Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

22 février 1958

Discours à des cheminots italiens

Table des matières

Plus de 10.000 che­mi­nots ita­liens furent reçus, dans la Basilique Saint-​Pierre, en audience spé­ciale par le Souverain Pontife, qui leur adres­sa un dis­cours en ita­lien, dont voi­ci la traduction :

Ce n’est pas la pre­mière fois que votre caté­go­rie – si nom­breuse et si méri­tante – vient à la mai­son du Père com­mun, pour Lui deman­der une parole de lumière, d’en­cou­ra­ge­ment et de bénédiction.

Vous venez de toute l’Italie pour repré­sen­ter, autant que pos­sible, les 140000 agents affec­tés au ser­vice fer­ro­viaire, orga­nisme vaste et com­plexe dans lequel s’u­nissent en une admi­rable har­mo­nie les inven­tions les plus modernes de la science, la sage et ferme dis­ci­pline, la col­la­bo­ra­tion active d’une mul­ti­tude de per­sonnes tra­vaillant dans les sec­teurs les plus divers. Dans son ensemble, il repré­sente le but atteint en un peu plus d’un siècle par les efforts conti­nus de pen­sée et de tra­vail accom­plis par plu­sieurs mil­liers d’hommes.

Les multiples responsabilités des cheminots

L’apparition des trans­ports fer­ro­viaires fut un des signes an­nonciateurs de la nais­sance d’une ère nou­velle pour la socié­té humaine. Ce fut le pre­mier moyen ter­restre qui per­mit de trans­porter de nom­breux groupes de voya­geurs à des vitesses moyen­nes jus­qu’a­lors incon­nues. En un temps rela­ti­ve­ment bref, il est deve­nu pos­sible de par­cou­rir un che­min qui n’é­tait même pas ima­gi­nable aupa­ra­vant, en com­men­çant par les pre­miers convois et en arri­vant aux trains élec­triques modernes, des pre­mières gares munies d’ai­guillages action­nés à la main et de signaux éclai­rés par des lan­ternes à pétrole jus­qu’aux construc­tions les plus modernes pour­vues de sys­tèmes d’au­to­ma­tion. Vous avez enfer­mé l’es­pace et le temps dans des liens de dis­ci­pline abso­lue ; votre pro­gramme quo­ti­dien s’ap­pelle l’ho­raire fer­ro­viaire, et tout citoyen peut, aus­si­tôt qu’il le veut, consta­ter com­bien il est dif­fi­cile de trou­ver dans la vie civile une fidé­li­té mise aus­si conti­nuel­le­ment et sans repos à une dure épreuve et tou­te­fois admi­ra­ble­ment observée.

Il suf­fi­rait de mon­ter sur une de ces grandes tours, qui do­minent, de leur hau­teur, le tra­fic des dizaines de voies for­mant l’os­sa­ture d’une grande gare moderne. Sur cette tour se trouve le cer­veau de la cir­cu­la­tion ; des lampes qui s’al­lument, s’étei­gnent, donnent les indi­ca­tions par les dif­fé­rentes cou­leurs : cha­que train est sui­vi, sur­veillé, com­man­dé, arrê­té et mis en mar­che. Les nou­velles arrivent là de cen­taines de kilo­mètres de dis­tance ; on donne les ordres, on pour­voit aux dévia­tions. Que l’on pense à tout ce qui est orga­ni­sé tout le long de la ligne : gares prin­ci­pales et secon­daires, croi­se­ments, séma­phores et si­gnaux, aiguillages, véri­fi­ca­tion des ins­tal­la­tions. Il ne peut man­quer même un seul anneau de la chaîne. Chaque sec­tion est im­portante et fon­da­men­tale, comme chaque mètre ; une sec­tion de voie non véri­fiée, un retard dans l’a­bais­se­ment des bar­rières à un pas­sage à niveau, un por­tail qui n’est pas fer­mé à temps, un signal qui ne fonc­tionne pas, un aiguillage qui se coince, et c’est le dan­ger de la tra­gé­die pour des dizaines et par­fois des cen­taines de personnes.

Soyez donc les bien­ve­nus, très chers fils ; bien­ve­nus les tech­ni­ciens et ouvriers des ser­vices des tra­vaux, à qui il appar­tient de prendre soin avec vigi­lance de l’ef­fi­cience de la voie fer­rée avec toutes les oeuvres dis­sé­mi­nées le long de celle-​ci ; bien­ve­nus les gardes-​voies, qui sur­veillent mètre par mètre les plus petites struc­tures de la voie ; bien­ve­nus les employés du ser­vice des équi­pe­ments élec­triques, qui effec­tuent le même tra­vail exact pour les conduites élec­triques et les appa­reils de sécu­ri­té ; bien­ve­nus les chefs de gare, les aiguilleurs, les ma­nœuvres et tous ceux qui sont affec­tés au mou­ve­ment des trains, qui en règlent la cir­cu­la­tion sans inter­rup­tion, en veillant sur la sécu­ri­té des voya­geurs ; bien­ve­nus les machi­nistes, qui pilotent les trains d’une main experte ; bien­ve­nus les ouvriers char­gés de la conser­va­tion du maté­riel de trac­tion et des véhi­cules, dont le tra­vail scru­pu­leux est une condi­tion essen­tielle pour la régu­larité et la sécu­ri­té du tra­fic ; bien­ve­nus les res­pon­sables des com­mu­ni­ca­tions télé­gra­phiques ; bien­ve­nus tous ceux à qui sont confiés les ser­vices pour les voya­geurs et les mar­chan­dises dans les gares.

