Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

28 juillet 1947

Discours aux pèlerins à l'occasion de la canonisation de sainte Catherine Labouré

Table des matières

Le len­de­main de la cano­ni­sa­tion de sainte Catherine Labouré, le Saint-​Père rece­vant en audience les pèle­rins et les 2000 Filles de la Charité venus à Rome, leur adres­sa ce discours :

Dès les pre­mières pages de son incom­pa­rable chef‑d’œuvre l’au­teur de l’Imitation de Jésus-​Christ, laisse tom­ber de sa plume cette leçon de sa propre expé­rience, ce secret de sa paix sereine et com­municative : « Veux-​tu apprendre et savoir quelque chose d’utile ? Aime à être igno­ré ! » (L. I, ch. II). Ama nes­ci­ri ! Deux mots pro­digieux, stu­pé­fiants pour le monde qui ne com­prend point, béati­fiants pour le chré­tien qui sait en contem­pler la lumière, en savou­rer les délices.

Le Pape met en relief la vie cachée de la nouvelle sainte.

Ama nes­ci­ri ! Toute la vie, toute l’âme de Catherine Labouré sont expri­mées dans ces deux mots.

Rien pour­tant, même de la part de la Providence, ne sem­blait lui dic­ter ce pro­gramme : ni son ado­les­cence, durant laquelle la mort de sa mère, la dis­per­sion des aînés avaient fait repo­ser sur ses épaules d’enfant toute la charge du foyer domes­tique ; ni les étranges voies par les­quelles elle doit pas­ser pour répondre à sa voca­tion et triom­pher des oppo­si­tions pater­nelles ; ni cette voca­tion même à la grande et vaillante pha­lange des Filles de la Charité qui, par la volon­té et sui­vant l’expression pit­to­resque de saint Vincent de Paul, ont « pour cloître les rues de la ville ; pour clô­ture, l’obéis­sance ; pour grille, la crainte de Dieu ; pour voile, la sainte modestie ».

Du moins, semblerait-​il, sa retraite et sa for­ma­tion dans le sémi­naire de la rue du Bac favo­ri­se­ront son recueille­ment et son obscu­rité ? Mais voi­ci qu’elle y est l’objet des faveurs extra­or­di­naires de Marie qui fait d’elle sa confi­dente et sa messagère.

La sainte reçoit du ciel une triple mission à accomplir.

Si encore il s’était agi seule­ment de ces hautes com­mu­ni­ca­tions et visions intel­lec­tuelles qui éle­vaient vers les som­mets de la vie mys­tique une Angèle de Foligno, une Madeleine de Pazzi ; de ces paro­les intimes dont le cœur garde jalou­se­ment le secret ! Mais non ! Une mis­sion lui est confiée qui doit être non seule­ment trans­mise mais rem­plie au grand jour : réveiller la fer­veur attié­die dans la double Compagnie du saint de la cha­ri­té [1] ; sub­mer­ger le monde tout entier sous un déluge de petites médailles, por­teuses de toutes les miséri­cordes spi­ri­tuelles et cor­po­relles de l’Immaculée ; sus­ci­ter une asso­ciation pieuse d’Enfants de Marie pour la sau­ve­garde et la sanctifi­cation des jeunes filles.

Sans aucun retard, Catherine s’est don­née à l’accomplissement de sa triple mis­sion. Les doléances de la Mère de Dieu ont été enten­dues et l’esprit du saint fon­da­teur a refleu­ri alors dans les deux com­mu­nau­tés. Mais non moins que par sa fidé­li­té à trans­mettre le mes­sage, c’est par sa constance à y répondre elle-​même que Catherine en a pro­cu­ré l’efficacité, met­tant sous les yeux de ses sœurs, pen­dant près d’un demi-​siècle, le spec­tacle sain­te­ment conta­gieux d’une vraie fille de saint Vincent, d’une vraie Fille de la Charité, joi­gnant à toutes les qua­li­tés humaines de savoir-​faire, de tact, de bon­té, les ver­tus sur­na­tu­relles qui font vivre en Dieu, « cette pure­té d’esprit, de cœur, de volon­té qui est le pur amour ».

La médaille, dont Marie elle-​même avait par­lé à sa confi­dente, a été frap­pée et répan­due par mil­lions dans tous les milieux et sous tous les cli­mats, où elle a été dès lors l’instrument de si nom­breuses et extra­or­di­naires faveurs aus­si bien cor­po­relles que spi­ri­tuelles, de tant de gué­ri­sons, de pro­tec­tions, de conver­sions sur­tout, que la voix du peuple l’a aus­si­tôt appe­lée « la médaille miraculeuse ».

