Le lendemain de la canonisation de sainte Catherine Labouré, le Saint-Père recevant en audience les pèlerins et les 2000 Filles de la Charité venus à Rome, leur adressa ce discours :
Dès les premières pages de son incomparable chef‑d’œuvre l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ, laisse tomber de sa plume cette leçon de sa propre expérience, ce secret de sa paix sereine et communicative : « Veux-tu apprendre et savoir quelque chose d’utile ? Aime à être ignoré ! » (L. I, ch. II). Ama nesciri ! Deux mots prodigieux, stupéfiants pour le monde qui ne comprend point, béatifiants pour le chrétien qui sait en contempler la lumière, en savourer les délices.
Le Pape met en relief la vie cachée de la nouvelle sainte.
Ama nesciri ! Toute la vie, toute l’âme de Catherine Labouré sont exprimées dans ces deux mots.
Rien pourtant, même de la part de la Providence, ne semblait lui dicter ce programme : ni son adolescence, durant laquelle la mort de sa mère, la dispersion des aînés avaient fait reposer sur ses épaules d’enfant toute la charge du foyer domestique ; ni les étranges voies par lesquelles elle doit passer pour répondre à sa vocation et triompher des oppositions paternelles ; ni cette vocation même à la grande et vaillante phalange des Filles de la Charité qui, par la volonté et suivant l’expression pittoresque de saint Vincent de Paul, ont « pour cloître les rues de la ville ; pour clôture, l’obéissance ; pour grille, la crainte de Dieu ; pour voile, la sainte modestie ».
Du moins, semblerait-il, sa retraite et sa formation dans le séminaire de la rue du Bac favoriseront son recueillement et son obscurité ? Mais voici qu’elle y est l’objet des faveurs extraordinaires de Marie qui fait d’elle sa confidente et sa messagère.
La sainte reçoit du ciel une triple mission à accomplir.
Si encore il s’était agi seulement de ces hautes communications et visions intellectuelles qui élevaient vers les sommets de la vie mystique une Angèle de Foligno, une Madeleine de Pazzi ; de ces paroles intimes dont le cœur garde jalousement le secret ! Mais non ! Une mission lui est confiée qui doit être non seulement transmise mais remplie au grand jour : réveiller la ferveur attiédie dans la double Compagnie du saint de la charité [1] ; submerger le monde tout entier sous un déluge de petites médailles, porteuses de toutes les miséricordes spirituelles et corporelles de l’Immaculée ; susciter une association pieuse d’Enfants de Marie pour la sauvegarde et la sanctification des jeunes filles.
Sans aucun retard, Catherine s’est donnée à l’accomplissement de sa triple mission. Les doléances de la Mère de Dieu ont été entendues et l’esprit du saint fondateur a refleuri alors dans les deux communautés. Mais non moins que par sa fidélité à transmettre le message, c’est par sa constance à y répondre elle-même que Catherine en a procuré l’efficacité, mettant sous les yeux de ses sœurs, pendant près d’un demi-siècle, le spectacle saintement contagieux d’une vraie fille de saint Vincent, d’une vraie Fille de la Charité, joignant à toutes les qualités humaines de savoir-faire, de tact, de bonté, les vertus surnaturelles qui font vivre en Dieu, « cette pureté d’esprit, de cœur, de volonté qui est le pur amour ».
La médaille, dont Marie elle-même avait parlé à sa confidente, a été frappée et répandue par millions dans tous les milieux et sous tous les climats, où elle a été dès lors l’instrument de si nombreuses et extraordinaires faveurs aussi bien corporelles que spirituelles, de tant de guérisons, de protections, de conversions surtout, que la voix du peuple l’a aussitôt appelée « la médaille miraculeuse ».
Et l’association des Enfants de Marie ![2] Nous sommes heureux de la saluer tout entière en vous qui la représentez ici, chères filles, en rangs pressés, et de le faire précisément en ce temps où elle vient à peine d’achever dignement le premier siècle de son existence. En effet, il y a eu, le mois dernier, tout juste cent ans que Notre prédécesseur Pie IX, de sainte mémoire, ratifiait son acte de naissance, par le rescrit du 20 juin 1847, lui conférant l’érection canonique et lui accordant les mêmes indulgences dont jouissaient alors les congrégations mariales.[3]
Son action et son influence.
Comme vous devez l’apprécier et l’aimer, tant pour le bien que vos aînées et vous-mêmes en avez déjà reçu, que pour celui qu’elle vous met en mesure de faire autour de vous ! Or ce bien immense se manifeste clairement pour peu que l’on considère, d’une part, le besoin auquel elle répond et qui la rend souverainement opportune, pour ne pas dire impérieusement nécessaire et, d’autre part, les fruits abondants qu’elle a déjà portés au cours de cette étape centenaire.
