Les époux doivent considérer à la lumière de la justice chrétienne et de la charité leurs relations avec les personnes attachées au service de leur maison. En cette audience du 22 juillet le Saint-Père entreprend d’illustrer ce point important des rapports sociaux et il poursuivra son exposé les 5 et 19 août :
I. – Patrons et domestiques.
Cette maison du Père commun des fidèles où vous êtes réunis, chers jeunes époux, est une maison de foi. La colline où elle s’élève, ses murs, ses tableaux, ses souvenirs, son histoire vous parlent de foi ; et c’est la foi qui vous a inspirés de venir ici, c’est la foi qui vous y a conduits. C’est dans la foi du Christ que vous avez scellé votre union ; c’est dans la foi du Christ que vous êtes venus auprès de Nous, non pas dans la simple pensée d’accomplir un acte de piété filiale, mais aussi dans l’espoir que Notre parole vous éclairera sur la route de vos nouvelles obligations et que le secours de Notre bénédiction vous donnera la force d’en porter dignement les charges. Parmi les nombreuses responsabilités qui vous incombent dans la vie conjugale et familiale, il y en a plusieurs que Nous avons déjà examinées et exposées, et d’autres le seront plus tard. Ce que Nous avons dit aux jeunes époux qui vous ont précédés à ces audiences, Nous voudrions vous exhorter à le méditer en esprit de foi et de confiance ; et Nous vous exhortons de même à lire ce que Nous dirons, s’il plaît à Dieu, à ceux qui viendront après vous. Pour aujourd’hui, Nous avons l’intention de vous entretenir d’un sujet trop souvent méconnu de notre temps, mais qu’il est important et nécessaire de considérer en lui-même et dans ses conséquences.
La rapide évolution sociale a pénétré jusque dans les foyers.
Vous êtes jeunes, vous appartenez plus au présent et à l’avenir qu’au passé : c’est là le privilège, la fierté des jeunes. Vous contemplez le présent, mais l’histoire avant vous a fait bien du chemin. Depuis plus d’un siècle, les conditions et les relations sociales ont changé et se sont transformées avec une rapidité toujours croissante : le retour périodique des guerres et des bouleversements universels en a précipité l’évolution, et cette évolution a pénétré jusque dans les foyers. D’une part, il est plus rare de rencontrer des familles qui ont un nombre considérable de personnes à leur service ; d’autre part, les familles que la nécessité contraint de recourir au travail d’autrui se sont multipliées. Sans vouloir parler des maisons nobles et aisées, vous voyez bien des mères de famille que leurs occupations retiennent une grande partie du jour loin de leur foyer et qui sont obligées de solliciter, au moins pour quelques heures, le service et la vigilance d’autrui.
Ne méprisons pas la condition de serviteur puisqu’envers Dieu c’est la condition du Christ et notre vie à tous.
N’allez pas croire, bien-aimés fils et filles, que la nature humaine doive considérer ces travaux au service d’autrui comme une vie d’humiliations et de mépris. Il se cache dans la modeste condition de serviteur un grand mystère divin. Dieu est le souverain et unique maître de l’univers : nous sommes tous ses serviteurs, sans en excepter Jésus-Christ. En effet, « bien qu’il fût dans la condition de Dieu, il s’est anéanti lui-même en prenant la condition d’esclave, en se rendant semblable aux hommes, et reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui ; il s’est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom et qui est notre salut » (Philip., ii, 7 et ss. ; Actes iv, 12). Aussi le Christ n’a‑t-il pas hésité à affirmer que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir (Matth., xx, 28). Ne voyez-vous pas en lui la sublime réalisation de cette parole que « celui qui s’humilie sera exalté » ? Mais pourquoi donc ? Parce que servir Dieu, c’est régner, et que la vie, c’est de le connaître. Connaître, aimer et servir Dieu, n’est-ce point là, comme l’enseigne le catéchisme, le but de toute notre vie ? Nous sommes tous des serviteurs de Dieu. Nous-même Nous ne sommes dans cette haute charge que le servus servorum Dei, le serviteur des serviteurs de Dieu. Et vous, à votre foyer domestique, vous servez Dieu par la propagation du genre humain, par la propagation des enfants de Dieu, et votre service va même jusqu’à l’héroïsme de la maternité. On sert Dieu, on sert le Christ, on sert la religion, on sert la patrie, on sert les supérieurs, on sert les inférieurs, on sert le prochain. Nous sommes tous les serviteurs de la Providence, qui dirige et ordonne dans le gouvernement du monde toute chose à sa divine gloire, même le mal ici-bas qui bouleverse l’homme, les peuples et les nations. Qu’est-ce que le monde, sinon le champ où sur tous ses travailleurs, serviteurs obéissants ou rebelles, Dieu fait briller son soleil et descendre sa pluie ? (cf. Matth., v, 45). Qu’est-ce que l’Eglise, sinon la maison de Dieu où, selon l’expression de saint Paul, « vous n’êtes plus des étrangers ni des hôtes de passage, mais des concitoyens des saints et des familiers de Dieu », et domestici Dei ? (Eph., ii, 19).
