Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

20 et 21 juillet 1947

Homélie et discours à l'occasion de la canonisation de saint Louis-Marie Grignion de Monfort

Table des matières

Après la cano­ni­sa­tion de saint Louis-​Marie Grignion de Montfort, le Saint-​Père pro­non­ça l’ho­mé­lie sui­vante à la gloire de l’in­signe fils de Bretagne.

Homélie du 20 juillet 1947

D’après le texte latin des A. A. S., XXXIX, 1947, p. 330 ; tra­duc­tion fran­çaise de la Docu­mentation Catholique, t. XLIV, col. 1423.

Lorsque Louis-​Marie Grignion de Montfort, à qui Nous venons d’accorder, sous l’inspiration de la grâce divine, les hon­neurs suprê­mes de la sain­te­té, se ren­dit dans cette auguste ville de Rome pour y véné­rer dévo­te­ment le tom­beau du bien­heu­reux Pierre, il apprit de Notre pré­dé­ces­seur le pape Clément XI, d’heureuse mémoire, qu’il était des­ti­né non pas à prê­cher la véri­té évan­gé­lique aux nations étran­gères, comme il le dési­rait, mais plu­tôt à réta­blir les mœurs chré­tiennes au sein de sa propre patrie.

C’est pour­quoi, se sou­met­tant très volon­tiers à cette exhorta­tion, Louis-​Marie Grignion de Montfort revint en France et durant toute sa vie ne négli­gea rien afin de répondre par une éner­gique acti­vi­té apos­to­lique à l’invitation et au conseil du Souverain Pontife. Plusieurs fois, la plu­part du temps à pied, il par­cou­rut toutes les régions de la France ; pèle­rin apos­to­lique, il se ren­dit dans les villes, les bour­gades, les vil­lages et jusque dans les hameaux les plus recu­lés. Partout où par­vint ce pré­di­ca­teur de la divine véri­té et ce très zélé pro­mo­teur de la ver­tu fut obte­nu un très heu­reux renou­vel­le­ment de la vie chré­tienne : les dis­cordes sont apai­sées, les dif­fé­rends arran­gés, les haines éteintes, la foi réveillée revit, la cha­ri­té pro­duit les fruits salu­taires les plus abondants.

Les erreurs qui s’insinuaient ici et là, sou­vent cachées sous le masque de la véri­té, trou­vèrent en Louis-​Marie Grignion de Mont- fort un enne­mi vigou­reux et infa­ti­gable. Il com­bat­tit avec force cer­taines formes de pié­té peu légi­times qui étaient pro­pa­gées et qui par­fois même étaient contraires aux pré­ceptes de l’Eglise, ain­si qu’aux normes et exemples don­nés par des hommes vrai­ment saints. De cette façon, dans la mesure de ses forces, il obtint que l’intégrité de la doc­trine catho­lique fût sau­ve­gar­dée et que la reli­gion catho­lique éclai­rât non seule­ment les esprits, mais exer­çât une bien­fai­sante influence sur les mœurs pri­vées et publiques.

Le plan de per­fec­tion chré­tienne que Louis-​Marie Grignion de Montfort sui­vait pour lui-​même et qu’il pour­sui­vit jusqu’à son der­nier sou­pir, il le légua comme un héri­tage sacré aux deux Instituts reli­gieux qu’il fon­da. Si ces Instituts s’efforcent, comme ils le font, de mar­cher avec soin sur les traces de leur fon­da­teur ; si principa­lement, ils riva­lisent avec lui dans l’amour de Dieu et du pro­chain ; s’ils entre­tiennent à son exemple une dévo­tion ardente envers la Vierge Mère de Dieu ; s’ils imitent son humi­li­té, son amour de la pau­vre­té évan­gé­lique, son appli­ca­tion à une ardente prière, alors ils pour­ront sans aucun doute, comme leur père fon­da­teur et légis­la­teur pour­voir par­fai­te­ment à leur propre salut et à celui du prochain.

Nous croyons inutile d’exhorter, à l’occasion de cet heu­reux évé­nement, sa famille reli­gieuse à réa­li­ser ce que Nous venons d’indi­quer : en effet les faits eux-​mêmes parlent. Nous aimons mieux faire connaître dans les grandes lignes et briè­ve­ment par quel moyen Louis-​Marie Grignion de Montfort a pu rame­ner au divin Rédemp­teur une si grande mul­ti­tude d’hommes, entre­prendre, mis­sion­naire infa­ti­gable, tant de voyages, sur­mon­ter tant d’obstacles venant des choses et des hommes et, sur­tout, ame­ner à répa­rer leurs fautes et à s’amender tant d’âmes endur­cies dans leurs vices.