En rece­vant les tra­vailleurs en des audiences pour ain­si dire innom­brables. Nous avons par­lé tant de fois et sous divers aspects du pro­blème qui les pré­oc­cupe à juste titre ; per­sonne n’i­gnore que l’Eglise, loin d’être et de se mon­trer indif­fé­rente à l’é­gard de la ques­tion sociale, a mani­fes­té avec pré­ci­sion et clar­té les prin­cipes sur les­quels elle base la juste solu­tion de celle-​ci. Aussi sommes-​Nous vive­ment satis­fait des amé­lio­ra­tions notables qui viennent d’être obte­nues au sujet de l’é­tat juri­dique et des rétri­bu­tions de votre catégorie.

Laissez-​Nous donc, chers fils, en cette ren­contre si simple et affec­tueuse, Nous adres­ser direc­te­ment à vos âmes pour vous dire une parole pater­nelle d’ex­hor­ta­tion spi­ri­tuelle. Votre vie même de per­sonnes affec­tées aux voyages fer­ro­viaires Nous en offre l’occasion.

La vie : un voyage vers Dieu

1. – Celui qui voyage en train doit avoir une fina­li­té bien pré­cise à pour­suivre ; atteindre un but, des­cendre à la gare d’ar­ri­vée. C’est à cette fin évi­dem­ment que devront être subor­données les autres exi­gences voire justes, du voyage : la rapi­dité, par exemple, la com­mo­di­té, la beau­té du par­cours. Cela signi­fie que tout voya­geur devra être dis­po­sé à renon­cer à ces avan­tages, s’ils repré­sen­taient un obs­tacle pour arri­ver au but fixé. Que diriez-​vous d’un homme qui, n’ayant pas trou­vé une place com­mode dans son train, en pren­drait un autre qui lui offre des condi­tions plus confor­tables de voyage, mais va dans une direc­tion opposée ?

Ce qui ne se pro­duit pas nor­ma­le­ment dans les gares, sur les trains, se pro­duit, mal­heu­reu­se­ment, plus d’une fois, dans le voyage de la vie. Il y a en effet pour tous, sur la terre, un but bien éta­bli : arri­ver à la vision de Dieu, à l’a­mour et à la pos­ses­sion de Dieu. Ce but a été assi­gné à tous et pour y arri­ver cha­cun a un cer­tain temps, dont Dieu seul connaît la durée. C’est vers cette fin que cha­cun doit se diri­ger à tout prix, même si la façon d’y par­ve­nir n’é­tait pas celle que l’on aurait dési­rée et préférée.

Il faut donc aus­si écar­ter ces moyens – même com­modes et plus agréables – qui, au lieu de conduire au but, en éloignent ou, tout au moins, causent des haltes indues. Donc si une per­sonne, une chose, un évé­ne­ment se pré­sen­taient comme des obs­tacles sur le che­min qui doit conduire à Dieu, il sera néces­saire et rai­son­nable de se com­por­ter comme on ferait dans les voyages ter­restres ; il faut évi­ter ces obs­tacles ou les dépas­ser ; il ne faut pas chan­ger de route à cause d’eux et il est encore moins per­mis de sor­tir des rails ; il faut au contraire res­ter aux ordres de Celui qui pré­side au tra­fic com­plexe de l’exis­tence humaine. Se com­por­ter autre­ment signi­fie­rait s’é­loi­gner du but, perdre Dieu et s’en­glou­tir dans l’a­bîme de la perdition.

La coopération au salut des autres

2. – Le bon che­min assu­ré, vous devez être sou­cieux du sort de tous ceux qui voyagent avec vous.

Certains ne savent peut-​être plus quel est le but vers lequel ils se dirigent : il fau­dra le leur mon­trer. D’autres s’at­tardent à des arrêts inutiles et dan­ge­reux ; il faut les exhor­ter à par­tir. D’autres courent – par­fois si vite – mais dans le sens oppo­sé à celui qu’ils devraient suivre : il faut les arrê­ter à temps. De même faudra-​t-​il éclai­rer ceux qui tâtonnent dans l’obs­cu­ri­té de l’er­reur, gui­der ceux qui sont sur le point de s’é­ga­rer dans les brouillards du doute et de l’in­cer­ti­tude, récon­for­ter ceux qui seraient fati­gués, rele­ver ceux qui seraient tombés.

