Léon XIII

256ᵉ pape ; de 1878 à 1903

28 mai 1902

Lettre encyclique Miræ caritatis

Sur la Très Sainte Eucharistie

À nos véné­rables frères les Patriarches, Primats, Archevêques, Évêques et autres ordi­naires en paix et com­mu­nion avec le Siège Apostolique,

Léon XIII, Pape

Vénérables frères, salut et béné­dic­tion apostolique

Les exemples d’admirable cha­ri­té pour le salut des hommes que Notre-​Seigneur Jésus-​Christ Nous a don­nés d’une façon si émi­nente ont été jusqu’à pré­sent, en rai­son de la sain­te­té de Notre minis­tère, et seront jusqu’à Notre der­nier sou­pir, avec le secours de Jésus-​Christ, l’objet de Notre étude et de Notre imi­ta­tion. Dans ces temps si vio­lem­ment hos­tiles à la véri­té et à la jus­tice, Nous n’avons jamais ces­sé autant qu’il était en Nous — et Notre très récente Lettre apos­to­lique en est une nou­velle preuve — par Nos ensei­gne­ments, Nos aver­tis­se­ments, Nos actes, de prendre toutes les mesures qui nous parais­saient les plus effi­caces soit pour re­pousser la conta­gion de mul­tiples erreurs, soit pour rani­mer la vigueur de la vie chré­tienne. Parmi ces actes, il en est deux de date plus récente, étroi­te­ment liés l’un à l’autre et dont le sou­venir Nous console bien à pro­pos au milieu de tant de causes de tris­tesse qui Nous accablent. Le pre­mier, c’est que Nous avons jugé très salu­taire de consa­crer par une solen­ni­té spé­ciale le genre humain tout entier au Cœur sacré du Christ Rédempteur ; le second, c’est que Nous avons très vive­ment exhor­té tous les chré­tiens à s’attacher à Celui-​là même qui, soit pour les indi­vi­dus, soit pour la socié­té, est divi­ne­ment la voie, la véri­té et la vie.

Et main­te­nant, cette même cha­ri­té apos­to­lique, veillant sur les des­ti­nées de l’Eglise, Nous engage et en quelque sorte Nous pousse à don­ner à Nos des­seins déjà réa­li­sés leur per­fec­tion­ne­ment, c’est-à-dire à recom­man­der d’une façon plus ins­tante au peuple chré­tien la dévo­tion à la Très Sainte Eucharistie, ce don très divin sor­ti du plus intime du Cœur de ce même Rédempteur qui dési­ra d’un vif désir cette union toute spé­ciale avec les hommes, don sur­tout des­tiné à répandre sur eux les fruits très salu­taires de sa rédemp­tion. D’ailleurs, dans ce même ordre d’idées, de Notre auto­ri­té et gui­dé par la même sol­li­ci­tude, Nous avons déjà pris diverses mesures. Il Nous est doux de rap­pe­ler entre autres que Nous avons confir­mé de Notre appro­ba­tion et enri­chi de pri­vi­lèges les nom­breux Insti­tuts et Associations consa­crés à l’adoration per­pé­tuelle de la divine Hostie, que Nous avons tra­vaillé à ce que des Congrès eucharis­tiques se tinssent avec la solen­ni­té conve­nable et un égal pro­fit ; que Nous avons don­né à ces œuvres et à celles qui ont le même but, comme patron céleste, Paschal Baylon, remar­quable par sa dévo­tion envers le mys­tère eucharistique.

C’est pour­quoi, Vénérables Frères, il Nous plaît de vous entre­tenir de quelques points tou­chant ce même mys­tère, pour la défense et la gloire duquel l’Eglise a constam­ment exer­cé son zèle, de célèbres mar­tyrs ont ver­sé leur sang, la science et l’éloquence d’hommes d’élite ain­si que les divers arts ont si magni­fi­que­ment riva­li­sé. Notre but est de rendre plus évi­dente et plus sen­sible la ver­tu de l’Eucharistie et sur­tout sa très grande effi­ca­ci­té pour sub­venir aux néces­si­tés pré­sentes. Et puisque le Christ Notre-​Seigneur, sur la fin de sa vie mor­telle, lais­sa ce monu­ment de son amour immense envers les hommes et ce puis­sant secours pour la vie du monde [1], Nous qui sommes très proche du terme de Notre vie, Nous ne pou­vons rien sou­hai­ter de plus heu­reux que de pou­voir exci­ter et for­ti­fier dans toutes les âmes des sen­ti­ments de gra­ti­tude et de légi­time dévo­tion envers ce sacre­ment ado­rable, qui est à Nos yeux le gage prin­ci­pal de nos espé­rances et de la réa­li­sa­tion du salut et de la paix, objets des vœux inquiets de tous.

En Nous voyant esti­mer qu’il faut sur­tout pour­voir par de sem­blables remèdes et de tels appuis aux besoins d’un siècle si pro­fondément trou­blé et acca­blé de tant de misère, il se ren­con­tre­ra cer­tai­ne­ment des hommes qui s’étonneront, et qui peut-​être accueil­leront Nos paroles avec un inso­lent dédain. Cela pro­vient sur­tout de l’orgueil : quand ce vice pénètre dans les âmes, néces­sai­re­ment lan­guit en elles la foi chré­tienne, qui demande une sou­mis­sion très reli­gieuse de l’esprit ; et, dès lors, des ténèbres épaisses leur cachent les véri­tés divines, de sorte qu’à beau­coup s’applique cette parole : ils blas­phèment tout ce qu’ils ignorent [2]. Mais loin de Nous la pen­sée d’abandonner pour cela le des­sein que Nous avons conçu ; Nous déploie­rons au contraire un zèle beau­coup plus ardent à appor­ter la lumière aux fidèles bien inten­tion­nés, et à deman­der à Dieu dans une pieuse et fra­ter­nelle prière, par­don pour ceux qui tournent nos saints Mystères en dérision.