La famille chrétienne est une image de l’Eglise, un sanctuaire domestique. Les enfants y vivent avec leurs parents, les domestiques et servantes avec les enfants, mais dans une situation spéciale envers leurs patrons et patronnes. Par l’origine et par le sang, ils ne sont certes pas de la famille ; ils ne le sont point non plus par une adoption légale proprement dite ; on peut toutefois considérer comme une sorte d’adoption leur admission dans la même maison pour vivre sous le même toit et devenir les continuels témoins de l’intimité familiale. Mais la vie d’un domestique ou d’une servante chrétienne n’a‑t-elle pas, dans un foyer chrétien, sa modeste et discrète beauté ? Cette vie même, il est vrai, est devenue plutôt rare, mais elle n’est pas entièrement disparue de l’histoire et de notre temps. Il est donc opportun de vous la signaler, afin que vous appreniez à l’admirer et à l’aimer et que s’éveille ainsi en votre cœur le noble désir de la faire refleurir dans la société.
Ce n’est plus la dure condition des esclaves de l’antiquité, car la distinction entre patrons et domestiques s’adoucit.
Il n’est pas dans Notre intention d’évoquer la dure histoire des esclaves de l’antiquité. Il suffit de rappeler, croyons-Nous, que dans l’empire romain lui-même – malgré les adoucissements que la législation et le sens pratique de ce grand peuple avaient au cours des âges introduits dans les mœurs publiques – la condition et la vie des esclaves étaient souvent bien misérables. Dans la littérature de cette époque résonne encore comme un écho la voix irritée des matrones et les lamentations de leurs esclaves. On connaît l’épisode de l’élégante dame qui, pour une seule boucle trop hardie, frappe du nerf de bœuf la malheureuse Psecas qui lui arrangeait les cheveux [1]. On connaît aussi l’épisode de Lallagé : pour une seule boucle – unus de toto peccaverat orbe comarum anulus – pour une pauvre petite boucle que rendait disgracieuse une épingle mal fixée, elle frappa du miroir qui lui révélait ce défaut la coiffeuse Plecusa, laquelle en mourut [2]. Si la colère de la femme païenne fut plus tard adoucie, c’est avant tout l’œuvre du christianisme, qui a pour Chef et pour Maître un Dieu doux et humble de cœur.
Seulement la distinction entre patrons et serviteurs n’a pas disparu de la société familiale. Entrant pour la première fois en service – et souvent cette prise de contact avec une vie nouvelle revêtait une importance particulière – ces jeunes gens, ces jeunes filles, qui n’étaient encore parfois que des adolescents, appartenaient peut-être à une famille paysanne nombreuse, honnête, estimée dans sa région. Ils avaient vu dans le domaine paternel des domestiques et des servantes respectueux et respectés aider leurs parents dans des travaux encore trop pénibles pour leur âge. En attendant, on avait jugé bon de les envoyer en ville et de les y mettre en service : il y gagneraient leur vie, ce milieu élargirait leur horizon, leur vie s’ouvrirait à un avenir plus favorable, à une situation meilleure. Le cœur gros et inquiet, quittant leur maison, leur paroisse, ils ont écouté les conseils et les admonitions pleines de sagesse et de foi de leurs parents ; on leur a recommandé la fidélité à Dieu et à leurs maîtres. Et ils sont venus chez ces patrons, en compagnie parfois de leur père ou de leur mère, qui déléguaient en quelque sorte à ces maîtres une part de leur propre autorité et de leur sollicitude paternelle ou maternelle.
Cet accueil d’adolescents, de jeunes gens, dans une nouvelle famille, n’est-ce pas, ainsi que Nous l’avons déjà dit, une sorte d’adoption ? Mais quelle responsabilité assument les patrons à qui un père ou une mère viennent confier leur enfant ! C’est une responsabilité qui engage leur conscience devant Dieu et devant les hommes et qui leur impose l’obligation de concilier une autorité paternelle douce et pleine de sollicitude avec une fermeté suffisante pour maintenir, comme il convient, ces « domestiques » dans l’attitude et dans l’esprit particuliers à leur condition.
