Dans les moments de forte émotion, comme dans les épisodes passionnels, la tentation la plus évidente est de perdre la raison et de s’abandonner sans limites aux mouvements chaotiques d’une psychologie qui a perdu son ordre. Les moments d’émotions collectives ne sont pas moins potentiellement dangereux pour notre âme, car la charge passionnelle s’en trouve augmentée et même entretenue. Qui plus est, la société de l’information en continu dans laquelle nous vivons tend à accroître les risques de déraison. Notre âme est dès lors ouverte à toutes les manipulations et tous les excès.
La récente actualité, dramatique, éprouvante, ne doit pourtant pas nous entraîner vers les excès que nous venons de dénoncer. Dans le but de raison garder, nous nous permettons de proposer aux lecteurs quelques éléments d’analyse qui offriront, nous l’espérons, une occasion de juger l’événement de la manière la plus posée. Car nous devons impérativement nous défier des prises de positions binaires, ici plus que jamais.
Assassinat de Samuel Paty : les faits
Pour commencer, décrivons cette action de la manière la plus précise possible. Le 16 octobre 2020, un homme de 18 ans, Abdullah Anzorov, réfugié tchétchène, a décapité un professeur d’histoire de 47 ans à la sortie d’un collège, en châtiment d’avoir montré à ses élèves de la classe d’éducation civique une caricature obscène de Mohammed, prophète de l’Islam. Beaucoup de termes ont une importance dans cette phrase pour la compréhension, mais l’essentiel se situe dans les actions respectives des deux protagonistes. Ces actions n’ont aucune concurrence temporelle, mais une relation de causalité, la première entraînant la seconde.
L’action première est celle de l’enseignant. Elle a une formalité et une finalité. La formalité est de montrer un dessin obscène du prophète de l’Islam à ses élèves. La finalité est d’illustrer une certaine modalité de la liberté politique qui existe au sein de la République Française : la liberté de critiquer une opinion religieuse de la manière la plus outrancière possible.
L’action seconde est celle du jeune homme. Elle a aussi une formalité et une finalité. La formalité est de tuer d’une manière impressionnante le professeur. La finalité est d’être l’agent d’une certaine forme de justice, la justice religieuse islamique.
Comparaison des deux actions
La comparaison des deux actions dans leur formalité semblerait montrer une disproportion.
Il y a d’un côté une action qui est jugée bénigne, indifférente voire même louable, le blasphème, c’est-à-dire la violation de ce qui est considéré comme sacré par certains hommes, en l’occurrence les musulmans. Par là on entend montrer que la République donne le droit de ne pas croire et de critiquer de n’importe quelle manière, toute croyance religieuse. L’action sera jugée bénigne par ceux qui considèrent que l’offense aux musulmans n’a rien de grave ; indifférente en ce sens où cela fait partie du principe de laïcité et que la République n’est pas juge de ces choses, le blasphème n’étant ni un crime ni un délit ; louable du fait qu’on affirme sa liberté par un tel acte.
De l’autre côté, il y a une action violente. Personne n’en niera le caractère. Le problème est que cette violence est injuste. On pourrait d’ailleurs comparer la mort de Samuel Paty et celle du jeune Tchétchène, abattu quelques instants plus tard par la police. Un collaborateur intermittent de Médiapart s’est fendu d’une analyse de la vidéo qui témoigne de cette intervention policière et il est vrai que dans d’autres circonstances les policiers auraient pu être inquiétés par la justice. Mais il semble que les normes idiotes qui contraignent les forces de l’ordre de manière habituelle fassent ici l’objet d’un quasi consensuel oubli. La violence des policiers est estimée juste. Les modalités de l’exécution sont différentes (décapitation, blessures par balles) mais le résultat est le même. Dans un cas la violence est injuste, celle qui conduit à la mort du professeur, et dans l’autre, la violence qui conduit à la mort de l’assassin, juste.
