sur l’autorité un commentaire de la formule de saint Augustin, la paix, c’est la tranquillité de l’ordre. Car oui, l’autorité est la cause de la paix par l’ordre qu’elle met en l’homme et entre les hommes !
Le problème de l’heure présente, problème qui doit se vivre avec une intensité particulière est la fragmentation de la société française, qui s’explique avant toute chose par l’idéologie individualiste qui pollue les intelligences. L’école échoue à fonder une culture commune à tous les enfants qui la fréquentent parce qu’elle obéit aux maximes de cette théorie délétère. La destruction continue de la culture, l’affaissement organisé du niveau et des exigences du niveau scolaire est à n’en pas douter l’une des causes principales de l’existence de l’archipel français, pour reprendre l’expression de Jérôme Fourquet. Cette conspiration contre l’intelligence et les savoirs raffinés a isolé les Français des générations actuelles, les a coupés d’eux-mêmes au moment où l’on demandait au pays de recevoir une immigration massive. Comment demander aux nouveaux arrivants d’aimer une culture, une histoire, un pays qui déteste ou méprise autant son passé, ses racines ?
Quand l’idéal d’une vision commune disparaît, s’évapore aussi la perspective d’un bien commun. C’est donc à l’impossibilité d’une politique saine que nous condamne l’école de nos temps individualistes. La seule alternative qui nous est proposée et dont l’école est le vecteur principal est une égalité légale, jamais atteinte et toujours à parfaire. Mais ce n’est pas cela qui permet d’établir une société politique. Ici le livre retrouve le tragique de son titre, « le bien commun ou l’effondrement », est-il écrit. C’est bien ce que nous prépare cette machine infernale de la modernité si nous ne l’arrêtons pas, et c’est aussi par l’école qu’il faut l’arrêter.
Nous élevant vers des perspectives toujours plus hautes, Transmettre ou disparaître nous amène au point ultime, au sommet de la finalité de l’éducation, l’amour du beau et du vrai pour eux-mêmes. Le dernier chapitre porte véritablement une heureuse contradiction à la triste idéologie individualiste et utilitariste de notre époque. Non content d’aborder intelligemment le problème esthétique et la place de l’éveil au beau dans l’éducation, l’auteur pose la bonne question, celle de Dieu. Face à une métaphysique laïque qui refuse de considérer la rationalité de l’affirmation religieuse, l’auteur rappelle la longue tradition de la théologie catholique, ouverte à la philosophie, aux sciences de toutes sortes en plus du savoir proprement religieux et il place cette tradition en opposition à la théologie apophatique de l’Islam, théologie du silence sur Dieu et l’ordre du monde.
Hormis une formule un peu malheureuse en conclusion sur les vertus de la laïcité, l’ensemble de cet ouvrage porte à l’enthousiasme. La laïcité est en fait un mal avec lequel l’enseignant doit composer. Si des hommes de conviction peuvent sans doute vivifier cet espace stérile qu’est l’école sans Dieu, rappelons à toute fin utile que, dans sa finalité même, cette école est un ouvrage de mort spirituelle. D’ailleurs, le livre est rempli d’arguments contre cette idéologie, sans que cela soit pourtant le but recherché par son auteur.
Indéniablement le professeur Tournyol du Clos est pétri d’une certaine culture classique et de l’héritage multiséculaire de la pensée chrétienne. On doute réellement qu’une éducation laïque soit capable de produire de tels professeurs, ou alors dans une proportion si marginale qu’ils n’auraient pas d’influence profonde sur l’institution ou sur la société. L’auteur ne cache pas sa foi catholique, elle transpire de lui à toutes les pages et c’est une bien meilleure qualité que la neutralité. Ce qu’il a écrit est vrai, profond, réjouissant et tout cela n’est certainement pas le fruit d’une éducation indifférentiste telle qu’elle est promue par notre chère République.
Pour le dire autrement, s’il faut sauver l’école laïque, cela suppose des professeurs investis par la foi, inspirés par les saints, tout un idéal que l’institution laïque est incapable d’insuffler à la majorité de ses membres. Quand bien même l’école agnostique arriverait à produire encore une instruction de grande qualité comme elle a su le faire avant les années 70, on sait qu’elle était destinée à mettre à bas l’essentiel de ce qui a fait notre pays. Si tout s’est effondré, c’est parce qu’on a chassé Dieu et sa Révélation de l’École. Incidemment ce livre nous le rappelle, il condamne ainsi tout regard positif sur la laïcité à l’école qui a fait s’écrouler la clef de voûte du temple du savoir. Le reste a suivi avec le résultat que l’on connaît.