Pie XII

260ᵉ pape ; de 1939 à 1958

8 juillet 1942

Discours aux jeunes époux

Les méfaits de l’amour désordonné de soi-même.

Table des matières

Ce dis­cours fait suite à celui du 17 juin sur « les enne­mis de l’union indissoluble » :

II. – Les méfaits de l’amour désordonné de soi-même.

Combien Nous est agréable, chers jeunes mariés, votre pré­sence en ce lieu ! Vous venez, avec la même joie et la même dévo­tion que tant de foules avant vous, rece­voir de Nos lèvres le salut et les vœux du Père, et sa Bénédiction apos­to­lique pour la route de votre vie nou­velle. Et vous êtes venus après avoir consa­cré et confié vos familles nais­santes à l’amour infi­ni du Cœur de Jésus, à cet amour qui répand la force et la grâce, à cet amour qui res­pire l’humilité et la dou­ceur, à cet amour tout divin qui a la puis­sance d’ennoblir et de sanc­ti­fier l’amour humain, la puis­sance de don­ner à votre mutuelle affec­tion, pure­té, pro­fon­deur, inébran­lable constance.

Dans la der­nière audience aux jeunes époux, Nous avons par­lé de l’amour désor­don­né de soi-​même, de cet amour qu’il faut bien dis­tin­guer de l’amour de soi-​même légi­time et salu­taire, et dans lequel nous avons dénon­cé un enne­mi de l’indissoluble union du mariage chré­tien ; aujourd’hui, Nous Nous pro­po­sons de vous en mon­trer avec plus de détails les mal­fai­sants agis­se­ments, en si tran­chante oppo­si­tion par ses mes­quines exi­gences, par ses mesqui­nes tyran­nies, par ses mes­quines cruau­tés, avec cette géné­reuse bon­té, cette dou­ceur et humi­li­té de cœur, ces sublimes ver­tus que Jésus vous presse si vive­ment d’apprendre et d’imiter.

Contre les mesquines exigences de l’égoïsme, apprenez de Jésus la générosité

Mesquines exi­gences de l’égoïsme. L’amour-propre semble dor­mir aus­si long­temps que les autres mettent leur pen­sée et leur soin, par devoir ou pure bon­té, à en satis­faire les convoi­tises, les aspi­ra­tions et les besoins. Souvent, sans presque y faire atten­tion, les futurs époux ont vécu l’un et l’autre, jusqu’à leur mariage, du tra­vail de leur père et des soins de leur mère, tran­quille­ment habi­tués qu’ils étaient dès leur bas âge et même au temps de leur ado­les­cence à comp­ter sur leurs parents et sur les autres per­sonnes de la mai­son. Mais voi­là que main­te­nant l’un et l’autre doivent s’oublier un peu soi-​même pour se dévouer au bien de leur com­mu­nau­té. Alors on com­mence à com­prendre ce qu’il en coû­tait de tra­vaux et de fatigues à son père, quelle inces­sante abné­ga­tion ani­mait le dévoue­ment de sa mère, et avec quelle faci­li­té celui qui écou­te­rait la nature égoïste lais­se­rait aux autres le soin et le sou­ci de pen­ser à tout. Ne voyez-​vous point que c’est là le che­min par où s’insinue dans l’amour vrai l’amour désor­don­né de soi-​même ? Ce n’est encore là qu’une légère fêlure dans l’amour, mais déjà elle l’entame. Apprenez du Cœur de Jésus la géné­ro­si­té dans le sacri­fice, cette géné­ro­si­té qui bride les exi­gences de l’amour-propre par la com­plai­sance et cour­toi­sie de l’affection.

… contre ses mesquines tyrannies, l’humilité

Mesquines tyran­nies de l’égoïsme. S’il n’y a que l’amour vrai qui conduise à une noble et pro­fonde com­mu­nau­té de sen­ti­ments, l’amour-propre, lui, fait consis­ter cette confor­mi­té dans la pleine sou­mis­sion et subor­di­na­tion de l’autre par­tie à ses goûts à lui et à ses propres répu­gnances. Il le remarque si peu lui-​même que dans le désir de faire quelque cadeau ou plai­sir il consul­te­ra plu­tôt ses pré­fé­rences per­son­nelles que celles de celui ou de ceux qu’il entend conten­ter. Les échanges de vues, qui élar­gi­raient l’horizon de l’un et l’autre, conduisent aux dis­cus­sions, et les dis­cus­sions cèdent bien­tôt la place aux défi­ni­tives sen­tences de l’amour-propre tyran­nique ; et pour­tant la légère fêlure du début sem­blait lais­ser la sur­face par­fai­te­ment lisse. L’humilité de Jésus vous appren­dra à vaincre l’orgueilleuse préten­tion de domi­ner en tout et jusque dans les petites contes­ta­tions et pré­fé­rences, et ce ne sera pas là une médiocre vic­toire sur l’amour-propre.

… contre ses mesquines cruautés, la douceur.