Connaître d’une foi intègre la ver­tu de la Très Sainte Eucharistie telle qu’elle est, c’est connaître telle qu’elle est l’œuvre que Dieu fait homme a, dans sa toute-​puissante misé­ri­corde, accom­plie en faveur du genre humain. Car la même foi qui nous oblige à con­fesser et à hono­rer le Christ comme le sou­ve­rain Auteur de notre salut qui, par sa sagesse, ses lois, ses ensei­gne­ments, ses exemples et l’effusion de son sang, a renou­ve­lé toutes choses, nous contraint éga­le­ment à le croire et à l’adorer ain­si réel­le­ment pré­sent dans l’Eucharistie où il demeure lui-​même très véri­ta­ble­ment jusqu’à la fin des temps au milieu des hommes, et en maître et pas­teur plein de bon­té, en inter­ces­seur tout-​puissant auprès de son Père, pour pui­ser en lui-​même et leur répar­tir avec une éter­nelle abon­dance les bien­faits de sa rédemption.

Qui consi­dé­re­ra atten­ti­ve­ment et reli­gieu­se­ment les bien­faits éma­nant de l’Eucharistie, com­pren­dra que le plus excellent et le plus émi­nent est celui qui contient tous les autres, quels qu’ils soient : c’est, en effet, de l’Eucharistie que se répand dans les hommes cette vie qui est la véri­table vie : Le pain que je don­ne­rai est ma chair pour la vie du monde [3].

Ce n’est pas de cette seule manière — Nous vous l’avons ensei­gné ailleurs, — que le Christ est la Vie, Lui qui a décla­ré que le but de sa venue par­mi les hommes était de leur appor­ter une véri­table abon­dance d’une vie plus qu’humaine : Je suis venu afin qu’ils aient la vie et qu’ils l’aient sur­abon­dam­ment [4]. Et, en effet, per­sonne ne l’ignore, dès que la bon­té et l’hu­ma­ni­té de Dieu notre Sauveur appa­rurent [5] sur la terre, il se fit sen­tir une cer­taine force créa­trice d’un ordre de choses tout nou­veau et se répan­dant dans toutes les veines de la socié­té civile et domes­tique. Dès lors, de nou­veaux rap­ports s’établirent entre l’homme et son sem­blable, de nou­velles lois régirent la socié­té et les indi­vi­dus, de nou­veaux devoirs furent impo­sés, les ins­ti­tu­tions, les sciences et les arts prirent un nou­vel essor ; mais ce qui est le prin­ci­pal, c’est que les cœurs et les esprits furent rame­nés à la véri­té de la reli­gion et à la pure­té des mœurs ; bien plus une vie toute céleste et toute divine nous fut communi­quée ; c’est ce que signi­fient assu­ré­ment ces expres­sions fréquem­ment rap­pe­lées dans la Sainte Ecriture : bois de vie, parole de vie, livre de vie, cou­ronne de vie, et en par­ti­cu­lier pain de vie.

La vie dont Nous par­lons a beau­coup de res­sem­blance avec la vie natu­relle de l’homme, et celle-​ci est entre­te­nue et for­ti­fiée par la nour­ri­ture ; celle-​là doit donc être sus­ten­tée et rani­mée par son ali­ment propre.

Il importe de rap­pe­ler ici en quel temps et de quelle manière le Christ nous a exhor­tés et ame­nés à rece­voir conve­na­ble­ment et digne­ment le pain de vie qu’il se pro­po­sait de nous don­ner. Lorsque se fut répan­due la nou­velle du miracle de la mul­ti­pli­ca­tion des pains, accom­pli sur les bords du lac de Tibériade pour ras­sa­sier la mul­titude, aus­si­tôt beau­coup affluèrent vers Lui, espé­rant peut-​être obte­nir pour eux-​mêmes un bien­fait sem­blable. Jésus pro­fi­ta de cette occa­sion, et de même qu’autrefois, à la Samaritaine qui lui deman­dait de lui tirer de l’eau du puits, Il avait Lui-​même ins­pi­ré la soif de l’eau qui jaillit pour la vie éter­nelle [6], de même il élève les âmes de cette mul­ti­tude avide afin de leur faire dési­rer avec plus d’ardeur cet autre pain qui demeure pour la rie éter­nelle [7].

« Mais ce pain, dit Jésus, pour­sui­vant son ensei­gne­ment, n’est pas cette manne céleste que vos pères, dans leur marche à tra­vers le désert, ont trou­vée toute pré­pa­rée ; il n’est même pas celui que, tout éton­nés, vous avez récem­ment reçu de moi ; mais je suis moi-​même ce pain : Je suis le pain de vie [8]. Et, pour les convaincre davan­tage de cette véri­té, il leur adresse cette invi­ta­tion et leur donne ce pré­cepte : Si quel­qu’un mange de ce pain, il vivra éternelle­ment ; et le pain que je don­ne­rai est ma chair pour la vie du monde [9]. Il leur prouve lui-​même ain­si l’importance de cet ordre : En véri­té, en véri­té, vous dis-​je, si vous ne man­gez la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez point la vie en vous [10].

Loin de nous donc cette erreur si répan­due et très per­ni­cieuse de ceux qui pensent que l’usage de l’Eucharistie doit être presque exclu­si­ve­ment réser­vé à ces hommes libres de tous sou­cis qu’on accuse d’avoir le cœur étroit, et qui dans un régime de vie plus reli­gieuse ne cher­che­raient que le repos. Ce bien, en dehors duquel rien n’est plus excellent, ni plus salu­taire, s’offre à tous indistinc­tement, quels que soient la condi­tion et le rang de cha­cun ; il appar­tient à tous ceux qui veulent (et il n’est per­sonne qui ne doive le vou­loir) entre­te­nir en eux la vie de la grâce, dont le terme est l’ac­quisition de la vie bien­heu­reuse avec Dieu.