Et l’association des Enfants de Marie ![2] Nous sommes heu­reux de la saluer tout entière en vous qui la repré­sen­tez ici, chères filles, en rangs pres­sés, et de le faire pré­ci­sé­ment en ce temps où elle vient à peine d’achever digne­ment le pre­mier siècle de son exis­tence. En effet, il y a eu, le mois der­nier, tout juste cent ans que Notre pré­dé­ces­seur Pie IX, de sainte mémoire, rati­fiait son acte de nais­sance, par le res­crit du 20 juin 1847, lui confé­rant l’érection cano­nique et lui accor­dant les mêmes indul­gences dont jouis­saient alors les congré­ga­tions mariales.[3]

Son action et son influence.

Comme vous devez l’apprécier et l’aimer, tant pour le bien que vos aînées et vous-​mêmes en avez déjà reçu, que pour celui qu’elle vous met en mesure de faire autour de vous ! Or ce bien immense se mani­feste clai­re­ment pour peu que l’on consi­dère, d’une part, le besoin auquel elle répond et qui la rend sou­ve­rai­ne­ment oppor­tune, pour ne pas dire impé­rieu­se­ment néces­saire et, d’autre part, les fruits abon­dants qu’elle a déjà por­tés au cours de cette étape centenaire.

La Sœur Labouré le com­pre­nait ce besoin, elle le sen­tait pro­fondément en son cœur ardent de zèle et de cha­ri­té. Elle compatis­sait aux pauvres enfants du quar­tier de Reuilly, à ces petites, ces toutes petites — même de huit à douze ans ! — qui s’en allaient tra­vailler et qui, trop sou­vent, hélas, se per­daient dans les fabriques en contact per­ma­nent avec l’ignorance et la cor­rup­tion de leurs com­pagnes. Ces tendres vic­times avaient besoin d’air pur, de lumière, de nour­ri­ture spi­ri­tuelle. On en a pitié ; on ouvre pour elles un patro­nage ; on leur enseigne le caté­chisme ; notre sainte dis­tri­bue à pro­fu­sion la médaille mira­cu­leuse. Si utile, si pré­cieux que tout cela soit, elle ne s’en contente pas tant que l’association n’y est pas for­mée pour l’appui mutuel, pour la direc­tion reli­gieuse et morale de ces enfants, sur­tout pour les abri­ter sous le man­teau mater­nel et vir­gi­nal de Marie.

Depuis, quels déve­lop­pe­ments ! Qui dénom­bre­ra ces saintes pha­langes d’Enfants de Marie au voile blanc comme le lis et dont le nom seul paraît déjà appor­ter avec lui comme une brise fraîche toute par­fu­mée de pure­té et de piété ?

L’association des Enfants de Marie est-​elle encore adaptée à notre temps ?

Les temps ont chan­gé, entendez-​vous dire autour de vous et l’on semble vou­loir insi­nuer par là que celui des choses d’hier est pas­sé ; qu’elles doivent céder la place à d’autres plus nouvelles.

Oui, sans doute, les temps ont chan­gé. L’instruction, l’instruction pro­fane du moins, est plus déve­lop­pée en exten­sion, sinon en profon­deur, qu’à l’époque de Catherine Labouré ; la légis­la­tion sociale s’est occu­pée davan­tage et fort loua­ble­ment du sort des enfants et des jeunes filles, les arra­chant à l’esclavage d’un tra­vail pré­coce dis­pro­por­tion­né à leur sexe et à leur âge ; la jeune fille a été affran­chie, ou s’est affran­chie elle-​même, de quelques ser­vi­tudes, de beau­coup de conven­tions et de conve­nances plus nom­breuses encore. Sans doute aus­si, sous l’influence de l’Eglise, d’heureuses transfor­mations ont été pro­gres­si­ve­ment obte­nues qui ont favo­ri­sé la solide édu­ca­tion, la saine acti­vi­té, la légi­time ini­tia­tive de la jeune fille chré­tienne. C’est vrai, tout cela a chan­gé. Encore faut-​il recon­naître la part qu’ont eue à ces chan­ge­ments les ins­ti­tu­tions catho­liques si mul­tiples et si variées.

