Le cœur ou la doctrine ?

Lapidation de Saint Etienne, église Saint-Etienne-du-Mont à Paris. Crédit photo : Philippe Lissac / Godong

Le pape a fait repen­tance pour la « doc­trine jetée comme une pierre ». La doc­trine est-​elle deve­nue péché ?

La veillée péni­ten­tielle du 1er octobre 2024, qui a pré­cé­dé l’ouverture de la der­nière ses­sion du synode, a mar­qué par les repen­tances pour sept péchés nou­veaux. En par­ti­cu­lier celui de la doc­trine, réduite à « un tas de pierres mortes jetées sur les autres ». Le pape François fus­tige volon­tiers ceux qui « imposent des véri­tés ou des règles[1] ». Se trouvent dans le viseur tous ceux qui main­tiennent que cer­tains actes comme la contra­cep­tion ne sont jamais licites, et qu’on ne peut accor­der l’absolution et la com­mu­nion qu’à celui qui renonce sin­cè­re­ment à ses péchés graves. Ceux-​là sont les « esprits mora­li­sa­teurs, qui pré­tendent gar­der le contrôle de la misé­ri­corde et de la grâce[2] », ils font preuve d’un « mora­lisme auto­suf­fi­sant[3] ». La doc­trine appa­raît chez François non seule­ment comme un pur ins­tru­ment de la volon­té de puis­sance, mais encore comme com­plè­te­ment inadap­tée à la for­ma­tion des fidèles.

Ce fai­sant, le pape s’oppose fron­ta­le­ment à la sainte Ecriture ! N’est-ce pas Dieu lui-​même qui pro­mulgue une loi pour le peuple d’Israël, dont les dix com­man­de­ments, assor­tis de sévères sanc­tions ? Cette loi com­porte sans doute des pré­ceptes céré­mo­niels qui pour­raient être chan­gés, mais elle expli­cite la loi natu­relle qui, elle, ne souffre pas plus de réforme que la nature humaine elle-même.

On dit qu’elle est ins­crite au cœur de l’homme parce que même sans en avoir reçu la connais­sance, elle s’impose à un esprit hon­nête. Par exemple, l’enfant sai­sit après avoir cru à un men­songe le dom­mage que cela cause à la vie com­mune et à la confiance réci­proque. Il a vite fait de géné­ra­li­ser au men­songe en géné­ral, au-​delà de la mésa­ven­ture par­ti­cu­lière dont il a été vic­time. Les prin­cipes moraux for­mu­lés comme des pré­ceptes uni­ver­sels sont le résul­tat de cette simple opé­ra­tion de l’esprit. La doc­trine morale n’est que la syn­thèse arti­cu­lée des prin­cipes moraux, jus­ti­fiés et expli­qués par les prin­cipes les plus pre­miers, ceux qui expriment les ten­dances fon­da­men­tales de l’homme à vivre, à se per­pé­tuer, à connaître et aimer Dieu et à vivre en socié­té[4], et sur­tout le prin­cipe pre­mier qui demande de faire le bien et fuir le mal. Si on rejette la doc­trine, autant se repen­tir solen­nel­le­ment d’être de nature humaine !

Pourtant, en cari­ca­tu­rant lour­de­ment l’attitude « mora­li­sa­trice » pour la pour­fendre plus faci­le­ment, François pointe du doigt une dif­fi­cul­té réelle : ces prin­cipes moraux sont uni­ver­sels, et nous devons vivre, prendre des déci­sions et agir dans des cir­cons­tances par­ti­cu­lières. Nous n’avons pas affaire au « Bien » ou au « Juste » en soi, mais à des per­sonnes et des situa­tions concrètes et com­plexes. Les prin­cipes uni­ver­sels de la morale suffisent-​ils ? Non, puisqu’ils sont uni­ver­sels. Il y faut en outre l’appréciation de la situa­tion : l’action que je me pro­pose d’accomplir est-​elle men­songe ou res­tric­tion men­tale légi­time ? Schisme ou garan­tie légi­time de la vie chré­tienne des fidèles en leur don­nant des évêques ? Meurtre, ou ces­sa­tion de soin exa­gé­rés ? Avortement ou acte thé­ra­peu­tique qui sauve une vie ? Le prin­cipe uni­ver­sel ne le dit pas, il indique le com­por­te­ment à adop­ter lorsqu’on aura iden­ti­fié la situation.

Or bien sou­vent pour déci­der ce qui est péché ou non, ou entre deux actions légi­times laquelle est la meilleure, il faut l’exercice de facul­tés qui relèvent de la sen­si­bi­li­té, car ce sont elles qui appré­hendent le concret et le sin­gu­lier. Ce que Blaise Pascal, mais aus­si François, appellent le « cœur ». Aussi le chré­tien doit non seule­ment apprendre le caté­chisme et les prin­cipes de la théo­lo­gie morale qui lui indi­que­ront ce qui est conforme ou non à la loi de Dieu, mais encore for­mer son cœur pour appré­cier judi­cieu­se­ment la nature des actes qui se pro­posent à lui, aimer les actions nettes et prendre en hor­reur les situa­tions équi­voques. Alors le « cœur » ne s’oppose pas à la rai­son, il la com­plète ! Et sans lui on risque fort d’être le mora­liste abs­trait que François caricature.

Mais comme cette notion de « cœur » est vague, elle per­met d’y confondre la force d’âme ver­tueuse de saint Jean-​Baptiste qui reproche à Hérode son adul­tère jusqu’au mar­tyre, et la lâche­té du pas­teur qui, par une sym­pa­thie mal pla­cée, se dérobe à son devoir de pré­di­ca­tion en gémis­sant : « Qui suis-​je pour juger ? »

Le cœur aura tou­jours ses rai­sons, mais la ver­tu, celle qui sauve et sur laquelle nous serons jugés, consiste à agir selon la droite rai­son éclai­rée par la foi. Alors si on est sin­cère comme François le sou­haite[5], « on sait qu’on est dans la véri­té quand on ne peut plus choi­sir. » (Gustave Thibon)

Notes de bas de page
  1. Encyclique Dilexit nos (DN), n°209.[]
  2. DN 137.[]
  3. DN 27.[]
  4. Cf. Somme théo­lo­gique, Ia IIae q.94 a.2.[]
  5. DN 6.[]