Maintenant il faut rétablir un peu la balance d’une estimation fausse. L’action de Samuel Paty ne peut pas être regardée comme légèrement mauvaise, indifférente de soi, ou louable. Sur le principe, l’acte de blasphème est une violence plus grave que le meurtre. Le professeur ne fait que banaliser cet acte, il est loin d’être le seul relais du droit à cet acte, car il faut le rappeler, il n’était ici qu’un relais. Malheureusement, nous nous sommes trop habitués du fait de notre existence dans une société laïcisée depuis plus d’un siècle à ne plus voir que la violence faite contre nos vies terrestres en oubliant qu’il y a plus grave. L’indifférentisme religieux induit d’une manière subtile par l’esprit de Vatican II n’est sans doute pas pour peu dans ce triste état où nous sommes, nous, catholiques. Que ces événements dramatiques nous permettent de remettre les pendules à l’heure. Mais rappelons ici qu’il est moralement impossible de réparer le mal de l’injustice du blasphème par l’injustice de l’assassinat.
La liberté d’expression en question
Plus concrètement, comme les autorités ne sont pas prêtes à reconnaître cette vérité fondamentale du catholicisme, qu’il nous soit cependant permis d’attirer l’attention sur plusieurs éléments qui forment l’arrière-fond théorique de l’intention concrète du professeur. Peut-on espérer que les partisans de la laïcité comprennent qu’offenser les gens dans leur sens religieux – que la religion soit vraie ou non – par des obscénités n’honore pas le sens critique dont ils se parent verbalement ? Le dessin montré par Samuel Paty à des enfants de 4ème est obscène. N’est-ce pas là dégrader et la fonction d’enseignant, et le sens civique que le cours était censé inculquer ? Est-ce que la critique rationnelle de la libre pensée n’a pas autre chose à offrir que ce type de dessin ? En plus de caricaturer une doctrine (on ne voit pas très bien comment d’ailleurs) ce type de représentation dégrade plutôt la raison qu’il est supposé défendre. Comment prétendre à instaurer le respect entre les gens qui croient et ceux qui ne croient pas par des attitudes aussi bassement méchantes et puériles ?
La justice religieuse et la violence dans la Sainte Ecriture
La violence de la décapitation ne doit pas nous empêcher de comprendre la logique de ce que l’on appelle terrorisme ou barbarie. Le barbare originellement c’est celui qui n’a pas les mœurs de la cité grecque. Cela ne veut pas dire que les barbares n’avaient pas de lois et que les grecs les comparaient nécessairement à des bêtes. De même les musulmans ne sont pas sans une certaine conception de la justice, même si elle diffère des standards occidentaux actuels.
La dissociation de l’Eglise d’avec l’État nous a habitué à séparer religion et violence. Le christianisme est la religion de l’amour, donc elle bannit la haine. Si, au niveau individuel cela est vrai, dès qu’on passe à l’ordre politique, cela doit être nuancé. Afin d’expliquer ceci, nous allons faire plusieurs rappels bibliques.
Le fils d’une femme israélite, mais qui était fils d’un Egyptien, vint au milieu des enfants d’Israël, et il y eut une querelle dans le camp entre le fils de la femme israélite et un homme d’Israël. Le fils de la femme israélite blasphéma le Nom sacré et le maudit, et sa mère s’appelait Salumith, fille de Dabri, de la tribu de Dan. On le mit sous garde, pour que Moise leur déclarât de la part de Yahweh, ce qu’il y avait à faire. Yahweh parla à Moise, en disant : Fais sortir du camp le blasphémateur ; que tous ceux qui l’ont entendu posent leurs mains sur sa tête, et que toute l’assemblée le lapide. Tu parleras aux enfants d’Israël, en disant : Tout homme qui maudit son Dieu portera son péché ; et celui qui blasphémera le nom de Yahweh sera puni de mort : toute l’assemblée le lapidera. Etranger on indigène, s’il blasphème le Nom sacré, il mourra.