Mesquines cruau­tés de l’égoïsme. Nul n’est par­fait ici-​bas. Sou­vent l’amour est aveugle durant le temps des fian­çailles : il ne voyait pas les défauts ou les pre­nait pour des ver­tus. Mais l’amour-propre est tout yeux : il observe et découvre, quand même il n’a nul­le­ment à en souf­frir, les plus légères imper­fec­tions, les plus inof­fen­sives bizar­re­ries du conjoint. Pour peu qu’elles lui déplaisent ou sim­ple­ment qu’elles le gênent, il les relève aussi­tôt par un regard dou­ce­ment iro­nique, puis par une parole légè­rement piquante, peut-​être par une cin­glante raille­rie en pré­sence d’autres per­sonnes. Il est seul à soup­çon­ner si peu quel dard il lance, quelle bles­sure il ouvre ; mais lui, il s’irrite dès que les autres, même sans dire un mot, s’aperçoivent de ses défauts, si péni­bles qu’ils soient à autrui. Simple fêlure encore ? Ce ne sont certes pas là ces cour­toises et douces manières dont le Cœur de Jésus nous donne l’exemple, lui qui, dans son patient amour, nous par­donne tant de choses à nous-mêmes.

La tragique guerre de l’égoïsme.

Si l’égoïsme ne domine que dans un cœur, l’autre en garde une secrète bles­sure dans sa pro­fonde et docile ver­tu. Mais deux égoïsmes en viennent-​ils à se dres­ser l’un contre l’autre, c’est la tra­gique guerre, c’est l’entêtement farouche où s’incarne l’amour de soi et de son propre juge­ment. Oh ! que de sagesse dans les réflexions et les conseils de l’Imitation du Christ : « Plusieurs se recherchent secrè­tement dans ce qu’ils font, et ils l’ignorent. Ils semblent affer­mis dans la paix, lorsque tout va selon leurs dési­rs ; mais éprouvent-​ils des contra­dic­tions, aus­si­tôt ils s’émeuvent et tombent dans la tris­tesse… Appliquez-​vous à sup­por­ter patiem­ment les défauts et les infir­mi­tés des autres, quels qu’ils soient, parce qu’il y a aus­si bien des choses en vous que les autres ont à sup­por­ter… Nous aimons que les autres soient exempts de défauts, et nous ne cor­ri­geons pas les nôtres1. »

En soi, pour des époux qui unissent leurs vies, rien d’étonnant qu’il y ait des dif­fé­rences de tem­pé­ra­ment et de carac­tère, et elles ne leur causent aucune sur­prise lorsqu’ils les découvrent : elles res­tent dans les limites et les règles de la bonne entente. Aussi arrive-​t-​il que des carac­tères pour­tant divers s’allient et se com­plètent à mer­veille dans un mutuel per­fec­tion­ne­ment. Mais dès que l’un des conjoints ou l’un et l’autre refusent de céder en des choses futiles, en des ques­tions de pur goût, en des dési­rs tout à fait per­son­nels, c’est alors que com­mence le mal­heur. C’est déjà une fêlure : l’œil ne par­vient pas à la décou­vrir, mais, au moindre heurt, le vase ne rend plus le même son. La fêlure s’élargit ; les dis­putes se font plus fré­quentes et plus vives ; même si la rup­ture n’est pas encore con­sommée, il n’y a plus qu’une com­mu­nau­té tout exté­rieure, au lieu de cette union de deux vies qui gagne le fond des cœurs. Qu’en pen­se­ront, qu’en diront les enfants ? Les scènes dont ils sont témoins, quels ravages ne causeront-​elles pas dans leur âme et dans leur amour ! Et si la mai­son est déserte d’enfants, quel tour­ment que la vie des époux ! Qui peut voir ou pré­voir à quels résul­tats conduisent par­fois les mes­quines cruau­tés de l’amour-propre ?

Par votre renoncement généreux vous vaincrez l’amour-propre.

Les drames et les tra­gé­dies de cer­taines familles vous auront sans doute aver­tis, car l’histoire est le témoin des temps et la maî­tresse de la vie ; vous pres­sen­tez et vous pré­pa­rez dans vos cœurs le moyen de ne point tom­ber dans une erreur si fatale, vous vou­lez pré­ve­nir une si déplo­rable évo­lu­tion de votre amour, cou­ra­geux et fer­me­ment réso­lus que vous êtes à arrê­ter le mal et à le cou­per à sa racine, si par mal­heur vous le sen­tiez lever en vous. Quel est ce moyen et quelle est cette réso­lu­tion ? Cette réso­lu­tion et ce moyen, c’est de vous déci­der, c’est d’apprendre, dès aujourd’hui, à renon­cer à vous-​mêmes, à domi­ner et à domp­ter votre amour-​propre par un amour agis­sant, par un géné­reux esprit de sacri­fice, dans une union assi­due avec Dieu – secret qui ne paraît pas au-​dehors – et cela dans les grandes choses et dans les grandes contra­rié­tés autant que dans les petits inci­dents, ennuis, déplai­sirs et fatigues de la vie quo­ti­dienne, qui ne sont quel­que­fois pas moins ardus et pénibles à sup­por­ter. Conquérez l’habitude de la patience, du sup­port et du par­don mutuel, et vous devien­drez maîtres de votre amour-​propre ; la vic­toire rem­por­tée sur vous-​mêmes ne sera plus un renon­ce­ment, mais une acqui­si­tion. Alors, d’instinct, pour ain­si dire, et comme par un mou­ve­ment natu­rel, cha­cun de vous fera siens les juge­ments, les goûts, les incli­na­tions de son conjoint ; et ces juge­ments, ces goûts, ces incli­na­tions per­dront de leur tran­chant, se poli­ront, s’embelliront, s’enrichiront dans l’harmonie, au pro­fit des deux époux. Aucun d’eux n’y per­dra, et même il en résul­te­ra cette abon­dance de fruits qui naît de la col­la­bo­ra­tion, de cette col­la­bo­ra­tion dont nous avons naguère par­lé à un autre groupe de jeunes mariés.