La Sœur Labouré le comprenait ce besoin, elle le sentait profondément en son cœur ardent de zèle et de charité. Elle compatissait aux pauvres enfants du quartier de Reuilly, à ces petites, ces toutes petites — même de huit à douze ans ! — qui s’en allaient travailler et qui, trop souvent, hélas, se perdaient dans les fabriques en contact permanent avec l’ignorance et la corruption de leurs compagnes. Ces tendres victimes avaient besoin d’air pur, de lumière, de nourriture spirituelle. On en a pitié ; on ouvre pour elles un patronage ; on leur enseigne le catéchisme ; notre sainte distribue à profusion la médaille miraculeuse. Si utile, si précieux que tout cela soit, elle ne s’en contente pas tant que l’association n’y est pas formée pour l’appui mutuel, pour la direction religieuse et morale de ces enfants, surtout pour les abriter sous le manteau maternel et virginal de Marie.
Depuis, quels développements ! Qui dénombrera ces saintes phalanges d’Enfants de Marie au voile blanc comme le lis et dont le nom seul paraît déjà apporter avec lui comme une brise fraîche toute parfumée de pureté et de piété ?
L’association des Enfants de Marie est-elle encore adaptée à notre temps ?
Les temps ont changé, entendez-vous dire autour de vous et l’on semble vouloir insinuer par là que celui des choses d’hier est passé ; qu’elles doivent céder la place à d’autres plus nouvelles.
Oui, sans doute, les temps ont changé. L’instruction, l’instruction profane du moins, est plus développée en extension, sinon en profondeur, qu’à l’époque de Catherine Labouré ; la législation sociale s’est occupée davantage et fort louablement du sort des enfants et des jeunes filles, les arrachant à l’esclavage d’un travail précoce disproportionné à leur sexe et à leur âge ; la jeune fille a été affranchie, ou s’est affranchie elle-même, de quelques servitudes, de beaucoup de conventions et de convenances plus nombreuses encore. Sans doute aussi, sous l’influence de l’Eglise, d’heureuses transformations ont été progressivement obtenues qui ont favorisé la solide éducation, la saine activité, la légitime initiative de la jeune fille chrétienne. C’est vrai, tout cela a changé. Encore faut-il reconnaître la part qu’ont eue à ces changements les institutions catholiques si multiples et si variées.
Mais, sous cette évolution que personne d’ailleurs ne songe à contester, certaines choses, les principales, demeurent permanentes, à savoir : la loi morale, la misère humaine, conséquence du péché originel et, en connexion avec ces données immuables, les bases fermes sur lesquelles doivent nécessairement s’appuyer la sauvegarde de cette loi morale, les conditions essentielles des remèdes à ces misères.
Les jeunes filles d’aujourd’hui ont besoin de ces associations comme leurs devancières d’il y a un siècle.
De fait, bien que votre situation privilégiée d’Enfants de Marie vous mette, grâce à Dieu, à l’abri de la triste expérience de la plupart, vous ne pouvez quand même ne pas connaître le monde au sein duquel vous vivez. Or, les temps vous semblent-ils tellement changés que les périls qui vous guettent soient moindres qu’autrefois ? L’ignorance était alors fort répandue ; l’ignorance religieuse, la pire de toutes, est-elle aujourd’hui moins profonde ? N’a‑t-elle pas plutôt envahi, au contraire, des foyers, des familles, où la religion était jadis en honneur et aimée parce que connue et intelligemment pratiquée ? Qui oserait affirmer que les rues, les kiosques de journaux, les charrettes et les vitrines de librairie, les spectacles, les rencontres fortuites ou les rendez-vous combinés, que le lieu même de travail et les transports en commun offrent moins d’occasions dangereuses qu’il y a cent ans, quand elles faisaient trembler Catherine Labouré ? Et le soir venu, le retour à la maison assure-t-il autant qu’alors cette intimité de la famille chrétienne, qui rafraîchissait, purifiait et réconfortait le cœur après les dégoûts ou les faiblesses de la journée ?
A ces maux, quels remèdes ? A cette atmosphère malsaine, quelle hygiène opposer ? Ici encore, les modalités peuvent et doivent changer pour s’adapter, au jour le jour, à celles de la vie actuelle et aux circonstances ; elles pourront et devront varier aussi pour répondre aux aspirations, aux tempéraments, aux aptitudes, qui ne sont pas, en toutes, les mêmes. Mais au fond, associations ou pieuses unions d’Enfants de Marie, groupes d’Action catholique, congrégations de la Sainte Vierge, confréries et tiers-ordres, que trouve-t-on là sinon les éléments essentiels de toute hygiène et de toute thérapeutique morale ? Une doctrine religieuse consciencieusement approfondie, une direction spirituelle suivie, la pratique fréquente des sacrements et de la prière, les conseils éclairés et les secours assidus de directrices expérimentées et dévouées, et puis la force si puissante de l’association, de l’union fraternelle, du bon exemple, tout cela sous le patronage, sous la conduite, sous la protection vigilante et ferme, en même temps que miséricordieuse, de la Vierge Immaculée. N’est-ce pas elle-même qui a expressément voulu et inspiré l’œuvre dont Catherine Labouré a été d’abord la confidente et la messagère, puis la propagatrice et l’active ouvrière ?