Et plaise au ciel qu’ils se fassent une juste idée de la vie éter­nelle et qu’ils ne la perdent pas de vue, ceux-​là sur­tout dont le talent, l’activité, l’autorité, peuvent tant pour diri­ger les évé­ne­ments et les hommes. Mais, au contraire, Nous voyons, et Nous le déplo­rons, que la plu­part d’entre eux estiment avec orgueil avoir incul­qué au siècle comme une vie nou­velle et pros­père parce que, grâce à leur impul­sion, ils l’obligent à mar­cher à grands pas vers toutes sortes de pro­grès et de mer­veilles. En réa­li­té, de quelque côté qu’on dirige ses regards, on ver­ra la socié­té humaine, si elle s’éloigne de Dieu, au lieu de jouir de la tran­quilli­té qu’elle désire, en proie au contraire à l’angoisse et à l’agitation comme le malade tour­men­té par une fièvre brû­lante : pen­dant qu’elle aspire anxieu­sement à la pros­pé­ri­té en laquelle elle met son unique espoir, elle la voit dis­pa­raître et lui échap­per au moment où elle croit la pos­sé­der. Les hommes, en effet, et les Etats dépendent nécessaire­ment de Dieu, de sorte qu’ils ne peuvent vivre, ni se mou­voir, ni faire quelque bien, sinon en Dieu, par Jésus-​Christ, de qui ont décou­lé et découlent abon­dam­ment tous les biens les meilleurs et les plus précieux.

Or, la source et le prin­cipe de tous ces biens est sur­tout la sainte Eucharistie : celle-​ci entre­tient, for­ti­fie cette vie dont la pri­va­tion nous cause un si grand cha­grin, et accroît merveilleu­sement cette digni­té humaine dont on fait main­te­nant un si grand cas. En effet, quoi de plus grand et de plus dési­rable que de deve­nir, autant que pos­sible, par­ti­ci­pant et asso­cié de la nature divine ? Or, c’est pré­ci­sé­ment ce que le Christ nous accorde dans l’Eucharistie, par laquelle il s’attache et s’unit encore plus étroi­te­ment l’homme, éle­vé par la grâce jusqu’à la divi­ni­té. Il y a, en effet, cette diffé­rence entre l’aliment du corps et celui de l’âme que celui-​là se change en notre propre chair, tan­dis que celui-​ci nous change en lui ; et à ce pro­pos voi­ci ce que saint Augustin fait dire au Christ lui-​même : Tu ne me chan­ge­ras pas en toi comme la nour­ri­ture de ta chair, mais tu seras chan­gé en moi [11].

Grâce à ce sacre­ment très excellent, où appa­raît sur­tout com­ment les hommes sont éle­vés à la nature divine, ceux-​ci peuvent faire les plus grands pro­grès dans toutes les ver­tus de l’ordre surna­turel. Et tout d’abord dans la foi. De tout temps la foi a eu ses adver­saires : car, bien qu’elle élève l’esprit humain par la connais­sance des véri­tés les plus sublimes, tou­te­fois, comme elle tient cachée la nature de ces véri­tés qu’elle montre sur­pas­sant la nature, par cela même elle paraît rabais­ser les esprits. Autrefois, on atta­quait tan­tôt tel dogme de foi, tan­tôt tel autre : plus tard, cette guerre éten­dit beau­coup plus loin ses ravages, et, à l’heure pré­sente, on en est arri­vé à affir­mer qu’il n’existe abso­lu­ment rien de sur­na­tu­rel. Or, rien n’est plus apte à rame­ner dans les esprits la vigueur et la fer­veur de la foi que le mys­tère eucharis­tique, pro­pre­ment appe­lé le mys­tère de la foi : lui seul, par une spé­ciale abon­dance et varié­té de miracles, contient tout ce qui est au-​dessus de la nature : Le Seigneur clé­ment et misé­ri­cor­dieux a per­pétué le sou­ve­nir de ses mer­veilles : il a don­né une nour­ri­ture à ceux qui le craignent [12].

Si Dieu, en effet, a fait tout ce qui est au-​dessus de la nature, il l’a rap­por­té à l’Incarnation du Verbe, par laquelle devait s’opérer la res­tau­ra­tion et le salut du genre humain, selon le mot de l’a­pôtre : Il s’est pro­po­sé de res­tau­rer dans le Christ tout ce qui est dans le ciel et tout ce qui est sur la terre [13].

L’Eucharistie, au témoi­gnage des saints Pères, doit être consi­dérée comme une conti­nua­tion et une exten­sion de l’Incarnation : par elle, la sub­stance du Verbe incar­né est unie à cha­cun des nommes, et Je suprême sacri­fice du Calvaire est renou­ve­lé d’une manière admi­rable, selon cette pro­phé­tie de Malachie : En tout lieu est sacri­fiée et offerte à mon nom une obla­tion pure [14].

Ce miracle, le plus grand de tous en son genre, est accom­pa­gné de miracles innom­brables. Ici, toutes les lois de la nature sont sus­pendues : toute la sub­stance du pain et du vin est chan­gée en le Corps et le Sang du Christ ; les espèces du pain et du vin, ne conte­nant aucune réa­li­té, sont sou­te­nues par la puis­sance divine ; le corps du Christ se trouve pré­sent simul­ta­né­ment en autant de lieux qu’il y a de lieux où le sacre­ment s’ac­com­plit simul­ta­né­ment. Et pour obte­nir à l’égard d’un si grand mys­tère une plus grande sou­mission de la rai­son humaine, des miracles, accom­plis jadis et de nos jours, et dont il existe de remar­quables témoi­gnages publics en plus d’un lieu, lui viennent pour ain­si dire en aide et contri­buent à la gloire de l’Eucharistie. Ce sacre­ment, nous le voyons, entre­tient donc la foi, nour­rit l’esprit, détruit les sys­tèmes des rationa­listes, et nous montre sur­tout les splen­deurs de l’ordre surnaturel.

