Dans ce discours le Saint-Père célèbre les vertus de la bienheureuse Madeleine de Canossa, fondatrice des Fils et des Filles de la Charité :
L’exemple donné par la bienheureuse Madeleine de Canossa
Reconnaissons, chères filles, avec de grandes- actions de grâces le dessein particulier de la divine Providence, qui gouverne le monde et l’Eglise, dans la glorification de votre bienheureuse fondatrice, Madeleine, fille du marquis de Canossa, douce et admirable figure de femme qui vécut autant de temps dans le monde que dans la vie religieuse et qui est élevée aujourd’hui aux honneurs des autels. La voilà présentée à la vénération publique du peuple chrétien en ce douloureux moment où une si grande partie de l’humanité, angoissée, déchirée, secouée, plus que jamais mise à l’épreuve, subit les afflictions d’une terrible guerre qui se prolonge et s’étend toujours davantage, sans que personne soit capable d’en prévoir la fin prochaine. N’ignorant pas les maux des conflits guerriers, la nouvelle bienheureuse connut la pitié qu’il y a à porter secours aux malheureux ; intrépide et généreuse, elle traversa toute la crise politique et sociale qui, du début de la Révolution française en 1789 jusqu’à la chute finale de Napoléon en 1815, bouleversa l’Europe pendant vingt-cinq ans de convulsions des peuples et de guerres continuelles. Ces années tragiques, elle les vécut, non pas en sécurité loin des combats et des invasions des armées, mais dans sa Vérone natale, cité dont la destinée fut alors de passer de main en main aux vainqueurs ; en 1796, à l’âge de 22 ans, elle éprouva aussi, loin du pays natal, les tristesses des exilés et dut chercher avec les siens un refuge dans la Venise hospitalière ; de même, dans la campagne de 1800, elle devait faire l’expérience des angoisses du siège, des bombardements et de l’occupation ennemie.
… d’une vie entièrement dominée par la charité pour les malheureux
Les vicissitudes de la vie des saints sont le terrain de lutte de leurs vertus, elles sont pour nous un enseignement et un avertissement : Dieu les suscite afin que leur exemple resplendisse comme une lumière et éperonne nos pas. Dans les événements et les circonstances de sa vie terrestre qui ressemblent à ceux de notre temps, votre bienheureuse Mère fut envoyée par Dieu pour être le modèle, si nécessaire alors comme à présent, d’une vie entièrement dominée par la charité, d’une charité tendre sans doute, mais aussi forte, solide, entreprenante, ne reculant devant rien ni personne. On se faisait alors un devoir de remettre en honneur la vraie charité surnaturelle, de l’entourer d’une lumière candide et douce en face de la philanthropie orgueilleuse, marque de cette sensibilité du philosophisme incrédule qui, dans tant d’esprits révolutionnaires de l’époque, s’alliait étrangement aux pires cruautés, comme elle s’était unie auparavant au plus dur despotisme. Aujourd’hui encore, il en est qui tolèrent mal le nom de charité chrétienne ; on l’estime une humiliation de l’homme ; ils ne sont pas rares ceux qui ont la prétention de la bannir comme une faiblesse. La charité chrétienne, une faiblesse ? Oui, une faiblesse, la faiblesse de Dieu (i Cor., i, 25), parce qu’il est charité : « Dieu est charité » (i Jean, iv, 8). Cette charité n’est-elle pas large comme le Cœur du Christ, immense comme l’étendue de la mer, qui n’exclut de son sein et de son amour aucun de ceux qui sont aimés et recherchés par ce divin Cœur, lequel embrasse tout le genre humain ? Cette charité n’est-elle pas élevée comme le regard de Dieu qui domine de son élévation toutes les divisions et tous les égoïsmes humains ? N’est-elle pas cette charité qui, portant l’empreinte de l’ordre et des dispositions de la Providence, sait sans restriction montrer de l’affection et un dévouement particulier à ceux à qui la même Providence nous a plus étroitement unis dans une même famille, dans une même patrie, dans la même sainte Eglise ? Cette charité n’est-elle pas forte comme la mort et comme la mort de la Croix, capable de vaincre dans l’apparente faiblesse de sa bonté les plus fortes inimitiés et les plus profondes rancœurs que l’orgueil humain voudrait donner comme seules capables d’engendrer force et grandeur ?