Faites de joyeuses concessions mutuelles, mais jamais aux dépens de la loi divine.

Il est vrai que ces conces­sions, qui faci­litent dans la diver­si­té des carac­tères la com­mu­nau­té des pen­sées et des sen­ti­ments, ont leurs limites. Plaise à Dieu que vous n’ayez jamais à en faire la doulou­reuse expé­rience ! Ce sont des limites mar­quées par le devoir, la véri­té, la morale, par des inté­rêts sacrés. Nous fai­sons avant tout allu­sion, vous le com­pre­nez, à la sain­te­té du mariage, à la foi et à la pra­tique reli­gieuse, à la bonne édu­ca­tion des enfants. Y a‑t-​il conflit en ces matières, la fer­me­té devient une obli­ga­tion indis­cu­table. Mais si ces grands et solen­nels prin­cipes ne sont pas en jeu et que votre ver­tu vous ait ame­nés à faire joyeu­se­ment ces conces­sions réci­proques si utiles à la paix des foyers, il sera bien dif­fi­cile que naisse un conflit et il n’y aura pas lieu d’une intran­si­geante oppo­si­tion. Les occa­sions de conflits seront encore plus réduites, si, au lieu de se lais­ser séduire par des consi­dé­ra­tions toutes exté­rieures et secon­daires ou par des inté­rêts vul­gaires, si au lieu de s’en­gager à la légère et avec pré­ci­pi­ta­tion, les fian­cés ont pris avant le mariage le temps de se mieux connaître ; s’ils n’ont pas fer­mé l’oreille aux sages avis ; s’ils se sont assu­rés que les diver­gences de carac­tère dont Nous venons de par­ler n’étaient pas incom­pa­tibles. En de pareilles condi­tions, s’il venait à se mon­trer en l’un des époux quelque varia­tion ou alté­ra­tion, même légère, d’idées, de ten­dances, d’affection, le cœur de l’autre, par son dévoue­ment inal­té­rable, par sa patiente lon­ga­ni­mi­té, par ses atten­tions cour­toises et déli­cates, sau­ra aisé­ment rete­nir ou recon­duire dans l’union conju­gale l’esprit hési­tant et la volon­té chan­ce­lante de son conjoint. Le mari ver­ra en sa femme se déve­lop­per le sérieux et dis­pa­raître la fri­vo­li­té, et il n’oubliera pas avec les années le conseil du Prophète : « Ne sois point infi­dèle à la femme de ta jeu­nesse » (Mal., ii, 15). La femme ver­ra en son époux se raf­fer­mir la foi et la fidé­li­té non moins que l’affection et elle le gagne­ra à une dévo­tion solide et aimable. Ils riva­li­se­ront dans leurs dési­rs de rendre le foyer domes­tique pai­sible, gai et plai­sant, de sorte qu’ils ne son­ge­ront ni l’un ni l’autre à cher­cher ailleurs une com­pen­sa­tion, du repos ou des diver­tis­se­ments ; et l’amour-propre, source de tous les troubles, ne sera pas une menace pour l’ordre et la tran­quilli­té de la famille. Le Cœur de Jésus y régne­ra en sou­ve­rain et il en garan­ti­ra la vraie, l’intime, l’indestruc­tible féli­ci­té. Puisse votre union et votre amour por­ter leurs fruits, chers jeunes époux, puisse une fré­tillante cou­ronne d’enfants, tels les rameaux de l’olivier, entou­rer votre table ! C’est le vœu pater­nel que Notre âme pré­sente à Dieu avec effu­sion, tan­dis que Nous vous don­nons de tout cœur Notre Bénédiction apostolique.

Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, année 1942, Édition Saint-​Augustin Saint-​Maurice. – D’après le texte ita­lien de Discorsi e Radiomessaggi, t. IV, p. 133 ; cf. la tra­duc­tion fran­çaise des Discours aux jeunes époux, t. II, p. 172.

  1. L. I, chap. XIV et XVI. []