Néanmoins, l’affaiblissement de la foi aux véri­tés divines n’est pas uni­que­ment l’œuvre de l’orgueil dont Nous avons par­lé plus haut : il est dû aus­si à la dépra­va­tion du cœur. Car, si c’est un fait d’ex­pé­rience, que meilleures sont les mœurs d’un homme plus vive aus­si est son intel­li­gence, par contre, les plai­sirs de la chair émoussent les esprits : la pru­dence païenne l’a recon­nu et la sagesse divine l’a pré­dit [15]. Mais c’est sur­tout dans l’ordre des choses divines que les volup­tés char­nelles obs­cur­cissent la lumière de la foi, et même, par une juste répro­ba­tion de Dieu, l’éteignent. De nos jours, le désir insa­tiable de ces plai­sirs de la chair brûle tous les hommes, qui, même dès leur plus tendre jeu­nesse, res­sentent les effets de cette conta­gion mor­bide. Le remède à un mal si affreux se trouve dans l’Eucharistie. Son pre­mier effet est, en aug­men­tant la cha­ri­té, de répri­mer la pas­sion. Saint Augustin dit en effet : L’aliment de celle-​ci (de la cha­ri­té) est l’af­fai­blis­se­ment de la pas­sion, et sa per­fec­tion est l’ab­sence de pas­sion [16]. En outre, comme l’a ensei­gné saint Cyrille d’Alexandrie, la chair très chaste de Jésus com­prime l’in­solence de notre chair : Le Christ, en effet, exis­tant en nous, apaise la loi de la chair sévis­sant dans nos membres [17]. Bien plus, le fruit tout par­ti­cu­lier et très doux de l’Eucharistie est Celui que signi­fiait cette pro­phé­tie : Qu’y a‑t-​il de bon en lui (dans le Christ, et qu’y a‑t-​il de beau, si ce n’est le fro­ment des élus et le vin qui fait ger­mer les vierges ? [18] C’est-à-dire ce désir fort et constant de la sainte vir­gi­ni­té, qui, même en un siècle plon­gé dans les délices, fleu­rit dans l’Eglise catho­lique sur une éten­due de jour en jour plus vaste et avec une abon­dance tou­jours crois­sante. Partout on le sait bien, il est une source de pro­grès et de gloire pour la reli­gion et pour la société.

Voici un autre effet de ce sacre­ment : il for­ti­fie mer­veilleu­se­ment et l’espérance des biens immor­tels et la confiance dans le secours divin. En effet, le désir du bon­heur, natu­rel à toutes les âmes et inné en elles, est de plus en plus aigui­sé par la faus­se­té des biens ter­restres, par les injustes vio­lences d’hommes infâmes, enfin par toutes les autres dou­leurs phy­siques et morales. Or, l’auguste sacre­ment de l’Eucharistie est à la fois la cause et le gage du bon­heur et de la gloire, non pour l’âme seule, mais aus­si pour le corps. Car, tout en enri­chis­sant les âmes de l’abondance des biens célestes, il les inonde de joies très douces bien supé­rieures à ce qu’ima­ginent et espèrent les hommes : il les sou­tient dans l’adversité, leur donne des forces dans le com­bat pour la ver­tu, les garde pour la vie éter­nelle, et les y conduit en leur four­nis­sant en quelque sorte les vivres néces­saires au voyage.

Quant au corps fra­gile et sans force, cette divine Hostie lui com­mu­nique le germe de la résur­rec­tion future : le corps immor­tel du Christ lui infuse une semence d’immortalité qui, un jour, se lève­ra et por­te­ra ses fruits. Que cette double sorte de biens doive en résul­ter pour l’âme et pour le corps, l’Eglise l’a tou­jours ensei­gné confor­mé­ment à l’affirmation du Christ : Celui qui mange ma chair et boit mon sang, a la vie éter­nelle, et je le res­sus­ci­te­rai au der­nier jour [19].

Notre sujet nous amène à consi­dé­rer, et c’est pour nous d’un grand inté­rêt, que l’Eucharistie, ins­ti­tuée par Notre-​Seigneur comme un mémo­rial éter­nel de sa pas­sion, démontre au chré­tien la néces­si­té de s’amender effi­ca­ce­ment [20].

Jésus, en effet, a dit à ses pre­miers prêtres : Faites ceci en mémoire de moi [21]; c’est-à-dire faites-​le pour rap­pe­ler mes dou­leurs, mes amer­tumes, mes angoisses, ma mort sur la croix. C’est pour­quoi ce sacre­ment – et ce sacri­fice – est une exhor­ta­tion constante à faire péni­tence en tout temps, et à sup­por­ter les plus grandes souf­frances ; il est aus­si une grave et sévère condam­na­tion de ces plai­sirs que des hommes sans pudeur vantent et exaltent si fort : Toutes les fois que vous man­ge­rez ce pain et boi­rez ce calice, vous annon­ce­rez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne [22].

En outre, si nous recher­chons sérieu­se­ment les causes des maux pré­sents, nous ver­rons qu’ils découlent de ce que la cha­ri­té des hommes entre eux s’est ralen­tie en même temps que se refroidis­sait leur amour pour Dieu. Ils ont oublié qu’ils sont fils de Dieu et frères en Jésus-​Christ ; ils ne se sou­cient que de leurs inté­rêts per­son­nels ; quant aux affaires d’autrui, non seule­ment ils les négligent, mais sou­vent ils les attaquent et s’en emparent. De là, entre les diverses classes de citoyens, des troubles et de fré­quents conflits : l’arrogance, la dure­té et les fraudes, chez les puis­sants ; chez les petits, la misère, l’en­vie et les divisions.