O vous, fiers bienfaiteurs de l’humanité, ne bannissez pas la charité chrétienne. Elle est la force du Christ et de son Epouse, l’Eglise, la voie la plus excellente par laquelle elle se fait toute à tous et arrive là où vous ne pouvez arriver, au cœur des hommes ; aux enfants et aux vieillards, aux abandonnés et aux perdus de la société, aux affligés et aux mourants, elle offre à leurs blessures un baume et un réconfort que ne sait et ne peut donner toute la médecine et la chirurgie des savants du siècle.
Et vous, chères filles, vous savez bien que ce n’est pas par hasard ni par l’effet d’une étincelle passagère de dévotion que votre bienheureuse Mère choisit pour l’institut qu’elle fonda le nom de Filles de la Charité. Elle avait rêvé d’avoir la charité comme mère, elle la vit personnifiée en Marie, la « Mère du bel amour » dont on ne peut vivre sans douleur, et c’est filles de cette charité qu’elle voulut appeler ses filles, les mettant sous la spéciale protection de la Mère des douleurs, debout au pied de la Croix, avec le cœur transpercé, magnanime et forte dans l’amour en qui elle unissait son divin Fils et tous ceux dont Jésus dans Jean son disciple bien-aimé la fit mère. Le Golgotha, dans la contemplation de la mère d’un Dieu crucifié pour l’amour des âmes, voilà le secret de la vie de Madeleine de Canossa, de cette vie vibrante de charité ardente et courageuse qu’elle voulut terminer debout, comme autrefois les vierges martyres du Christ dans les amphithéâtres, et pour finir tombant à genoux dans les bras de ses filles, au jour consacré aux douleurs de Marie.
… dès son enfance en dépit de tout.
Madeleine était née avec un cœur de mère pour les malheureux. Encore petite fille, la charité du Christ qui presse les âmes bien nées l’avait conquise. Durant les trente-trois ans de sa vie dans le monde, jeune fille, dame d’une distinction exquise, elle dirige son regard, sa main et ses pas vers les bonnes œuvres. Intelligente, gracieuse, courageuse, maîtresse de maison distinguée par son antique noblesse, elle ne se refuse pas à faire les honneurs du palais du marquis de Canossa fût-ce même à Napoléon ; mais son cœur est insensible aux plaisirs mondains et ne bat que pour Dieu, toujours unie à Lui par la prière et – chose rare à l’époque – la communion quotidienne. Au milieu d’une foule si mélangée d’officiers, de diplomates, d’hommes d’Etat qui, en ces jours, passe et repasse par son palais de Vérone, elle sait conserver son intransigeante fidélité au Christ, imposant le respect et la réserve aux plus hardis par sa franchise juvénile et sa dignité, grâce au rayonnement de son angélique pureté, ce qui émerveillera même le tout puissant vainqueur de Marengo et l’engagera à lui céder par achat un monastère en faveur de ses œuvres. La hardiesse de sa charité, puisant son courage et sa vigueur dans sa condition de grande dame, la poussera à entreprendre contre les modes extravagantes et sans pudeur de la fin du XVIIIe siècle une habile et vive campagne pour la modestie féminine. « Je ne veux, écrivait-elle, ni choses indécentes ni sans goût, mais des choses charmantes et gentilles… La réforme de la mode, je la retiens comme une œuvre des plus essentielles pour attirer les bénédictions divines sur nos Etats et éviter tant d’offenses à Dieu. » Ce zèle pour l’honneur de Dieu, qui se dégageait de la flamme de sa large et active charité, se transformera en Madeleine en un généreux et industrieux amour du prochain ; en effet, une fois accomplis tous ses devoirs de famille, elle sortira de ses appartements confortables pour donner sans compter son temps, ses forces, ses biens, son cœur, aux pauvres, aux jeunes filles abandonnées, aux blessés, aux malades, à toutes les misères et à toutes les afflictions que la guerre et l’invasion multipliaient autour d’elle.