Lévitique, ch.24, vv 10 à 16
On voit ici le vrai Dieu demander à Israël de lapider le blasphémateur. C’est donc que Dieu n’a pas bannit la peine de mort de la justice de son peuple, l’interdit du meurtre du décalogue étant l’interdit de la vengeance privée. On voit tout au long de la sainte Écriture des juges prononcer des sentences pour appliquer la loi du Sinaï, même parfois de manière inique. Lorsque les deux juges font condamner la chaste Suzanne, ils sont blâmés non pour avoir prononcé une sentence de mort, mais pour l’avoir fait à l’encontre d’une innocente, et ce sont eux qui recevront le juste châtiment qu’ils destinaient à cette femme : la mort.
Le Nouveau Testament paraît présenter un changement. Le Christ empêche la foule de lapider la femme adultère, alors que c’est une loi mosaïque dont Il est Lui-même l’auteur. Faut-il y voir le refus de la peine capitale même lorsque la loi divine est en jeu ? Probablement non, car il n’est pas sûr que ce genre de châtiment immédiat et populaire, sans la médiation d’un jugement, soit conforme à la loi mosaïque ; il s’expliquait sans doute par la confiscation de la peine de mort par la puissance romaine.
Finalement, le Christ lui-même est convoqué devant le Sanhédrin qui le condamne à mort pour blasphème (Mt 26, 65) mais ne peut faire exécuter la sentence. Il faut qu’il passe en jugement devant le détenteur d’une autorité qu’on pourrait qualifier de laïque. Elle n’est pas fondée sur la vraie religion et pourtant le Christ lui reconnaît toute légitimité à prononcer la peine de mort : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi, s’il ne t’avait été donné d’en haut. » (Jn 19, 11).
La pratique de l’Église
Désormais le pouvoir du glaive va être déféré au pouvoir civil, à partir du moment où celui-ci reconnaît l’autorité de l’Église. C’est la théorie des deux glaives énoncée par saint Bernard : l’un – spirituel – est manié par l’Église, l’autre – temporel – pour l’Église.
Pour le cas de violation en matière sacrée, il nous faut rappeler ce que cela signifiait en termes de peine, au temps de la chrétienté. Le commentaire du Traité de Droit Canonique de Naz, à propos de la peine ecclésiastique à l’encontre des profanateurs de la Sainte Eucharistie dans le Code de Droit Canonique de 1917, indique : « Cette excommunication est une innovation du Code. Autrefois, le coupable d’un tel crime était livré au bras séculier qui lui infligeait la peine capitale ; le clerc subissait d’abord la dégradation réelle. » (T.IV, n° 1159, p. 713). Ainsi, du fait de la séparation de plus en plus profonde des sociétés de l’Eglise, cette dernière s’est adaptée et s’est résignée à ne frapper les coupables, baptisés, « que » de censures ecclésiastiques.
Temporalités désynchronisées de deux formes de justice
Telle est la situation aujourd’hui. Cependant, les populations musulmanes sont encore relativement étrangères à cette situation occidentale, d’autant plus qu’on assiste depuis plusieurs décennies à un mouvement de retour aux sources de l’Islam. On peut dire sans craindre de tordre la réalité que le mode de justice originel de la société islamique se rapproche de la justice mosaïque, et c’est précisément là que les deux modes de vie rentrent en confrontation. Leurs temporalités respectives ne sont pas seulement décalées –l’une étant « en retard » par rapport à l’autre– elles marchent en sens contraire, les sociétés occidentales bannissant de plus en plus la violence légale (en France, la peine de mort est supprimée en 1981).
Il faut bien comprendre que la peine de mort appliquée à un blasphémateur de l’Islam obéit à des règles précises, celle du droit musulman.Nous ne sommes pas expert en ce type de droit, mais nous sommes à peu près sûr que l’acte du jeune tchétchène est blâmable du point de vue juridique. Non quant à la question de principe qui fait qu’un homme qui tourne en dérision Mohammed mérite la mort en droit, mais quant à la question de l’exécution de la peine, tout musulman n’est pas qualifié pour appliquer un châtiment, surtout qu’il faut qu’un juge ait prononcé une sentence, appliquant la norme de droit sur le fait, et qu’une autorité de gouvernement l’applique dans les faits.