L’humilité de sainte Catherine Labouré.
Pour réaliser les trois demandes de Marie, notre sainte a prié, elle a lutté, elle a peiné sans relâche. Tout le monde était témoin de cette réalisation ; tout le monde en parlait, tout le monde savait aussi, vaguement du moins, de quelles faveurs célestes une Fille de la Charité avait été l’objet et les grandes choses que la Mère de Dieu avait faites par son ministère. Mais cette privilégiée, cette mandataire, cette exécutrice de si vastes desseins, qui était-elle ? Et quel était son nom ? Nul ne le savait, hormis son confesseur, dépositaire de son secret. Et cela a duré pendant quarante-six ans, sans que, un seul instant, le voile de son anonymat fût soulevé !
Ama nesciri ! Oui, c’est bien cela ; elle aime d’être ignorée ; c’est sa vraie joie et son intime satisfaction ; elle la savoure avec délices. D’autres qu’elles ont reçu de grandes lumières, ont été chargées de grands messages ou de grands rôles et sont demeurées dans l’ombre ou s’y sont réfugiées au fond d’un cloître, pour fuir la tentation de vaine gloire, pour goûter le recueillement, pour se faire oublier : des grilles les défendaient, un voile épais dérobait leurs traits aux regards, mais leur nom courait sur toutes les lèvres. Elle ne s’est point retirée, bien au contraire, elle continue à se dépenser à longueur de journées parmi les malades, les vieillards, les Enfants de Marie ; on la voit, on la coudoie à toute heure, à tous les carrefours ; elle n’a pas à se cacher : on ne sait pas que « c’est elle » ; elle n’a pas à faire oublier son nom : tant qu’elle vivait, il était inconnu !
Quelle leçon à l’orgueil du monde, à sa fringale d’ostentation ! L’amour-propre a beau se dissimuler et se donner les apparences du zèle ; c’est lui toujours qui, comme jadis l’entourage de Jésus, souffle à l’oreille le Manifesta teipsum mundo (Jean, VII, 4). Dans l’obscurité où, quarante-six ans, elle a vécu, poursuivant sa mission, Catherine Labouré l’a merveilleusement et fructueusement accomplie.
La gloire de sa sainteté éclate aujourd’hui aux yeux de tous.
L’heure est venue pour elle, annoncée par l’Apôtre : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Quand le Christ, votre vie, apparaîtra, alors vous apparaîtrez aussi avec lui, dans la gloire » (Col., III, 3–4).
Dans la gloire où elle resplendit en pleine lumière là-haut, près du Christ et de sa Mère, dans la gloire dont elle rayonne dès ici-bas où elle avait passé, ignorée, elle continue d’être la messagère de l’Immaculée. Elle l’est près de vous, Prêtres de la Mission, et Filles de la Charité, vous stimulant à la ferveur de votre sainte vocation ; elle l’est près de vous, Enfants de Marie, qu’elle a tant aimées et dont elle est la puissante protectrice, vous exhortant à la fidélité, à la piété, à la pureté, à l’apostolat ; elle l’est près de vous tous, pécheurs, malades, infirmes, affligés qui levez les yeux en répétant avec confiance l’invocation : « Ô Marie, conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous. » Par son intercession, les plus abondantes faveurs pleuvront sur vous à qui, de tout cœur, Nous donnons, comme gage des grâces divines, Notre Bénédiction apostolique.
Source : Documents Pontificaux de sa Sainteté Pie XII, année 1947, Edition Saint-Augustin Saint Maurice – D’après le texte français des A. A. S., XXXIX, 1947, p. 414.
- Saint Vincent de Paul a fondé en 1625 les Prêtres de la Mission (qu’on appelle ordinairement Lazaristes) dont la maison-mère est à Paris, 95, rue de Sèvres. On compte 4700 religieux profès. Et en 1646, les Filles de la Charité, qui sont aujourd’hui au nombre de 40 000 réparties dans plus de 3500 maisons. La maison-mère en est 140, rue du Bac, à Paris.[↩]
- L’association des Enfants de Marie a pour but d’honorer et de faire honorer Marie Immaculée par l’imitation de ses vertus, particulièrement de sa pureté, de son humilité, de son obéissance et de sa charité. Elle comptait en France, en 1946, 1360 groupes réunissant près de 60 000 associées.[↩]
- Acta Apostolica in gratiam Congregationis Missionis, Parisiis 1876, pp. 253–254.[↩]