La sollicitude du centurion de l’Evangile pour son serviteur.
Est-il chose plus émouvante que la scène du serviteur malade du centurion, relatée dans l’Evangile ? Un centurion avait un serviteur malade et sur le point de mourir, un serviteur très cher. Ayant entendu parler de Jésus, il lui envoie des anciens pour le prier de venir guérir son serviteur. Jésus s’en va donc avec eux. Mais alors qu’il n’était déjà plus éloigné de la maison, le centurion lui envoie dire par des amis : « Seigneur, ne vous dérangez point, je ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit. Mais dites seulement une parole et mon serviteur sera guéri. » Et en effet, à leur retour chez le centurion, ils trouvèrent le serviteur guéri (cf. Luc, vii, 2 et ss.). Admirez la sollicitude du centurion pour son serviteur, mais admirez surtout l’amour du Christ, qui console tous ceux qui recourent à lui dans la peine et dans l’angoisse.
Si un païen nous donne un si bel exemple, quels lumineux modèles ne nous fournirait pas l’histoire des familles chrétiennes ! Parcourez-en les pages, et vous verrez au cours des siècles, plus fréquemment que vous ne pensez, la maîtresse de maison accueillir la petite servante inexpérimentée, maladroite, hésitante et rude, avec une sollicitude toute maternelle, comme si c’était sa propre fille ; vous la verrez l’aider, la développer, l’affiner et l’éclairer, sans toucher en rien à cette simplicité, à cette ingéniosité, à cette innocence qui font toute la grâce d’une enfant qui vient de la campagne et qui franchit le seuil d’une famille aisée de la ville. Vous verrez le soir cette enfant répondre avec les autres aux prières que récite le père de famille ; vous la verrez, dans sa timidité, tout émue au souvenir des prières que les siens adressent à Dieu à la même heure dans son village.
Quand l’esprit chrétien des serviteurs répond à la vie chrétienne des familles
Lorsque, dans un dévouement à toute épreuve, l’esprit chrétien des serviteurs correspond à l’esprit chrétien des patrons, c’est un spectacle à ravir les anges. En cette mutuelle attitude chrétienne, la foi élève le patron sans abaisser le serviteur : elle les met sur le même pied devant Dieu, en cette communion ‑d’esprit que manifeste le soin de chacun à remplir ses devoirs propres. Rien qu’à voir, non seulement dans les pièces les plus fréquentées, mais jusque dans les dernières chambres de service, briller toute chose, rien qu’à voir l’ordre et la propreté la plus soigneuse marquer d’un cachet de noblesse les plus obscurs recoins que personne ne distingue, mais qui n’en font pas moins partie de la maison, on se représente avec quelle amoureuse attention la servante accomplit son humble et pénible travail, sa tâche monotone, tous les jours la même, et reprise tous les jours avec la même ardeur, car c’est le propre de son labeur de recommencer à chaque fois que le jour se lève. Vingt fois peut-être interrompue dans son travail, vingt fois appelée, elle courra à la porte pour l’ouvrir et pour accueillir tout le monde avec le même empressement, la même déférence, le même respect, prête à rentrer dans l’ombre, sereine et joyeuse, et à poursuivre sa tâche avec une tranquille fierté et un zèle assidu. Regardez-la, et vous verrez resplendir en ses vertus les vertus de ses maîtres. Est-ce que par hasard la vertu n’aurait point, elle aussi, sa splendeur ? Cette jeune fille, cette servante, qui retrouve et goûte dans la paix d’une bonne famille chrétienne le parfum d’un sanctuaire domestique, se sentira à son tour puissamment encouragée au bien par l’affectueuse bienveillance qui l’entoure, et les années ne feront que développer et renforcer son dévouement et attachement à ses maîtres et à leur maison.
… il en naît une mutuelle affection qui devient avec l’âge une sorte de parenté.
Qu’il est beau de voir plus tard ces domestiques et ces servantes qui ont grandi au foyer de leurs patrons, prodiguer leurs soins et leur respectueuse tendresse aux berceaux qui viennent égayer la maison ! Alors, la sollicitude et la bienveillance des patrons deviennent de la confiance envers le domestique et la servante qui exercent sur les enfants, sans jamais en abuser, sans jamais se départir d’une discrète réserve, la surveillance qu’on leur a confiée. Et ces enfants une fois devenus des adolescents, devenus des hommes, vous les trouverez pleins de reconnaissance et d’égards pour ces domestiques âgés et chenus qui ont déjà été au service des aïeuls et des parents et qui ont vu naître une ou deux générations.