Toutes ces choses, Vénérables Frères et chers fils, on les com­prend faci­le­ment si on consi­dère l’amour dont Louis-​Marie Grignion de Montfort était tout embra­sé pour le Christ, ain­si que sa dévo­tion ardente, constante et éclai­rée envers la Mère de Dieu. Dieu lui était tout. C’est pour­quoi, il n’avait rien plus à cœur, rien de plus agréable et de plus doux que de le voir, de le consi­dé­rer, de l’aimer dans toutes choses. Il dési­rait se consa­crer tout entier à accom­plir sa volon­té, à aug­men­ter sa gloire. Quand il prê­chait aux foules, la cha­ri­té qui le brû­lait inté­rieu­re­ment rayon­nait tel­le­ment dans ses ins­truc­tions lumi­neuses et dans les éclairs de ses images, qu’il atti­rait comme par un mou­ve­ment impé­tueux toutes les âmes à lui et, se les sen­tant atta­chées, les fai­sait reve­nir et d’une cer­taine façon les pous­sait de l’erreur à la véri­té, du vice à la péni­tence, de l’indiffé­rence et du dégoût des choses célestes à un amour salu­taire et à la pra­tique sérieuse de la vertu.

Donc, il n’y a pas que ceux qui ont été admis dans les Instituts reli­gieux fon­dés par lui qui aient beau­coup à apprendre et à imi­ter de leur fon­da­teur : tous les chré­tiens aus­si, à l’époque actuelle sur­tout, alors que la foi catho­lique s’affaiblit, que les mœurs sont très relâ­chées ou même per­dues et que les dis­cordes s’élèvent de tout côté por­tant un grave pré­ju­dice à la socié­té, et que, comme il convien­drait cepen­dant, ni le devoir ne les bride et les arrête, ni la cha­ri­té ne les adou­cît, ne les apaise et ne les règle.

Plaise à Dieu que la figure si lumi­neuse et si douce de ce saint du ciel réap­pa­raisse devant les yeux et dans l’esprit de tous les hommes, qu’elle leur enseigne de nou­veau qu’ils ne sont pas nés pour la terre mais pour le ciel ! Dès lors, qu’elle les excite à suivre les pré­ceptes chré­tiens, à obte­nir la concorde fra­ter­nelle, à acqué­rir enfin comme un orne­ment cette ver­tu par laquelle ils pour­ront un jour avec le secours de la grâce divine jouir dans le ciel du bon­heur éter­nel. Ainsi soit-il.

Le lun­di 21 juillet, len­de­main de la cano­ni­sa­tion de saint Louis- Marie Grignion de Montfort, le Souverain Pontife reçut en audience la foule des pèle­rins venus à Rome pour cette cir­cons­tance, de France sur­tout, et leur rap­pe­la en un long dis­cours ce que furent la vie, les œuvres et les ver­tus de ce grand apôtre du Poitou, de la Bretagne et de la Vendée. Les deux familles reli­gieuses fon­dées par saint Louis-​Marie, les Missionnaires de la Compagnie de Marie et les Filles de la Sagesse étaient natu­rel­le­ment repré­sen­tées par leurs Supérieurs géné­raux et de nom­breuses délégations.

Discours aux pèlerins à l’occasion de la canonisation de saint Louis-​Marie Grignion de Montfort, le 21 juillet 1947

D’après le texte fran­çais des A. A, S., XXXIX, 1947, p. 408.

Soyez les bien­ve­nus, chers fils et chères filles, accou­rus en grand nombre pour assis­ter à la glo­ri­fi­ca­tion Je Louis-​Marie Grignion de Montfort, l’humble prêtre bre­ton du siècle de Louis XIV, dont la courte vie, éton­nam­ment labo­rieuse et féconde, mais sin­gu­liè­re­ment tour­men­tée, incom­prise des uns, exal­tée par les autres, l’a posé devant le monde « en signe de contra­dic­tion », in signum, cui con­tradicetur (Luc, II, 34). Réformant sans y pen­ser l’appréciation des contem­po­rains, la pos­té­ri­té l’a ren­du popu­laire, mais par-​dessus encore le ver­dict des hommes, l’autorité suprême de l’Eglise vient de lui décer­ner les hon­neurs des saints.