La fondatrice des Filles de la Charité
Mais l’amour qui est l’âme de son âme est comme un feu envahissant qui, loin de pousser à la séparation, porte au contraire à l’union, à la vie commune, aux réunions amicales et ne sait pas rester éloigné de ceux qu’il aime ; rentré en lui-même, il s’enflamme, se fait plus impérieux et s’étend davantage ; cet amour pousse Madeleine de Canossa à franchir le seuil du somptueux palais de ses ancêtres et à le quitter pour aller rejoindre les premières compagnes de son œuvre et demeurer avec elles dans l’humble maison de Saint- Joseph où, environ trente ans après, vierge héroïque aux entreprises bienfaisantes et mère d’un florissant institut religieux, elle mourra, récitant la salutation angélique d’un léger mouvement des lèvres, mais avec l’éclair de la joie des saints dans les yeux. Dans cet austère asile, berceau et refuge de sa charité envers les pauvres, elle se sentit leur sœur et leur servante, jouit du renoncement aux richesses, aux grandeurs et aux plaisirs du monde, et, dans la clairvoyance de son esprit charitable, reconnut la valeur splendide de la perle précieuse de la vie religieuse qu’elle avait déjà cherchée auprès des filles de sainte Thérèse et que la Providence lui avait réservé de trouver en tant que fondatrice de l’Institut des Filles de la Charité. N’était-elle pas surnaturellement belle, généreuse, féconde, la vie qu’elle menait déjà dès lors de dame prodigue d’elle-même et adonnée aux bonnes œuvres ? Mais la grâce, qui disposait toujours de nouvelles ascensions en son cœur, lui fit comprendre et embrasser tout ce qu’il y aurait de mieux à joindre à cette vie comme don plus entier, sacrifice plus agréable, triomphe plus sublime et plus complet de l’amour, l’holocauste des trois vœux de religion. C’est de ce point de départ pourtant déjà si beau de vie chrétienne que le Saint-Esprit appela à un plus haut sommet encore de perfection une âme déjà si élevée et si forte et lui fit préférer à toute autre, chères filles, votre modeste vie commune de religieuses, telle qu’elle est inscrite dans vos règles et qu’elle aimait. Ne voyez-vous pas de qui vous tenez et ne sentez-vous pas toute la valeur et la sainteté de votre vocation ? Aux regards du monde, qui ne pénètrent pas au fond des choses, la vie religieuse peut apparaître plus spécialement comme un refuge dans les tempêtes, un repos spirituel dans une calme retraite, un ermitage où les âmes moins fortes cherchent un abri loin des dangers et des préoccupations du monde ; mais le monde est aveugle. Pour un cœur ferme, impassible devant les vicissitudes terrestres, comme l’était le cœur de votre bienheureuse Mère, la vie religieuse c’est la religion vécue devant Dieu et devant les hommes ; si elle est une retraite, elle est aussi un terrain d’abnégation et de prière, d’action et de travail, d’où l’on sort plus ferme, plus prêt, plus prompt pour de plus grands sacrifices et pour une plus grande activité au service de Dieu et des âmes, sous d’empire total d’une charité plus intense, plus hardie, intrépide même devant la mort. Un jour, Madeleine de Canossa vit, sans sourciller, le canon d’un pistolet pointé contre elle par un homme qui était venu en vain lui réclamer la victime de sa passion désordonnée, que sa charité avait eu la joie de sauver du péril du péché. Par l’héroïsme de son caractère en cette épreuve elle montra une fois de plus cette force supérieure qui fut sa qualité maîtresse dans tout le long et difficile travail de fondation, d’organisation et de formation par lequel, à travers joies et douleurs, contradictions et défiances, voyages et arrêts, elle assura si sagement et si solidement l’avenir de sa nouvelle famille religieuse, telle que nous l’admirons maintenant avec ses nombreuses maisons, écoles, asiles, hôpitaux et refuges, en Italie, dans les missions étrangères et dans le monde entier,
… et des Fils de la Charité.