En vain cherche-​t-​on à remé­dier à ces maux par des lois pré­voyantes, par la crainte du châ­ti­ment et par les conseils de la pru­dence humaine. Il faut, comme Nous vous l’avons rap­pe­lé plus d’une fois et plus au long, se pré­oc­cu­per et s’efforcer d’obtenir que les diverses classes de citoyens, par un mutuel échange de bons offices, contractent entre elles une union dont Dieu soit le prin­cipe et qui pro­duise des œuvres conformes à l’esprit fra­ter­nel et à la cha­rité de Jésus-​Christ. Le Christ l’a appor­tée à la terre, et II a vou­lu que tous les cœurs soient embra­sés de cette ver­tu, la seule qui puisse pro­cu­rer, même pour la vie pré­sente, un peu de bon­heur et à l’âme et au corps : par elle, en effet, l’amour immo­dé­ré de soi est réfré­né chez l’homme ; par elle est répri­mé le désir ardent des richesses, qui est la racine de tous les maux [23].

Bien qu’en véri­té on doive faire obser­ver toutes les pres­crip­tions de la jus­tice dans les rap­ports des diverses classes de citoyens, tou­te­fois, c’est sur­tout avec le secours et les tem­pé­ra­ments de la cha­ri­té que l’on pour­ra enfin obte­nir la réa­li­sa­tion et le main­tien dans la socié­té humaine de cette éga­li­té conseillée par saint Paul [24].

Le Christ a vou­lu, en ins­ti­tuant cet auguste sacre­ment, exci­ter l’amour envers Dieu, et par le fait même réchauf­fer l’affection mutuelle entre les hommes. Il est évident, en effet, que celle-​ci dérive natu­rel­le­ment de celle-​là et qu’elle en découle comme spon­tanément. Il est impos­sible qu’elle vienne à man­quer en quoi que ce soit ; bien plus, elle sera néces­sai­re­ment ardente et vigou­reuse, si les hommes consi­dèrent sérieu­se­ment dans ce sacre­ment l’amour du Christ à leur égard : là, sa puis­sance et sa sagesse se manifes­tent avec éclat, et les richesses de son divin amour envers les hommes y sont comme répan­dues [25]. A la vue de l’exemple insigne du Christ nous pro­di­guant tous ses biens, com­bien ne devons-​nous pas nous aimer et nous aider mutuel­le­ment, nous qui sommes unis par des liens fra­ter­nels chaque jour plus étroits !

Ajoutons que les signes consti­tu­tifs de ce sacre­ment sont eux- mêmes des encou­ra­ge­ments très appro­priés à cette union. A ce sujet, saint Cyprien écrit : Enfin, les sacri­fices du Seigneur eux-​mêmes affirment l’u­ni­ver­selle union des chré­tiens entre eux par une cha­ri­té ferme et indis­so­luble. En effet, quand le Seigneur appelle « son corps » le pain for­mé par un assem­blage de grains, il indique l’u­nion de notre peuple ; et quand il appelle « son sang » le vin expri­mé de ces mil­liers de grappes ou grains de rai­sin et for­mant une seule quan­ti­té liquide, il désigne aus­si notre trou­peau for­mé par le mélange d’une mul­ti­tude d’hommes réunis ensemble [26]. De même, le Docteur angé­lique repro­duit la pen­sée d’Augustin [27] en ces termes : Notre-​Seigneur a confié son corps et son sang à ces sub­stances qui sont for­mées de mul­tiples élé­ments rame­nés à un seul corps ; c’est d’a­bord le pain, com­po­sé de nom­breux grains réunis ; c’est ensuite le vin, pro­ve­nant de grains innom­brables ; et c’est pour­quoi Augustin dit ailleurs : Ô sacre­ment de pié­té, ô signe d’u­ni­té, ô lien de cha­ri­té ! [28]

Cette doc­trine est confir­mée par le Concile de Trente, qui enseigne que le Christ a lais­sé à l’Eglise l’Eucharistie « comme le sym­bole de son uni­té et de la cha­ri­té par laquelle II a vou­lu que tous les chré­tiens fussent unis et liés entre eux ; le sym­bole de ce seul corps dont Il fut la tête, et auquel il a vou­lu que nous soyons inti­me­ment atta­chés comme membres par les liens très étroits de la foi, de l’es­pérance et la cha­ri­té. » [29] C’est aus­si ce qu’avait ensei­gné saint Paul : Car nous sommes un seul pain, un seul corps, mal­gré le nombre, nous tous qui par­ti­ci­pons à un seul pain [30]. Et certes, c’est là un très beau et très doux exemple de fra­ter­ni­té chré­tienne et d’égalité sociale, que de voir se pres­ser indis­tinc­te­ment autour des autels le patri­cien et l’homme du peuple, le riche et le pauvre, le savant et l’ignorant, par­ti­ci­pant tous éga­le­ment au même ban­quet céleste.

Que si à bon droit, dans les annales de ses débuts, il revient à l’Eglise une gloire spé­ciale de ce que la mul­ti­tude des croyants n’a­vait qu’un cœur et qu’une âme [31], nul doute, assu­ré­ment, que ce résul­tat si pré­cieux était dû à la fré­quen­ta­tion de la table divine. Nous lisons, eu effet, au sujet des pre­miers chré­tiens : Ils per­sé­vé­raient dans la doc­trine des apôtres et dans le par­tage de la frac­tion du pain [32].

De plus, le bien­fait de la cha­ri­té mutuelle entre les vivants, à laquelle le sacre­ment eucha­ris­tique apporte tant de force et d’ac­croissement, se répand prin­ci­pa­le­ment par la ver­tu du sacri­fice sur tous ceux que com­prend la Communion des Saints. Celle-​ci, per­sonne ne l’ignore, n’est autre chose qu’une com­mu­ni­ca­tion mutuelle de secours, d’expiations, de prières, de bien­faits entre les fidèles, soit ceux qui déjà sont en pos­ses­sion de la patrie céleste, soit ceux qui sont encore condam­nés aux flammes expia­trices, soit enfin ceux qui sont encore voya­geurs sur cette terre, mais qui ne forment tous qu’une seule cité ayant pour chef le Christ et pour forme la charité.