Un fils de Bretagne à la ténacité persévérante.

Salut d’abord à vous, pèle­rins de Bretagne et du lit­to­ral de l’Océan. Vous le reven­di­quez comme vôtre et il est vôtre en effet.

Breton par sa nais­sance et par l’éducation de son ado­les­cence, il est res­té bre­ton de cœur et de tem­pé­ra­ment à Paris, dans le Poitou et dans la Vendée ; il le res­te­ra par­tout et jusqu’au bout, même dans ses can­tiques de mis­sion­naire, où par une pieuse indus­trie, qui réussi­rait peut-​être moins heu­reu­se­ment à une époque plus cri­tique et volon­tiers gouailleuse, il adap­tait des paroles reli­gieuses aux airs popu­laires de son pays. Breton, il l’est par sa pié­té, sa vie très inté­rieure, sa sen­si­bi­li­té très vive, qu’une déli­cate réserve, non exempte de quelques scru­pules de conscience, fai­sait prendre par des jeunes gens pri­me­sau­tiers, et par quelques-​uns même de ses supé­rieurs, pour gau­che­rie et sin­gu­la­ri­té. Breton, il l’est par sa droi­ture inflexible, sa rude fran­chise que cer­tains esprits plus com­plai­sants, plus assou­plis, trou­vaient exa­gé­rée et taxaient avec humeur d’absolutisme et d’in­transigeance.

C’est en l’épiant mali­cieu­se­ment à son insu, en le voyant et en l’entendant trai­ter avec les petits et les pauvres, ensei­gner les humbles et les igno­rants, que plus d’un décou­vrit avec sur­prise, sous l’écorce un peu rugueuse d’une nature qu’il mor­ti­fiait et qu’il for­geait héroï­quement, les tré­sors d’une riche intel­li­gence, d’une inépui­sable cha­ri­té, d’une bon­té déli­cate et tendre.

On a cru par­fois pou­voir l’opposer à saint François de Sales, prou­vant ain­si qu’on ne connais­sait guère que super­fi­ciel­le­ment l’un et l’autre. Différents, certes, ils le sont, et voi­là bien de quoi dis­si­per le pré­ju­gé qui porte à voir dans tous les saints autant d’exemplaires iden­tiques d’un type de ver­tu, tous cou­lés dans un même moule ! Mais on semble igno­rer com­plè­te­ment la lutte par laquelle François de Sales avait adou­ci son carac­tère natu­rel­le­ment aigre, et l’exquise dou­ceur avec laquelle Louis-​Marie secou­rait et ins­trui­sait les humbles. D’ailleurs, l’amabilité enjouée de l’évêque de Genève ne l’a pas plus que l’austérité du mis­sion­naire bre­ton mis à l’abri de la haine et des per­sé­cu­tions des cal­vi­nistes et des jan­sé­nistes et, d’autre part, la rudesse fou­gueuse de l’un aus­si bien que la patience de l’autre au ser­vice de l’Eglise leur ont valu à tous les deux l’admiration et la dévo­tion des fidèles.

La carac­té­ris­tique propre de Louis-​Marie, par laquelle il est authen­tique bre­ton, c’est sa téna­ci­té per­sé­vé­rante à pour­suivre le saint idéal, l’unique idéal de toute sa vie : gagner les hommes pour les don­ner à Dieu. A la pour­suite de cet idéal, il a fait concou­rir toutes les res­sources qu’il tenait de la nature et de la grâce, si bien qu’il fut en véri­té sur tous les ter­rains – et avec quel suc­cès ! – l’apôtre par excel­lence du Poitou, de la Bretagne et de la Vendée ; on a pu même écrire naguère, sans exa­gé­ra­tion, que « la Vendée de 1793 était l’œuvre de ses mains ».

Modèle des prêtres et de ses fils et filles.