Chers fils, ne dites pas : nous n’a­vons pas à nous inté­res­ser du sort d’au­trui : ne s’agit-​il pas en effet d’é­tran­gers ? Ne dites pas comme Caïn que vous n’êtes pas les gar­diens de vos frères (Gen., iv, 9) ; ne pas­sez pas outre (Luc, x, 32) quand vous voyez un de vos frères dans le besoin : ce ne serait pas une atti­tude humaine et encore moins chrétienne.

Les hommes ne doivent pas se consi­dé­rer comme des êtres indif­fé­rents les uns envers les autres ; mais comme des membres d’une sorte de grande famille unique, voire des membres de l’u­nique Corps mys­tique du Christ. Des membres qui ont, certes, leur indi­vi­dua­li­té – ils sont en effet de vraies per­sonnes, conscientes, libres, res­pon­sables – mais aus­si une vie com­mune, une vie qui les fait tous par­ti­ci­per aux joies, aux dou­leurs, aux angoisses de chacun.

Un chré­tien est donc celui qui ne regarde per­sonne, dans le monde entier, comme on regarde un étran­ger ; un chré­tien est celui qui s’empresse dans la mesure du pos­sible auprès de tous, comme tout membre du corps pour tous les autres mem­bres ; un chré­tien est celui qui se fait « tout à tous », selon la vigou­reuse expres­sion de l’Apôtre (i Cor., ix, 22).

Cette soli­da­ri­té, qui est déjà pres­crite quand il s’a­git de néces­si­tés concer­nant la vie ter­restre, est exi­gée à plus forte rai­son quand les inté­rêts et le des­tin des âmes sont en jeu.

Et il ne sert à rien de dire – comme cer­tains le répètent par­fois – que l’homme se sauve ou se perd selon qu’il dirige libre­ment ses propres pas dans un sens ou dans l’autre. Qui ne sait que pour tant d’âmes – qui connaissent main­te­nant la joie des cieux – le moment déci­sif fut la ren­contre avec un apôtre, qui les aida à retrou­ver la bonne voie, à se rele­ver, à se remettre en route ? Et n’est-​il pas vrai aus­si que d’autres âmes sont dans les tour­ments parce qu’elles n’eurent pas ce sort ? Il n’en est pas autre­ment dans les voyages ter­restres : un conduc­teur plus expé­ri­men­té, un télé­gra­phiste plus atten­tif, un garde-​voie plus dili­gent peuvent empê­cher un désastre et déci­der de l’heu­reux résul­tat d’un voyage.

Dans la joie du bon exemple

A l’œuvre, chers fils !

Quiconque vit avec vous – en famille ou sur le lieu du tra­vail – qui­conque vous ren­contre seule­ment pour quelques ins­tants ou même passe à côté de vous, doit sen­tir l’in­fluence de votre âme : ce sera votre parole, avec laquelle vous insis­te­rez en temps oppor­tun et même hors de ce temps, en repre­nant, en sup­pliant, en exhor­tant avec une grande patience et doc­trine (Tim., iv, 2) ; ce sera le témoi­gnage de votre vie, témoi­gnage cou­ra­geux et par consé­quent total, qui n’est pas impé­rieux mais qui ne craint pas non plus les incom­pré­hen­sions et l’hos­ti­li­té des méchants, la haine du monde ; ce sera votre prière conti­nue, une prière réci­tée avec une insis­tance confiante et avec une fer­veur sans cesse renou­ve­lée, une prière vécue par l’of­frande de votre vie, spé­cia­le­ment de votre tra­vail, de vos souf­frances grandes et petites.

Voilà, chers fils, ce que Nous avons vou­lu vous dire en cette ren­contre qui Nous a été pro­cu­rée par l’a­mour pré­voyant de Dieu. Ecoutez la voix de votre Père ; vous vous sau­ve­rez et, en même temps, vous serez les sau­veurs de tant de vos frères.

Vous coopé­re­rez de la sorte à ren­for­cer la confiance en la pos­si­bi­li­té que, dans le monde du tra­vail aus­si, l’hi­ver finisse et que com­mence un nou­veau prin­temps. Les temps s’éloigne­ront, où un spec­tacle déso­lé et déso­lant se pré­sen­tait au regard parce qu’on fuyait Jésus, on demeu­rait loin de Lui, on crai­gnait de s’ap­pro­cher de Lui, comme si le fait de se trou­ver avec Lui signi­fiait tra­hir ses inté­rêts légitimes.

Il n’en sera plus ain­si. Si Nous ne sommes pas aveu­glé par le désir d’une nou­velle ère de bien, il y a lieu de croire que bien­tôt toute oppo­si­tion, même minime, devra ces­ser entre le monde du tra­vail et la doc­trine de rédemp­tion du Christ.

Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-​Augustin Saint Maurice – D’après le texte ita­lien des A. A. S., L, 1958, p. 170 ; tra­duc­tion fran­çaise de l’Osser­vatore Romano, du 7 mars 1958