Nous voyons réunis aussi autour de Nous, à vos côtés, chères filles, les Fils de la Charité venus de la haute Italie qui vénèrent pareillement comme leur mère votre bienheureuse fondatrice, accompagnés d’un grand nombre de représentants des œuvres d’assistance et d’éducation de votre double institut : maîtres et enseignants, élèves d’hier et d’aujourd’hui, diplômés et dames catholiques, jeunes de l’Action catholique. C’est là la plus belle couronne de louange et de gloire qui orne le front de Madeleine de Canossa, couronne tressée de lys, de roses, de violettes et de toutes les catégories des fleurs choisies qui germent et poussent dans les jardins. Ils ont reçu d’elle les semences de la charité et de la sagesse dont la flamme religieuse fait apparaître comme un soleil la vie de la vertu dans le désert de la société. Il Nous est bien doux de voir joints à vous les descendants par le sang et la parenté de la bienheureuse dame dont le nom, inscrit parmi les héroïnes de l’Eglise, est un témoignage de la piété et de la religion qui se maintient dans son illustre maison, l’illumine et la revêt des splendeurs de la vertu.
Aux jeunes époux.
A la joie de ce jour, Nous savons que participe un beau groupe de jeunes époux, venus aujourd’hui eux aussi dans la maison du Père commun. La joie que procure la gloire de Madeleine de Canossa est une joie sainte et chrétienne ; si elle a fondé dans l’Eglise une famille spirituelle, ces jeunes époux, eux, entreprennent de fonder de leur sang une famille domestique, famille religieuse elle aussi par l’effet de ce grand sacrement qui, aux pieds de l’autel et du prêtre, lie indissolublement devant Dieu leurs cœurs et leurs vies. Que leur foyer ait pour feu la charité du Christ, l’amour de la concorde, de la vertu, du soutien et de la confiance réciproque ; qu’ils n’oublient jamais, pour eux et pour leurs enfants, que la religion, sel de toute journée, sans lequel la vie est sans goût, amère et sans espérance, est l’unique bien qui réconforte et fait les âmes grandes devant Dieu, devant les anges et devant les hommes.
Appel à la paix.
Mais les hommes, chers fils et chères filles, ne sont pas en paix. Puisse la nouvelle bienheureuse que, dans ces temps si tristes, le Ciel Nous a fait la faveur et la joie d’élever sur les autels, obtenir à ce monde de misères qui en a tant besoin, d’effusion de cette divine et forte charité seule à même de rapprocher les âmes par-dessus les abîmes qui les séparent et de leur permettre de cette manière de trouver dans la justice la véritable paix à laquelle aspirent les peuples. Qu’elle puisse surtout, chères filles, votre bienheureuse Mère obtenir de Dieu pour vous et pour toutes vos sœurs dispersées en tant de lieux et de pays lointains, de rester inviolablement fidèles à ses exemples, à ses enseignements, à son esprit qui demeura intrépide dans toutes les angoisses de la vie, esprit si bien exprimé dans le nom qu’elle a voulu vous donner, esprit de charité valeureuse et active ; c’est cet esprit qui montre, qui ouvre et qui remplit le chemin du ciel, et l’étend à tous ceux qui avec vous se réjouissent de sa gloire céleste et invoquent sa protection auprès de Dieu.
C’est avec ce souhait et cette prière que Nous vous accordons avec une particulière affection à tous ceux qui sont présents à cette audience, aux Fils et aux Filles de la Charité, à leurs maisons, à leurs œuvres et leurs institutions, à leurs élèves, en gage des plus abondantes faveurs divines, Notre paternelle Bénédiction apostolique.
Source : Document Pontificaux de S. S. Pie XII, Editions Saint-Augustin Saint Maurice – D’après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. III, p. 291.