Salut à vous, prêtres de tous les rangs et de tous les minis­tères de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique, qui por­tez tous dans le cœur ce sou­ci, cette angoisse, cette « tri­bu­la­tion », dont parle saint Paul (II Cor., I, 8) et qui est aujourd’hui presque par­tout le par­tage des prêtres dignes de leur beau nom de pas­teurs d’âmes. Votre regard, comme celui de mil­liers de vos frères dans le sacer­doce, se lève avec fier­té vers le nou­veau saint et puise en son exemple confiance et entrain. Par la haute conscience qu’il avait de sa voca­tion sacer­do­tale et par son héroïque fidé­li­té à y cor­res­pondre, il a fait voir au monde le vrai type, sou­vent si peu et si mal connu, du prêtre de Jésus- Christ et ce qu’un tel prêtre est capable de réa­li­ser pour la pure gloire de Dieu et pour le salut des âmes, pour le salut même de la socié­té, dès lors qu’il y consacre sa vie tout entière, sans réserve, sans condi­tion, sans ména­ge­ment, dans le plein esprit de l’Evangile. Regardez-​le, ne vous lais­sez pas impres­sion­ner par des dehors peu flat­teurs : il pos­sède la seule beau­té qui compte, la beau­té d’une âme illu­mi­née, embra­sée par la cha­ri­té ; il est pour vous un modèle émi­nent de ver­tu et de vie sacerdotale.

Salut à vous, membres des familles reli­gieuses dont Louis-​Marie Grignion de Montfort a été le fon­da­teur et le père. Vous n’étiez, de son vivant et lors de sa mort pré­ma­tu­rée, qu’un imper­cep­tible grain de fro­ment, mais caché dans son cœur comme au sein d’une terre fer­tile, mais gon­flé du suc nour­ri­cier de sa sur­hu­maine abnéga­tion, de ses mérites sur­abon­dants, de son exu­bé­rante sain­te­té. Et voi­ci que la semence a ger­mé, gran­di, qu’elle s’est déve­lop­pée et pro­pa­gée au loin, sans que le vent de la révo­lu­tion l’ait des­sé­chée, sans que les per­sé­cu­tions vio­lentes ou les tra­cas­se­ries légales aient pu l’étouffer.

Chers fils et chères filles, res­tez fidèles au pré­cieux héri­tage que vous a légué ce grand saint ! Héritage magni­fique et digne auquel vous conti­nuez comme vous l’avez fait jusqu’à pré­sent à dévouer, à sacri­fier sans comp­ter vos forces et votre vie ! Montrez-​vous les héri­tiers de son amour si tendre pour les humbles du plus petit peu­ple, de sa cha­ri­té pour les pauvres, vous sou­ve­nant qu’il s’arrachait le pain de la bouche pour les nour­rir, qu’il se dépouillait de ses vête­ments pour cou­vrir leur nudi­té, les héri­tiers de sa sol­li­ci­tude pour les enfants, les pri­vi­lé­giés de son cœur comme ils l’étaient du cœur de Jésus.

La cha­ri­té ! Voilà le grand, disons le seul secret des résul­tats sur­prenants de la vie si courte, si mul­tiple et si mou­ve­men­tée de Louis-​Marie Grignion de Montfort. La cha­ri­té ! Voilà pour vous aus­si, soyez-​en inti­me­ment per­sua­dés, la force, la lumière, la béné­diction de votre exis­tence et de toute votre activité.

Salut enfin à vous aus­si, pèle­rins accou­rus de divers pays et appa­rem­ment bien dif­fé­rents les uns des autres, mais dont l’amour envers Marie fait l’unité, parce que, tous, vous voyez en celui que vous êtes venus hono­rer le guide qui vous amène à Marie et de Marie à Jésus. Tous les saints, assu­ré­ment, ont été grands ser­vi­teurs de Marie et tous lui ont conduit les âmes ; il est incon­tes­ta­ble­ment un de ceux qui ont tra­vaillé le plus ardem­ment et le plus effi­ca­ce­ment à la faire aimer et servir.

La Croix de Jésus, la Mère de Jésus, tels sont les deux pôles de sa vie per­son­nelle et de son apos­to­lat. Et voi­là com­ment cette vie en sa briè­ve­té, fut pleine, com­ment cet apos­to­lat, exer­cé en Vendée, en Poitou, en Bretagne durant à peine une dou­zaine d’années, se per­pé­tue depuis déjà plus de deux siècles et s’étend sur bien des régions. C’est que la sagesse, cette sagesse à la conduite de laquelle il s’était livré, a fait fruc­ti­fier ses labeurs et a cou­ron­né ses tra­vaux que la mort n’avait qu’apparemment inter­rom­pus : com­ple­vit labores illius (Sag., X, 10). L’œuvre est toute de Dieu, mais elle porte aus­si sur elle l’empreinte de celui qui en fut le fidèle coopé­ra­teur. Ce n’est que jus­tice de la discerner.