Elles s’envolent, les années : patrons et serviteurs vieillissent, les rides sillonnent les fronts, les cheveux tombent ou blanchissent, les épaules se voûtent, et voici l’âge des infirmités et des épreuves. Il semble alors qu’entre patrons et serviteurs les liens se resserrent toujours davantage et que le service se change en une sorte d’amitié, comme entre deux voyageurs fatigués qui s’appuient l’un sur l’autre afin de poursuivre leur marche ensemble sur le chemin de la vie.
Nous-même gardons le souvenir de plusieurs exemples de ce genre que Nous avons connus ou dont Nous avons eu l’occasion de lire le récit, et il ne vous déplaira peut-être pas que Nous en évoquions l’un ou l’autre. Une servante qui avait été durant cinquante ans au service de la même famille et qui voyait ses patrons tombés dans l’indigence, estima que sa longue fidélité lui avait conféré non pas des droits, mais des devoirs de parenté, et elle leur offrit, sans accepter en retour aucune garantie, toute son épargne pour les tirer d’embarras. Une autre servante, qui avait également à son actif un demi-siècle de services, résolut de n’être plus à charge à une famille durement éprouvée par la guerre : elle se dévoua entièrement au service de « Madame » devenue pauvre et malade ; et lorsque mourut sa maîtresse, elle voulut pour sa patronne d’hier un monument funéraire digne de la fortune perdue et elle donna à cette fin la somme qu’elle avait reçue d’une société de bienfaisance[3].
Cette union peut atteindre l’héroïque charité d’un martyre commun.
Des exemples plus hauts encore, des exemples où resplendit avec la charité chrétienne l’union des patrons et des serviteurs dans la confession de la foi, dans le martyre, vous en trouverez dans l’histoire des premiers siècles du christianisme. Voici Agathodore, domestique de saint Papilus et de sa sœur Agathonica, martyrisés ensemble à Pergame[4]. Voici, à Alexandrie, le vieillard saint Julien que l’infirmité empêche de marcher et qui se fait porter au tribunal par deux serviteurs ; si l’un d’eux malheureusement renia sa foi, l’autre, Enus, fut l’héroïque compagnon de son maître dans les tourments du martyre[5]. Voici les illustres martyres de Carthage, Vibia Perpétue et sa servante Félicité : exposées toutes deux aux bêtes, toutes deux grièvement blessées, elles moururent ensemble d’un coup de poignard à la gorge, victimes pour le Christ[6]. Nous ne pouvons non plus passer sous silence l’héroïque servante Blandine, morte durant la persécution de Lyon en 177 : alors que sa patronne craignait que cette tendre et frêle enfant fût incapable de persévérer dans la confession de la foi chrétienne, Blandine non seulement supporta avec joie les plus cruels supplices, mais exhorta et encouragea à la constance dans la foi le jeune Ponticus, âgé de 15 ans [7].
Les guerres, les révolutions, les privations mettent aujourd’hui sous nos yeux des héros et des héroïnes non moins admirables de foi et de charité. Si ces nobles héroïsmes se sont faits plus rares, il faut qu’ils revivent. Priez, veillez, travaillez ; faites de votre maison un foyer où ceux qui entrent et qui vous offrent leurs services respirent et boivent l’air le plus pur. Votre œuvre alors resplendira comme le joyau d’un diadème, dans la restauration de la société chrétienne, dans cette société où l’apôtre Paul nous dit qu’il n’y a plus, sous le nom de patrons et de serviteurs, que la sainte et immense famille des enfants de Dieu (cf. Gal., iii, 26–28).
Afin que vous adressiez à Dieu d’humbles prières pour l’accomplissement d’une œuvre aussi méritoire et que vous lui présentiez vos vœux avec la conviction qu’il n’y a que lui qui vous puisse éclairer et guider, Nous vous donnons, chers jeunes époux, de toute l’affection de Notre cœur la Bénédiction apostolique.
Source : Documents Pontificaux de S. S. Pie XII, Édition Saint-Augustin Saint-Maurice. – D’après le texte italien de Discorsi e Radiomessaggi, t. IV, p. 151 ; cf. la traduction française des Discours aux jeunes époux, t. II, p. 189.