Mais, sous cette évo­lu­tion que per­sonne d’ailleurs ne songe à con­tester, cer­taines choses, les prin­ci­pales, demeurent per­ma­nentes, à savoir : la loi morale, la misère humaine, consé­quence du péché ori­gi­nel et, en connexion avec ces don­nées immuables, les bases fermes sur les­quelles doivent néces­sai­re­ment s’appuyer la sau­ve­garde de cette loi morale, les condi­tions essen­tielles des remèdes à ces misères.

Les jeunes filles d’aujourd’hui ont besoin de ces associations comme leurs devancières d’il y a un siècle.

De fait, bien que votre situa­tion pri­vi­lé­giée d’Enfants de Marie vous mette, grâce à Dieu, à l’abri de la triste expé­rience de la plu­part, vous ne pou­vez quand même ne pas connaître le monde au sein duquel vous vivez. Or, les temps vous semblent-​ils tel­le­ment chan­gés que les périls qui vous guettent soient moindres qu’au­trefois ? L’ignorance était alors fort répan­due ; l’ignorance reli­gieuse, la pire de toutes, est-​elle aujourd’hui moins pro­fonde ? N’a‑t-elle pas plu­tôt enva­hi, au contraire, des foyers, des famil­les, où la reli­gion était jadis en hon­neur et aimée parce que connue et intel­li­gem­ment pra­ti­quée ? Qui ose­rait affir­mer que les rues, les kiosques de jour­naux, les char­rettes et les vitrines de librai­rie, les spec­tacles, les ren­contres for­tuites ou les rendez-​vous com­binés, que le lieu même de tra­vail et les trans­ports en com­mun offrent moins d’occasions dan­ge­reuses qu’il y a cent ans, quand elles fai­saient trem­bler Catherine Labouré ? Et le soir venu, le retour à la mai­son assure-​t-​il autant qu’alors cette inti­mi­té de la famille chré­tienne, qui rafraî­chis­sait, puri­fiait et récon­for­tait le cœur après les dégoûts ou les fai­blesses de la journée ?

A ces maux, quels remèdes ? A cette atmo­sphère mal­saine, quelle hygiène oppo­ser ? Ici encore, les moda­li­tés peuvent et doivent chan­ger pour s’adapter, au jour le jour, à celles de la vie actuelle et aux cir­cons­tances ; elles pour­ront et devront varier aus­si pour répondre aux aspi­ra­tions, aux tem­pé­ra­ments, aux apti­tudes, qui ne sont pas, en toutes, les mêmes. Mais au fond, asso­cia­tions ou pieuses unions d’Enfants de Marie, groupes d’Action catho­lique, congré­ga­tions de la Sainte Vierge, confré­ries et tiers-​ordres, que trouve-​t-​on là sinon les élé­ments essen­tiels de toute hygiène et de toute thé­ra­peu­tique morale ? Une doc­trine reli­gieuse conscien­cieu­se­ment appro­fon­die, une direc­tion spi­ri­tuelle sui­vie, la pra­tique fré­quente des sacre­ments et de la prière, les conseils éclai­rés et les secours assi­dus de direc­trices expé­ri­men­tées et dévouées, et puis la force si puis­sante de l’associa­tion, de l’union fra­ter­nelle, du bon exemple, tout cela sous le patro­nage, sous la conduite, sous la pro­tec­tion vigi­lante et ferme, en même temps que misé­ri­cor­dieuse, de la Vierge Immaculée. N’est-ce pas elle-​même qui a expres­sé­ment vou­lu et ins­pi­ré l’œuvre dont Catherine Labouré a été d’abord la confi­dente et la mes­sa­gère, puis la pro­pa­ga­trice et l’active ouvrière ?

L’humilité de sainte Catherine Labouré.

Pour réa­li­ser les trois demandes de Marie, notre sainte a prié, elle a lut­té, elle a pei­né sans relâche. Tout le monde était témoin de cette réa­li­sa­tion ; tout le monde en par­lait, tout le monde savait aus­si, vague­ment du moins, de quelles faveurs célestes une Fille de la Charité avait été l’objet et les grandes choses que la Mère de Dieu avait faites par son minis­tère. Mais cette pri­vi­lé­giée, cette manda­taire, cette exé­cu­trice de si vastes des­seins, qui était-​elle ? Et quel était son nom ? Nul ne le savait, hor­mis son confes­seur, dépo­si­taire de son secret. Et cela a duré pen­dant quarante-​six ans, sans que, un seul ins­tant, le voile de son ano­ny­mat fût soulevé !