Ses dons naturels.

Notre œil, presque ébloui par la splen­deur de la lumière qui émane de la figure de notre saint, a besoin, pour ain­si dire, d’en ana­ly­ser le rayon­ne­ment. Il se pose d’abord sur les dons natu­rels, plus exté­rieurs, et il a la sur­prise de consta­ter que la nature n’avait pas été vis-​à-​vis de lui aus­si avare qu’il a pu sem­bler à pre­mière vue. Louis-​Marie n’offrait pas, c’est vrai, le charme de traits agréables qui conquièrent sou­dain la sym­pa­thie, mais il jouis­sait, avan­tages en réa­li­té bien plus appré­ciables, d’une vigueur cor­po­relle qui lui per­met­tait de sup­por­ter de grandes fatigues dans son minis­tère de mis­sion­naire et de se livrer quand même à de rudes et très rudes péni­tences. Sans s’amuser à éblouir son audi­toire par les faciles arti­fices du bel esprit, par les fan­tas­ma­go­ries d’une élé­gance recher­chée et sub­tile, il savait mettre à la por­tée des plus simples le tré­sor d’une théo­lo­gie solide et pro­fonde – en quoi il excel­lait – et qu’il mon­nayait de manière à éclai­rer et convaincre les intel­li­gences, à émou­voir les cœurs, à secouer les volon­tés avec une force de per­suasion qui abou­tis­sait aux cou­ra­geuses et effi­caces réso­lu­tions. Grâce à son tact, à la finesse de sa psy­cho­lo­gie, il pou­vait choi­sir et doser ce qui conve­nait à cha­cun, et s’il avait, par abné­ga­tion et pour être plus entiè­re­ment aux études et à la pié­té, renon­cé aux beaux-​arts pour les­quels il avait beau­coup de goût et de remar­quables disposi­tions, il avait gar­dé les richesses d’imagination et de sen­si­bi­li­té dont son âme d’artiste savait user pour pro­duire dans les esprits l’image du modèle divin. Toutes qua­li­tés humaines, sans doute, mais dont il s’aidait pour conduire les pécheurs au repen­tir, les justes à la sain­teté, les errants à la véri­té, conqué­rant à l’amour du Christ les cœurs des­sé­chés par le souffle gla­cé et aride de l’égoïsme.

Sa vie d’union avec Dieu.

Incomparablement plus que sa propre acti­vi­té humaine, il met­tait en jeu le concours divin qu’il atti­rait par sa vie de prière. Toujours en mou­ve­ment, tou­jours en contact avec les hommes, il était en même temps tou­jours recueilli, tou­jours livré à l’intimité divine, lut­tant, pour ain­si dire, contre la jus­tice sévère de Dieu pour obte­nir de sa misé­ri­corde les grâces capables de vaincre l’obstination des plus endur­cis ; il sem­blait, comme le patriarche en lutte contre l’ange, répé­ter sans cesse la prière irré­sis­tible : “Je ne vous lais­se­rai point que vous ne m’ayez béni » (Gen., XXXII, 27).

Il n’ignorait pas non plus que sans la péni­tence, l’abnégation, la mor­ti­fi­ca­tion conti­nuelle, la prière toute seule ne suf­fit pas à vaincre l’esprit du mal : in ora­tione et ieiu­nio (Marc, IX, 29). Et notre mis­sion­naire joi­gnait aux fatigues des plus intré­pides apôtres les saintes cruau­tés des plus aus­tères ascètes. N’a‑t-il pas obser­vé presque à la lettre la consigne don­née par le Maître à ses envoyés : « N’emportez rien pour le voyage, ni bâton, ni pain, ni sac, ni argent et n’ayez point deux tuniques » (Luc, IX, 3) ? La seule sou­tane usée et rapié­cée qu’il por­tait sur lui était si pauvre que les men­diants qui le ren­con­traient se croyaient en devoir de l’assister de leurs aumônes.