Or, la foi rati­fie ce dogme : bien qu’il ne soit per­mis d’offrir qu’à Dieu seul l’auguste sacri­fice, on peut cepen­dant le célé­brer en l’honneur des saints régnant dans les cieux avec Dieu qui les a cou­ronnés, dans le but de nous conci­lier leur patro­nage et aus­si, comme les apôtres l’ont ensei­gné, afin d’effacer les fautes de nos frères qui, morts dans le Seigneur, n’ont pas encore com­plè­te­ment expié.

Ainsi donc, la cha­ri­té sin­cère, accou­tu­mée à tout faire et à tout souf­frir pour le salut et le bien de tous, jaillit abon­dante, ardente et pleine d’activité de la très sainte Eucharistie ; là, le Christ réside vivant lui-​même ; là, il se livre sur­tout à son amour envers nous ; là enfin, entraî­né par l’élan de sa divine cha­ri­té, il renou­velle sans cesse son sacri­fice. Ainsi il est facile de voir à quelle source les hommes apos­to­liques ont pui­sé leur force pour leurs durs labeurs, et d’où les ins­ti­tu­tions catho­liques, si nom­breuses et si diverses qui ont bien méri­té de la famille humaine, tirent leur ins­pi­ra­tion, leur puis­sance, leur per­pé­tui­té et leurs heu­reux résultats.

Ces quelques ensei­gne­ments à pro­pos d’un sujet si vaste seront, Nous n’en dou­tons pas, féconds en fruits de salut pour le peuple chré­tien si par vos soins, Vénérables Frères, ils sont en temps oppor­tun expo­sés et recom­man­dés. Mais ce sacre­ment est si grand et si abon­dant en toutes sortes de ver­tus, que per­sonne ne pour­ra jamais ni en célé­brer assez élo­quem­ment les louanges, ni par ses ado­ra­tions l’honorer comme il le mérite. Soit qu’on le médite avec pié­té, soit qu’on l’adore dans les céré­mo­nies offi­cielles de l’Eglise, soit sur­tout qu’on le reçoive avec la pure­té et la sain­te­té requises, il doit être esti­mé comme le centre d’une vie chré­tienne aus­si com­plète qu’elle peut l’être : tous les autres modes de pié­té, quels qu’ils soient, conduisent et abou­tissent en der­nière ana­lyse à l’Eucharistie.

Mais c’est sur­tout dans ce mys­tère que se réa­lise et s’accomplit chaque jour la bien­veillante invi­ta­tion et la pro­messe plus bien­veillante encore du Christ : Venez à moi, vous tous qui êtes fati­gués et qui êtes char­gés, et je vous sou­la­ge­rai [33].

Ce mys­tère, enfin, est comme l’âme de l’Eglise ; c’est vers lui que s’élève la plé­ni­tude même de la grâce sacer­do­tale par les divers degrés des Ordres. C’est là encore que l’Eglise puise et pos­sède toute sa ver­tu et toute sa gloire, tous les tré­sors des grâces divines et tous les biens : aus­si consacre-​t-​elle les plus grands soins à dis­poser et à ame­ner les esprits des fidèles à une intime union avec le Christ par le moyen du sacre­ment de son Corps et de son Sang ; c’est pour le même motif qu’elle cherche à le faire véné­rer encore davan­tage par l’éclat des céré­mo­nies les plus saintes.

La per­pé­tuelle sol­li­ci­tude déployée à ce sujet par l’Eglise notre Mère est magni­fi­que­ment mise en relief par une exhor­ta­tion publiée au saint Concile de Trente, qui res­pire une cha­ri­té et une pié­té admi­rables et mérite vrai­ment que Nous la trans­met­tions intégra­lement au peuple chré­tien : « Le Saint Concile aver­tit avec une affec­tion pater­nelle, exhorte, prie et conjure, par les entrailles de la misé­ri­corde de notre Dieu, tous et cha­cun de ceux qui portent le nom de chré­tiens de s’unir enfin et de vivre en bonne har­mo­nie dans ce signe de l’unité, dans ce lien de la cha­ri­té, dans ce sym­bole de concorde ; de se sou­ve­nir de la si grande majes­té et du si admi­rable amour de Jésus-​Christ Notre-​Seigneur qui a don­né son âme bien- aimée comme prix de notre salut et qui nous a lais­sé son corps comme nour­ri­ture ; de croire et de véné­rer ces mys­tères sacrés du corps et du sang du Christ avec une foi si constante et si ferme, avec une dévo­tion, une pié­té et un res­pect tels qu’ils puissent fré­quem­ment rece­voir ce pain super­sub­stan­tiel, que celui-​ci soi, vrai­ment la vie de leurs âmes et la san­té per­pé­tuelle de leurs cœurs, et que, for­ti­fiés par cet ali­ment, ils puissent, au sor­tir de cette misé­rable vie, par­ve­nir à la céleste patrie où ils se nour­ri­ront sans voile de ce Pain des anges qui ne leur est dis­tri­bue mainte­nant que sous les voiles sacrés. » [34]

L’histoire nous atteste, elle aus­si, que la vie chré­tienne fut sur­tout flo­ris­sante dans le peuple aux époques où l’Eucharistie était reçue plus fré­quem­ment. Par contre, et c’est un fait non moins cer­tain, on s’habitua à voir la vigueur de la foi chré­tienne s’affaiblir sen­si­ble­ment à mesure que les hommes négli­geaient le pain céleste et pour ain­si dire en per­daient le goût. Pour que cette foi ne dis­parût pas com­plè­te­ment, Innocent III, au Concile de Latran, prit une mesure très oppor­tune en fai­sant à tout chré­tien une obliga­tion très grave de ne pas s’abstenir de la com­mu­nion du Corps du Seigneur au moins à l’occasion des solen­ni­tés pas­cales. Mais il est évident que ce pré­cepte fut don­né à regret et comme remède extrême : car l’Eglise a tou­jours dési­ré qu’à chaque sacri­fice les fidèles pussent par­ti­ci­per à ce ban­quet divin. « Le Saint Concile sou­hai­te­rait qu’à chaque messe les fidèles pré­sents ne fissent pas seule­ment la com­mu­nion spi­ri­tuelle, mais encore qu’ils vinssent rece­voir sacra­men­tel­le­ment l’Eucharistie : ain­si les fruits de ce Très Saint Sacrifice décou­le­raient plus abon­dants sur eux. » [35]