C’est en cela qu’on peut dire que l’Islam peut être très certainement pour notre société l’analogue des barbares pour les cités grecques, non pas une sauvagerie, mais l’expression d’une altérité insupportable en son sein, d’une autre idée de la justice que celle qui a cours dans nos pays.
Fermentation dans le monde musulman
Il ne faut pas nier le risque énorme que l’événement récent nous annonce pour un avenir qui n’est pas trop lointain. Le monde musulman connaît lui aussi une évolution du fait de la réalité du monde contemporain. Les années 1980 ont sans doute constitué un tournant. Deux événements permettront de caractériser cette évolution, la guerre d’Afghanistan et la « fatwa » contre Salman Rushdie. La première vit la naissance progressive d’un Djihad déconnecté d’une allégeance à des autorités temporelles en place, la seconde ouvrit l’ère d’une forme de mondialisation de l’exécution de la justice religieuse. Il y a sans doute une évolution très significative des pratiques de la guerre sainte et de l’exécution de la justice au sein des communautés musulmanes depuis cette époque.
La proclamation de l’État Islamique permit de donner une coloration de bonne légalité islamique au moindre djihadiste isolé. Il a suffi de faire allégeance à ce califat 2.0 pour donner une légitimité islamique à toute forme de violence personnelle.
Une autre mutation est l’apparition du djihad personnel. Certains prédicateurs vont par exemple faire une interprétation d’un verset coranique pour inciter les musulmans à passer à l’action d’une manière individuelle. Ainsi ce verset 84 de la quatrième sourate, « les femmes » :
« Combats donc dans le sentier d’Allah, tu n’es responsable que de toi même, et incite les croyants (au combat) Allah arrêtera certes la violence des mécréants. Allah est plus redoutable en force et plus sévère en punition. »
Ce qui d’après l’exégèse orthodoxe de l’Islam s’adressait au Messager devient par extension une injonction sacrée qui oblige tout musulman de faire le Djihad (ici l’expression utilisée est un mot dérivé de qîtal qui désigne plus spécifiquement l’action violente) d’une manière isolée s’il ne peut rejoindre une armée et offrir une allégeance à une autorité sans se faire repérer. Ainsi, certains prédicateurs donnent comme premier exemple historique de ce Djihad personnel l’assassin du général Kléber en Egypte : Soleyman el-Halaby (qui mourût empalé par les français).
On imagine très bien le fort potentiel d’anarchie civile que ce genre de prédication peut engendrer, d’autant plus elle touchera des jeunes musulmans déracinés, avides de garder un contact ou de renouer avec leurs origines religieuses, ou encore d’embrasser pleinement une religion à laquelle ils se seront ralliés.
La question ne sera pas résolue si le pouvoir politique continue à ne rien faire
Il existe un terreau potentiellement fertile dans la masse de la jeunesse plus ou moins délinquante. Le criminologue Xavier Raufer parle de ces profils hybrides qui passent sans crier gare de la petite criminalité à l’action guerrière religieuse, le temps de leur délinquance leur servant d’expérience dispositive à la violence. Notons que le concept d’hybride est chez ce criminologue d’acception beaucoup plus large que ce seul profil. Qui plus est, il existe sur notre territoire nombre d’individus aguerris sur les divers théâtres de conflit impliquant des musulmans, comme la Syrie.
Bien sûr le phénomène migratoire n’est pas absent de la question, loin de là, du problème français. L’assassin était tchétchène. Nous n’épiloguerons pas sur les caractéristiques de cette communauté, d’autres l’auront déjà fait ailleurs. Mais il est sûr que les politiques migratoires associées à l’impéritie politique en matière de gestion de la criminalité n’est pas là pour nous rassurer quant à l’amélioration de la situation interne.
Prendre en compte le problème migratoire, traiter l’expansion continue de la délinquance, sont autant de pistes pour contribuer à assainir la situation. Il n’est pas sûr que le gouvernement ne fasse en ces matières autre chose que beaucoup de bruit. Que Dieu épargne à notre pays le fléau de la guerre…