Ama nes­ci­ri ! Oui, c’est bien cela ; elle aime d’être igno­rée ; c’est sa vraie joie et son intime satis­fac­tion ; elle la savoure avec déli­ces. D’autres qu’elles ont reçu de grandes lumières, ont été char­gées de grands mes­sages ou de grands rôles et sont demeu­rées dans l’ombre ou s’y sont réfu­giées au fond d’un cloître, pour fuir la ten­ta­tion de vaine gloire, pour goû­ter le recueille­ment, pour se faire oublier : des grilles les défen­daient, un voile épais déro­bait leurs traits aux regards, mais leur nom cou­rait sur toutes les lèvres. Elle ne s’est point reti­rée, bien au contraire, elle conti­nue à se dépen­ser à lon­gueur de jour­nées par­mi les malades, les vieil­lards, les Enfants de Marie ; on la voit, on la cou­doie à toute heure, à tous les car­re­fours ; elle n’a pas à se cacher : on ne sait pas que « c’est elle » ; elle n’a pas à faire oublier son nom : tant qu’elle vivait, il était inconnu !

Quelle leçon à l’orgueil du monde, à sa frin­gale d’ostentation ! L’amour-propre a beau se dis­si­mu­ler et se don­ner les appa­rences du zèle ; c’est lui tou­jours qui, comme jadis l’entourage de Jésus, souf­fle à l’oreille le Manifesta teip­sum mun­do (Jean, VII, 4). Dans l’obs­curité où, quarante-​six ans, elle a vécu, pour­sui­vant sa mis­sion, Catherine Labouré l’a mer­veilleu­se­ment et fruc­tueu­se­ment accomplie.

La gloire de sa sainteté éclate aujourd’hui aux yeux de tous.

L’heure est venue pour elle, annon­cée par l’Apôtre : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Quand le Christ, votre vie, appa­raî­tra, alors vous appa­raî­trez aus­si avec lui, dans la gloire » (Col., III, 3–4).

Dans la gloire où elle res­plen­dit en pleine lumière là-​haut, près du Christ et de sa Mère, dans la gloire dont elle rayonne dès ici-​bas où elle avait pas­sé, igno­rée, elle conti­nue d’être la mes­sa­gère de l’Immaculée. Elle l’est près de vous, Prêtres de la Mission, et Filles de la Charité, vous sti­mu­lant à la fer­veur de votre sainte voca­tion ; elle l’est près de vous, Enfants de Marie, qu’elle a tant aimées et dont elle est la puis­sante pro­tec­trice, vous exhor­tant à la fidé­li­té, à la pié­té, à la pure­té, à l’apostolat ; elle l’est près de vous tous, pécheurs, malades, infirmes, affli­gés qui levez les yeux en répé­tant avec confiance l’invocation : « Ô Marie, conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous. » Par son inter­cession, les plus abon­dantes faveurs pleu­vront sur vous à qui, de tout cœur, Nous don­nons, comme gage des grâces divines, Notre Bénédiction apostolique.

Source : Documents Pontificaux de sa Sainteté Pie XII, année 1947, Edition Saint-​Augustin Saint Maurice – D’après le texte fran­çais des A. A. S., XXXIX, 1947, p. 414.

Notes de bas de page
  1. Saint Vincent de Paul a fon­dé en 1625 les Prêtres de la Mission (qu’on appelle ordi­nai­re­ment Lazaristes) dont la maison-​mère est à Paris, 95, rue de Sèvres. On compte 4700 reli­gieux pro­fès. Et en 1646, les Filles de la Charité, qui sont aujourd’hui au nombre de 40 000 répar­ties dans plus de 3500 mai­sons. La maison-​mère en est 140, rue du Bac, à Paris.[]
  2. L’association des Enfants de Marie a pour but d’honorer et de faire hono­rer Marie Immaculée par l’imitation de ses ver­tus, par­ti­cu­liè­re­ment de sa pure­té, de son humi­li­té, de son obéis­sance et de sa cha­ri­té. Elle comp­tait en France, en 1946, 1360 groupes réunis­sant près de 60 000 asso­ciées.[]
  3. Acta Apostolica in gra­tiam Congregationis Missionis, Parisiis 1876, pp. 253–254.[]