Crucifié lui-​même, il était en droit de prê­cher avec auto­ri­té le Christ cru­ci­fié (cf. I Cor., I, 23). Partout, envers et contre tous, il éri­geait des cal­vaires et il les réédi­fiait avec une indé­fec­tible patience, lorsque l’esprit du siècle, inimi­cus cru­cis Christi (cf. Phil., III, 18), les avait fait abattre. Il tra­çait moins un pro­gramme de vie qu’il ne pei­gnait son propre por­trait dans sa lettre « aux Amis de la Croix » : « Un homme choi­si de Dieu entre dix mille qui vivent selon les sens et la seule rai­son, pour être un homme tout divin, éle­vé au- des­sus de la rai­son et tout oppo­sé aux sens, par une vie et lumière de pure foi et un amour ardent pour la Croix ».

Son grand secret : sa dévotion à Marie,

Le grand res­sort de tout son minis­tère apos­to­lique, son grand secret pour atti­rer les âmes et les don­ner à Jésus, c’est la dévo­tion à Marie. Sur elle il fonde toute son action ; en elle est toute son assu­rance, et il ne pou­vait trou­ver arme plus effi­cace à son époque. A l’austérité sans joie, à la sombre ter­reur, à l’orgueilleuse dépres­sion du jan­sé­nisme, il oppose l’amour filial, confiant, ardent, affec­tif et effec­tif du dévot ser­vi­teur de Marie envers celle qui est le refuge des pécheurs, la Mère de la divine grâce, notre vie, notre dou­ceur, notre espé­rance. Notre avo­cate aus­si ; avo­cate qui pla­cée entre Dieu et le pécheur est toute occu­pée à invo­quer la clé­mence du juge pour flé­chir sa jus­tice, à tou­cher le cœur du cou­pable pour vaincre son obs­ti­na­tion. Dans sa convic­tion et son expé­rience de ce rôle de Marie, le mis­sion­naire décla­rait avec sa pit­to­resque sim­pli­ci­té que « jamais pécheur ne lui a résis­té, une fois qu’il lui a mis la main au col­let avec son rosaire ».

Encore faut-​il qu’il s’agisse d’une dévo­tion sin­cère et loyale. Et l’auteur du Traité de la vraie dévo­tion à la Sainte Vierge dis­tingue en traits pré­cis celle-​ci d’une fausse dévo­tion plus ou moins supers­titieuse, qui s’autoriserait de quelques pra­tiques exté­rieures ou de quelques sen­ti­ments super­fi­ciels pour vivre à sa guise et demeu­rer dans le péché comp­tant sur une grâce mira­cu­leuse de la der­nière heure.

La vraie dévo­tion, celle de la tra­di­tion, celle de l’Eglise, celle, dirions-​Nous, du bon sens chré­tien et catho­lique, tend essentielle­ment vers l’union à Jésus, sous la conduite de Marie. Forme et prati­que de cette dévo­tion peuvent varier sui­vant les temps, les lieux, les incli­na­tions per­son­nelles. Dans les limites de la doc­trine saine et sûre, de l’orthodoxie et de la digni­té du culte, l’Eglise laisse à ses enfants une juste marge de liber­té. Elle a d’ailleurs conscience que la vraie et par­faite dévo­tion envers la Sainte Vierge n’est point tel­le­ment liée à ces moda­li­tés qu’aucune d’elles puisse en reven­di­quer le monopole.

Et voi­là pour­quoi, chers fils et chères filles. Nous sou­hai­tons ardem­ment que, par-​dessus les mani­fes­ta­tions variées de la pié­té envers la Mère de Dieu, Mère des hommes, vous pui­siez tous dans le tré­sor des écrits et des exemples de notre saint ce qui a fait le fond de sa dévo­tion mariale ; sa ferme convic­tion de la très puis­sante inter­ces­sion de Marie, sa volon­té réso­lue d’imiter autant que pos­sible les ver­tus de la Vierge des vierges, l’ardeur véhé­mente de son amour pour elle et pour Jésus.

Avec l’intime confiance que la Reine des cœurs vous obtien­dra de l’Auteur de tout bien cette triple faveur, Nous vous don­nons en gage, à vous, à tous ceux qui vous sont chers, à tous ceux qui se recom­mandent du patro­nage de saint Louis-​Marie Grignion de Montfort et qui l’invoquent en union avec vous, Notre Bénédiction apostolique.

Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, année 1947, Édition Saint-​Augustin Saint-Maurice.

17 mai 1925
Prononcée à la canonisation solennelle de la Bienheureuse Thérèse de l'Enfant-Jésus
  • Pie XI