En tant que sacri­fice, ce mys­tère très auguste répand non seu­lement sur chaque homme, mais sur tout le genre humain, une très grande abon­dance de fruits de salut : aus­si l’Eglise a‑t-​elle cou­tume de l’offrir assi­dû­ment pour le salut du monde entier. Il convient que tous les pieux chré­tiens s’efforcent d’ac­croître de plus en plus l’estime et le culte de ce sacri­fice : et de nos jours cela est néces­saire plus que jamais. Aussi voulons-​Nous que ses ver­tus mul­tiples soient connues plus par­fai­te­ment et médi­tées plus attentivement.

Les prin­cipes sui­vants sont mani­fes­te­ment recon­nus par les lumières natu­relles de la rai­son : Dieu créa­teur et conser­va­teur pos­sède sur les hommes, soit à titre pri­vé soit au point de vue public, un pou­voir suprême et abso­lu ; tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons de bon, indi­vi­duel­le­ment et dans la socié­té, nous vient de la libé­ra­li­té divine ; en retour, nous devons témoi­gner à Dieu le plus grand res­pect comme à notre maître, et une très vive recon­nais­sance comme à notre prin­ci­pal bien­fai­teur. Et cepen­dant, aujourd’­hui, com­bien compte-​t-​on d’hommes qui pra­tiquent et observent ces devoirs avec la pié­té qui convient ? S’il y eut jamais une époque qui affi­cha l’es­prit de révolte contre Dieu, c’est assu­ré­ment celle-​ci, où de nou­veau reten­tissent plus fort contre le Christ ces cris impies : « Nous ne vou­lons pas que celui-​ci règne sur nous » [36], et ces paroles cri­mi­nelles : « Arrachons-​le du milieu de nous. » [37] Et il en est même qui s’acharnent avec une impé­tueuse vio­lence à ban­nir défi­ni­ti­ve­ment Dieu de toute socié­té civile et consé­quem­ment de toute asso­cia­tion humaine.

Bien qu’un tel degré de démence scé­lé­rate ne se mani­feste point par­tout, il est tou­te­fois triste de voir com­bien ont oublié la divine Majesté, ses bien­faits et sur­tout le salut que nous a acquis le Christ. Mais main­te­nant une telle per­ver­si­té ou une telle insou­ciance doivent être répa­rées par un redou­ble­ment d’ardeur de la pié­té com­mune envers le sacri­fice eucha­ris­tique : rien ne peut davan­tage hono­rer Dieu ni lui être plus agréable. Divine, en effet, est la vic­time qui est immo­lée : par elle donc nous ren­dons à l’auguste Trinité tout l’hon­neur qu’exige son immense digni­té ; nous offrons aus­si à Dieu le Père un holo­causte d’un prix et d’une dou­ceur infi­nis, son Fils unique ; d’où il résulte que non seule­ment nous ren­dons grâces à sa bien­veillance, mais que nous nous acquit­tons entiè­re­ment à l’égard de notre bienfaiteur.

De ce si grand Sacrifice nous pou­vons et nous devons recueillir encore un double fruit des plus pré­cieux. La tris­tesse enva­hit l’es­prit de qui réflé­chit à ce déluge de tur­pi­tudes qui s’est répan­du par­tout après que la puis­sance divine eut été, comme Nous l’avons dit, lais­sée de côté et mépri­sée. Le genre humain semble, en grande par­tie, appe­ler sur lui la colère du ciel ; du reste, cette mois­son d’œuvres cou­pables qui se lève est mûre elle-​même pour la juste répro­ba­tion de Dieu. Il faut donc exci­ter les fidèles pieux et zélés à s’efforcer d’apaiser Dieu qui punit les crimes et d’obtenir pour un siècle de cala­mi­tés des secours oppor­tuns. Sachons que ces résul­tats doivent être deman­dés sur­tout par ce Sacrifice. Car nous ne pou­vons satis­faire plei­ne­ment les exi­gences de la divine jus­tice ni obte­nir en abon­dance les bien­faits de la clé­mence divine, que par la ver­tu de la mort du Christ. Il a vou­lu que cette ver­tu d’expiation et de prière demeu­rât entière dans l’Eucharistie : celle-​ci n’est pas une vaine et simple com­mé­mo­ra­tion de sa mort, mais en est la repro­duc­tion véri­table et mer­veilleuse, bien que mys­tique et non sanglante.

D’ailleurs, Nous éprou­vons une grande joie, il Nous plaît de le décla­rer, de voir qu’en ces der­nières années les âmes des fidèles ont com­men­cé à se renou­ve­ler dans l’amour et la dévo­tion envers le sacre­ment de l’Eucharistie, ce qui Nous fait espé­rer des temps et des évé­ne­ments meilleurs. Dans ce but, comme Nous l’avons remar­qué au début de cette Lettre, des œuvres nom­breuses et variées se sont éta­blies par une pié­té intel­li­gente, notam­ment les confré­ries, fon­dées soit pour accroître l’éclat des céré­mo­nies eucha­ristiques, soit pour ado­rer per­pé­tuel­le­ment, jour et nuit, l’auguste Sacrement, soit enfin pour répa­rer les insultes et les injures qui lui sont faites. Toutefois, Vénérables Frères, il ne Nous est pas per­mis, ni à vous non plus, de nous repo­ser sur ce qui a été accom­pli : car il reste bien davan­tage à faire et à entre­prendre pour que ce pré­sent, de tous le plus divin, reçoive, de ceux-​là mêmes qui pra­tiquent les devoirs de la reli­gion chré­tienne, des hom­mages plus nom­breux et plus écla­tants, et pour qu’un si grand mys­tère soit hono­ré le plus digne­ment possible.

C’est pour­quoi il faut per­fec­tion­ner avec une ardeur de jour en jour plus vigou­reuse les œuvres entre­prises, faire revivre, là où elles auraient dis­pa­ru, les anciennes ins­ti­tu­tions, entre autres les confré­ries eucha­ris­tiques, les sup­pli­ca­tions au Saint Sacrement expo­sé aux ado­ra­tions des fidèles, les pro­ces­sions solen­nelles et triom­phales faites en son hon­neur, les pieuses génu­flexions devant les divins taber­nacles et toutes les autres saintes et très salu­taires pra­tiques du même genre ; il nous faut en outre entre­prendre tout ce qu’en cette matière peuvent nous sug­gé­rer la pru­dence et la pié­té. Mais il faut sur­tout s’efforcer de faire revivre en une large mesure dans les nations catho­liques le fré­quent usage de l’Eucha­ristie. C’est ce qu’enseignent l’exemple de l’Eglise nais­sante, rap­pelé plus haut, les décrets des Conciles, l’autorité des Pères et des hommes les plus saints de toutes les époques. Comme le corps, l’âme a sou­vent besoin de nour­ri­ture : or, la Sainte Eucharistie lui offre l’aliment de vie par excel­lence. C’est pour­quoi il faut dis­siper les pré­ju­gés des adver­saires, les vaines craintes d’un grand nombre, et abso­lu­ment écar­ter les rai­sons spé­cieuses de s’abstenir de la com­mu­nion. Car il s’agit d’une dévo­tion qui, plus qu’une autre, sera utile au peuple chré­tien, soit pour détour­ner notre siècle de son inquiète sol­li­ci­tude pour les biens péris­sables, soit pour faire renaître et entre­te­nir constam­ment en nos âmes l’esprit chrétien.

Sans nul doute, les exhor­ta­tions et les exemples don­nés par les classes éle­vées, sur­tout le zèle et l’activité du cler­gé, y contri­bue­ront puis­sam­ment. En effet, les prêtres, que le Christ Rédempteur a char­gés d’accomplir et de dis­pen­ser les mys­tères de son Corps et de son Sang, ne peuvent assu­ré­ment mieux le remer­cier du très grand hon­neur qu’ils ont reçu, qu’en s’efforçant de déve­lop­per de tout leur pou­voir la gloire eucha­ris­tique de Jésus-​Christ, et, sui­vant les dési­rs de son Cœur très saint, d’inviter et d’attirer les âmes des hommes aux sources salu­taires d’un si auguste sacre­ment et d’un si grand sacrifice.

Puissent, c’est Notre bien vif désir, les fruits excel­lents de l’Eu­charistie deve­nir chaque jour plus féconds en heu­reux résul­tats pour l’accroissement de la foi, de l’espérance, de la cha­ri­té, en un mot de toutes les ver­tus chré­tiennes, et par là gué­rir et faire pro­gres­ser la socié­té elle-​même. Plaise au ciel de rendre de plus en plus écla­tants les des­seins de la très pré­voyante cha­ri­té de Dieu qui a ins­ti­tué et per­pé­tué un tel mys­tère pour la vie du monde.

Fortifié par cette espé­rance, Vénérables Frères, comme gage des faveurs divines et comme preuve de Notre affec­tion, Nous vous accor­dons de tout cœur la béné­dic­tion apos­to­lique à cha­cun de vous, à votre cler­gé ain­si qu’à votre peuple.

Donné à Rome, près de Saint-​Pierre, le 28 mai, la veille de la fête du Très Saint Sacrement, en l’année 1902, de Notre Pontificat la vingt-cinquième.

LÉON XIII, PAPE.

Source : Lettres Apostoliques de S.S. Léon XIII, t. 6, p. 294, Maison de la Bonne Presse, Paris, rue Bayard

Notes de bas de page
  1. S. Jean, vi, 52.[]
  2. S. Jude, 10[]
  3. S. Jean, vi, 52.[]
  4. Ib, x, 10.[]
  5. Tit. iii, 4.[]
  6. S. Jean, iv, 14.[]
  7. Ib., iv, 27.[]
  8. Ib., 48.[]
  9. Ib., 52.[]
  10. Ib., 54.[]
  11. Conf. liv. VIII, ch. x.[]
  12. Ps., cx, 4–5.[]
  13. Ephes. i, 9–10.[]
  14. Ibid., i, 11.[]
  15. Sap., i, 4.[]
  16. De diver­tis quæs­tio­ni­bus LXXXIII, quæst. xxx­vi.[]
  17. Liv. IV, ch. ii, sur saint Jean, vi, 57.[]
  18. Zach. ix, 17.[]
  19. S. Jean, vi. 55.[]
  20. S. Th. d’Aq. Opusc. LVIII. Office de la fête du Saint Sacrement.[]
  21. S. Luc, xxii, 52.[]
  22. I Cor., xi, 26.[]
  23. Tim. vi, 10.[]
  24. II Cor. viii, 14.[]
  25. Conc. Trid. sess. XIII. De Euch., cap. ii.[]
  26. Ep. 69, ad Magnum, n. 5.[]
  27. Tract. XXVI. in Joan., n. 13, 17.[]
  28. Summa Theol., IIIa p. q. lxxix, a. 1.[]
  29. Sess. XIII, De Euch., c. ii.[]
  30. I Cor. x, 17.[]
  31. Act. iv, 32.[]
  32. Act. ii, 42.[]
  33. Matth., xi, 28.[]
  34. Sess. XIII, De Euch., c. viii.[]
  35. Conc. Trid., sess. XXII, c. vi.[]
  36. Luc. xix, 14.[]
  37. Jer. xi. 19.[]